Pays et villes

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STRASBOURG

Mirbeau s’est rendu au moins deux fois à Strasbourg, au printemps 1883 et en mai  1905, la première fois en train, la seconde dans son automobile Charron, la fameuse 628-E8, au terme de sa traversée de la Belgique, de la Hollande et de l’Allemagne. Peut-être y a-t-il eu auparavant une première visite, si on accorde foi à La 628-E8, où il prétend y être déjà venu en 1876, mais ce genre d’affirmation est à prendre avec moultes précautions, dans un récit qui n’a aucune prétention à la vérité historique et qui fourmille d’anecdotes controuvées ou fantaisistes. Dans un pays traumatisé par la débâcle de 1870 et qui, prétendent les nationalistes, attend impatiemment « la Revanche » qui permettrait de récupérer l’Alsace-Lorraine, le voyage à Strasbourg n’est pas indifférent et le reporter est attendu au tournant.

Mirbeau a rendu compte de son premier séjour dans les colonnes du Gaulois d’Arthur Meyer, auquel il collabore encore, à la veille du lancement des Grimaces. Ce qui l’a frappé, c’est , d’une part, la massive occupation militaire et l’omniprésence des uniformes, et, d’autre part, l’inexorable progression de la germanisation de la ville : « Aujourd’hui Strasbourg est bien allemande. L’invasion germanique est terrible et complète. [...] Les Français en masse ont déserté. Seuls sont restés les pauvres diables. [...] L’œuvre de germanisation s’étend de jour en jour. » Ce que disant, il se montre peu sensible à la propagande nationaliste selon laquelle les Alsaciens seraient tous restés Français de cœur. Il aggrave encore son cas quand il contemple, avec une admiration non feinte, le nouveau quartier universitaire et qu’il se risque à pronostiquer que « la force pacifique » puisse achever prochainement, « à coups de paroles et d’exemples » le travail commencé par « la force brutale à coups d’obus et de boulets » (« Notes de voyage », Le Gaulois, 8 juin 1883).

Vingt-deux ans plus tard, il ne reconnaît pas la ville et, transgressant encore plus vigoureusement les interdits des revanchards, il applaudit à son embellissement : « À l'exception du quartier de la cathédrale, et de ce vieux quartier si pittoresque qu'on appelle la petite France, rien d'autrefois n'est resté. Et encore, ces derniers vestiges, où nous nous retrouvons, vont bientôt disparaître. La pioche y est déjà. Aujourd'hui Strasbourg est une ville magnifique, spacieuse, et toute neuve, la ville des belles maisons blanches et des balcons fleuris. Nous n'en avons pas une pareille en France. Les larges voies des nouveaux quartiers, luisantes comme des parquets suisses, les universités monumentales, tous ces palais élevés à l'honneur des lettres, des sciences, et des armes aussi, par lesquels l'Allemagne s'est enfoncée jusqu'au plus profond du vieux sol français, ces jardins merveilleux, ce commerce actif qui, partout, s'épanouit en banques énormes, en boutiques luxueuses, et cette armée formidable qui veille sur tout cela, doivent faire réfléchir bien douloureusement ceux qui gardent encore, au cœur, d'impossibles espérances. Ah ! je plains le pauvre Kléber qui assiste, sur sa place, impuissant et en bronze, au développement continu d'une cité à qui il a suffi d'infuser du sang allemand pour qu'elle acquît aussitôt cette force et cette splendeur. Telle fut, au moins, ma première impression. »

Certes, il reconnaît qu’un voyageur de passage peut être dupé par les apparences. Aussi prétend-il recueillir les confidences d’un Alsacien « très intelligent » et « qui ne se paie pas de mots ». Lequel s’empresse de confirmer que « Strasbourg est complètement germanisée », que seules « quelques familles bourgeoises résistent encore » et que les prêtres catholiques, si influents en Alsace, sont devenus « agressivement allemands ». Bien sûr, force lui est de reconnaître qu’« il y a bien de la misère », ou plutôt, « pour ne rien exagérer, bien de la gêne », que les prix et les impôts sont élevés, que les fonctionnaires allemands ne sont pas toujours bien commodes, et donc que « nous ne sommes pas très heureux ». Mais, selon lui, rien n’a vraiment changé pour les Alsaciens : « Moralement, politiquement, nous restons, sous l'autorité de l'Allemagne, ce que nous étions sous celle de la France: soumis, passifs, et mécontents ». Si  « l'Alsacien déteste les Allemands », ce serait une « grave erreur » que d’en conclure « qu'il adore les Français » Et le vieil Alsacien d’ajouter quelques phrases éminemment transgressives : « Peut-être, de devenir Allemands, y avons-nous gagné un peu de dignité humaine... [...]  Oui, les Allemands nous ont appris la propreté et l'hygiène, ce qui n'est pas négligeable, et l'insouciance de l'avenir, ce qui nous a fait une âme moins sordide et moins âpre. [...]  Quand on ne peut pas être soi... d'être ceci, ou bien cela... Turc, Lapon, ou Croate... allez... ça n'a pas une grande importance... »

« Pas une grande importance » ? Déroulède a dû s’étrangler de rage...

P. M.


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