Pays et villes
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CHINE |
Mirbeau et la Chine Dans Le Jardin des supplices, Octave Mirbeau reprend des images de la Chine véhiculées par la littérature de voyage et les journaux de son époque. Il aborde aussi l’art et la pensée chinoise dans sa critique esthétique.
1. Une civilisation en décomposition Dans Le Jardin des supplices, la Chine, c’est d’abord la ville et ses alentours. La vision dépeinte est celle de l’Enfer. Le feu et la souffrance sont omniprésents. Les lieux sont attaqués par la pourriture. La saleté des lieux et la pourriture sont soulignées dans les récits de voyage, et il en va de même de l’image des Chinois reprise par Mirbeau : ils sont décrits en osmose avec la pourriture ambiante, ils ont perdu leur humanité. Les scènes de la vie quotidienne sont un théâtre de l'horreur et de la souffrance. La dégradation des Chinois est aussi bien physique que morale : ce sont des êtres infernaux, des voleurs, ils sont même comparés à des animaux dans son récit. Cette décomposition est confirmée par le bourreau : « Nous vivons, dans une époque de désorganisation... Il y a en Chine, Milady, quelque chose de pourri... »
2. Une justice cruelle Les condamnés sont envoyés au bagne, où ils subissent leur peine. C’est un lieu où règnent la torture et la souffrance. Le raffinement dans les supplices apparaît dans les méthodes employées : combinaison de supplices, détournement d’un acte afin qu’il entraîne le plus de souffrance possible (par exemple, l’acte de manger est transformé en torture), ou bien encore utilisation des organes du plaisir pour faire souffrir (supplices du rat et de la caresse). Le supplice est total, permanent : il agit sur le corps et sur l'esprit. Des représentations de supplices sont placées en face des cellules. Mirbeau reprend là des éléments du récit de Catherine de Bourboulon qui décrit la « pagode des supplices ».
3. Un art sublime Le jardin fait cohabiter la beauté et l'horreur. Il apparaît d'abord comme un paradis, puis comme un enfer. Le nombre des fleurs, leur rareté et leur beauté, font de ce jardin une image du paradis. Cet art du jardin a fasciné les Européens. Mirbeau souligne la supériorité des jardiniers chinois sur les « grossiers horticulteurs » européens : pour lui, les Chinois sont de « parfaits artistes ». Dans sa critique esthétique, son enthousiasme et son excès le conduisent à écrire que « cet art chinois [est] le plus parfait qui ait jamais fleuri sur la terre !...». Il parlera des peintres japonais d’estampes dans les mêmes termes : « Ce sont les rois des artistes ! ». On retrouve ici un des éléments du Beau d’Octave Mirbeau : faire ressentir la vie à travers l’œuvre. 4. La pensée chinoise L'initiation du narrateur dans Le Jardin des supplices permet de mettre en scène le sacré et de décrire certains rites, par exemple : « Des jonchées de fleurs, des corbeilles de fruits couvraient le socle du monument d'offrandes propitiatoires et parfumées. Une jeune fille, en robe jaune, se haussait jusqu'au front de l'exorable dieu, qu'elle couronnait pieusement de lotus et de cypripèdes. » Dans le tantrisme, le corps humain est une image du cosmos, d’où de nombreuses représentations de l’acte sexuel qui symbolise les transferts d’énergie du cosmos. Ces représentations ont interpellé les occidentaux qui les ont souvent interprétées comme des orgies. Mirbeau, reprend ces fantasmes lorsque, dans Le Jardin des supplices, le narrateur les décrit : « D’abord, je ne vis que des femmes […] qui se livraient à des danses frénétiques, à des possessions démoniaques, autour d’une sorte d’Idole. […] Je reconnus que c’était l’Idole terrible, appelée l’Idole aux Sept verges… […] à l’endroit précis où le ventre monstrueux finissait, sept verges s’élançaient. […] Criant hurlant, sept femmes, tout à coup, se ruèrent aux sept verges de bronze ». Dans l’art tantrique, il y a de nombreuses représentations de dieux et de déesses en accouplement. Ils ont souvent l’aspect effrayant décrit précédemment. Si Le Jardin des supplices met en scène des rites chinois, il faut se pencher sur l’œuvre critique d’Octave Mirbeau pour découvrir un article sur un « homme, à coup sûr unique dans l'histoire de l'humanité...» : Lao-Tsé (Lao-Tseu), auteur du « plus beau livre qui, au cours de toute l’humanité, ait été écrit et pensé par un homme » et qui « connaissait le cœur des hommes, l’âme des foules, la psychologie de son peuple et des peuples, la nature, ses mystères et ses beautés, plus qu’aucun esprit humain ne les connut jamais ». Dans son article, Sur un vase de Chine, consacré à l’art et à la pensée chinoise, Mirbeau utilise à deux reprises, ironiquement, le terme « barbare » pour parler des Chinois : il se moque ainsi de la supériorité que les occidentaux prétendent avoir sur les autres peuples dans tous les domaines. Dans Le Jardin des supplices, il renvoie dos-à-dos les Européens et les Chinois. Leurs civilisations sont également violentes, injustes, cyniques, pourries : nous sommes nous aussi des « barbares » comme eux, voire pires qu’eux. Mais dans les domaines artistiques les Chinois nous sont supérieurs depuis bien longtemps. Dans ses articles, Mirbeau, réaffirmera cette supériorité artistique, à laquelle il associera les peintres japonais, et l’étendra au domaine spirituel à travers la figure de Lao-Tseu.
F. S.
Mirbeau en Chine L’étude de la réception de Mirbeau en Chine reste à faire. À défaut, force nous sera de nous contenter de dresser la modeste liste des traductions répertoriées, et, complémentairement, de signaler que des écrivains comme Pa Kin (1904-2005), qui était aussi un anarchiste ardent, comme l’indique son pseudonyme (qui associe Bakounine et Kropotkine), avant de se rallier par la suite au nouveau régime et d’en subir les vicissitudes, Ma Zong Ro (1882-1949), auteur d’une Histoire de la Révolution française, et Mo Yan (né en 1955), qui est notamment l’auteur du Supplice de santal, ont lu et contribué, chacun à sa façon, à faire connaître Mirbeau. Mais cela ne saurait suffire, en l’état actuel de nos connaissances, pour qu’on en conclue à une influence quelconque du romancier français. Les traductions chinoises sont peu nombreuses. Curieusement, c’est une pièce de théâtre, Les affaires sont les affaires, qui a été le plus souvent traduite ou adaptée, sous au moins deux titres différents : en 1935 a paru à Shanghai 生意經 (Sheng i jing) [“le sens des affaires”], chez Shang wu yin shu kuan, dans la collection Xin zhong xue wen ku et dans une traduction de Liaoyi li Wang ; en 1941, Qu Xu a publié à Shanghai, chez Wen kuo she, une adaptation intitulée 蠢, 卽, 生意經 (Chun, ji, Sheng yi jing) [“Stupide, c’est-à-dire énergique en affaires”] ; en 1966 paraît, de nouveau à Shanghai, chez Han yi shi jie ming zhu, la traduction de Wang Li 生意經, Sheng i jing, qui est republiée en 1974 chez Tai bei shi - Tai wan shang wu, de Shanghai. Sans doute la dénonciation du capitalisme et du big business explique-t-elle ces publications dans la Chine de Mao. Curieusement aussi, aucune traduction du Journal d’une femme de chambre ne semble avoir été publiée. En 2005, pourtant, une traduction, due à Hulin Han, était en cours, mais elle ne semble pas avoir encore abouti à une publication. En revanche au moins deux romans de Mirbeau ont bien été traduits ces dernières années, après le retour au capitalisme sauvage : Les 21 jours d’un neurasthénique a paru en 1996, à Pékin, chez Zuo jia, sous un titre fidèle, 一个神经衰弱者的二十一天 (Yi ge shen jing shuai ruo zhe de er shi yi tian) et dans une traduction de Lú Ying ; et Le Jardin des supplices à Zhongqing (Tchounking), en 2005, sous le titre fort approximatif de 秘密花园 (Mimi huayuan) [“le jardin secret” ou “le jardin privé”], dans une traduction de Zhu Su Min, réalisée à partir de la traduction anglaise parue aux États-Unis, chez Juno, en 1989. Des farces de Mirbeau ont été également traduites dans un volume intitulé 米爾波短劇集 (Mi'erpo duan ju ji) [“courtes pièces de Mirbeau”] et publié en 1926 à Shanghai, chez He zuo chu ban she, dans une traduction de Ying Yue, mais, comme nous n’avons pas vu le volume, nous ignorons quelles œuvres il comporte. Signalons encore qu’en 1947 un conte, « L’Homme au grenier », traduit par Ma Zong Rong et intitulé 仓房里的男子 (Cang fang li de nan zi) [“l’homme caché dans un grenier”] a paru à Shanghai, chez Wen hua sheng huo chu ban she, dans un recueil de contes de la collection Fan yi xiao wen ku, n° 6. Reste à éclaircir le mystère de deux autres volumes : l’un, gros de 291 pages, comporte un titre énigmatique, 浮雲流水 (Fu yün liu shui) [“le nuage et l'eau”, ou “l’eau des nuages”], et a paru en 1940 à Shanghai, chez Hai tian shu dian, dans une traduction de Wanqing Zhang ; mais, n'ayant pas non plus vu le volume, nous ne sommes pas en mesure de savoir s’il s’agit des Affaires sont les affaires ou d’un roman. L’autre, Mi-erh-p'o tuan chï chi, 270 pages, a été publié en 1926, également à Shanghai, par Ho tso ch'u pan she, dans une traduction de Ying Yue ; nous ne l’avons pas davantage identifié. P. M.
Bibliographie : Lucie Bernier, « L’Imaginaire chinois chez Octave Mirbeau », in The Force of vision, Tokyo, International Comparative Literature Association, 1995, vol. II, pp. 448-455 ; Lucie Bernier, La Chine littérarisée : impressions- expressions allemandes et françaises au tournant du XIXe siècle, New York, Lang, 2001, pp. 8-28 ; Catherine de Bourboulon, L'Asie cavalière : De Shang-haï à Moscou, 1860-1862, Phébus, 1991 ; Auguste Haussmann, Voyage en Chine, Cochinchine, Inde et Malaisie, 3 vol., G. Olivier, 1847-1848 (in Ninette Boothroyd et Muriel Détrie, Le Voyage en Chine, Robert Laffont, 1992) ; Claire Margat, « Ensauvager nos jardins », in Les Carnets du paysage, été 2003, pp. 27-45 ; Octave Mirbeau, « Les Chinois de Paris », La France, 1er avril 1885 ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle, 1899 ; Octave Mirbeau, « Chinoiserie », Le Journal, 15 juillet 1900 ; Octave Mirbeau, « Sur un vase de Chine », Le Journal, 4 mars 1901 ; Auguste Montfort, Voyage en Chine, Victor Lerou, 1854 (in Ninette Boothroyd et Muriel Détrie, op. cit.) ; Gianna Quach, The Myth of Chinese in the Literature of the Late Nineteenth Century, thèse dactylographiée, Columbia University, New York, 1993, pp. 107-150 ; Gianna Quach, « Mirbeau et la Chine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 87-100 ; Fabien Soldà, « Octave Mirbeau et Charles Baudelaire : Le Jardin des supplices ou Les Fleurs du mal revisitées », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 197-216 ; Yinde Zhang, « Octave Mirbeau et la Chine : paradoxes du jardin exotique », in Guy Ducrey et Jean-Marc Moura (dir.), Crise fin-de-siècle et tentation de l'exotisme, Presses de l’Université Lille III, 2002, pp. 85-100.
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