Pays et villes

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Terme
REMALARD

« Mon Dieu, que le monde est loin d’être infini !  Aujourd’hui, je prononce le nom d’Octave Mirbeau devant Eugénie, qui me dit : “Mais Mirbeau, attendez, c’est le fils du médecin de Rémalard, de l’endroit où nous avons notre propriété !... Eh bien, je lui ai donné deux ou trois fois des coups de fouet à travers la tête... Ah, le petit rousseau que c’était, quand il était enfant, et le terrible affronteur!... Il avait, par bravade, la manie de se jeter sous les pieds de mes voitures et de celles des d’Andlau." »

 

Edmond de Goncourt évoque en ces termes dans son Journal à la date du 26 août 1889 un propos d’Eugénie Labille, sa cousine issue de cousin germain. Elle est mariée, cette Eugénie, à un sieur Ludovic Lechanteur, propriétaire du château de Guilbaut, une assez élégante construction de style Directoire sise en réalité sur le territoire de la commune de Moutiers-au-Perche, à la lisière de celle de Rémalard.

 

Nous sommes dans le département de l’Orne, mais les habitants de l’époque comme du reste leurs descendants du temps présent préfèrent se situer en paroles et en pensée dans l’ancienne province du Perche.

 

Moutiers, joli village jeté à l’assaut d’une colline bien pentue, est le berceau ancestral de la famille Mirbeau. C’est une des communes qui entrent dans la composition du canton de Rémalard, petit bourg étagé au bord de l’Huisne. L’Huisne est, quant à elle, un affluent un peu folâtre de la Sarthe, ainsi célébré par Octave dans le premier chapitre de son roman Le Calvaire :

 

« La rivière d’Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement dans les prairies, que séparent l’une de l’autre des rangées de hauts peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s’échelonnent sur son cours, clairs, parmi les bouquets d’aulnes. De l’autre côté de la vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies et leurs pommiers qui vagabondent. L’horizon s’égaye de petites fermes roses, de petits villages qu’on aperçoit, de ci de là, à travers des verdures presque noires. »  

 

C’est à Trévières, dans le Calvados, et non à Rémalard, qu’est né l’auteur de cette évocation bucolique. Mais il n’avait que dix-neuf mois quand son père, Ladislas, est revenu s’établir en 1849 à Rémalard, où il avait lui-même vu le jour. Ce retour au bercail était consécutif à la mort du grand-père d’Octave, Louis Amable Mirbeau, qui avait exercé les fonctions de maire et de notaire à Rémalard depuis 1815 jusqu’à ce que les retombées politiques de la Révolution de 1830 le mettent sur la touche.

 

Le propos d’Eugénie Labille n’est pas le seul témoignage de l’enfance rémalardaise du « petit rousseau » (terme moins malséant que celui de rouquin, absent du Littré). Il y en a un autre, postérieur à la mort de l’intéressé. Il émane d’une habitante du village, Suzanne Chabrol, correspondante occasionnelle du Figaro. Elle évoque dans ce journal à la date du 22 octobre 1932 la gentilhommière du grand-père Louis Amable où Ladislas s’est dans un premier temps établi avec sa petite famille après son retour de Trévières.

 

« Un verger clôturé de haies l’entourait, écrit-elle, et, à travers les branches, on apercevait la tête rousse et embroussaillée du futur écrivain qui guettait les passants pour les bombarder avec des pommes tombées. »

 

Deux  souvenirs laissés par l’enfant Mirbeau, deux rappels de son espiéglerie, doit-on vraiment s’en étonner ? Il est plus que probable – on en a d’ailleurs un signe en entendant Eugénie – que de tels  comportements étaient jugés sans bienveillance par les contemporains, mettez-vous à leur place. S’il en est ainsi, il leur a bien rendu la monnaie de leur pièce.

 

La détestation d’Octave a eu tout le temps de mûrir, car Rémalard est resté son port d’attache jusqu’au jour béni de fin 1872 ou début 1873 où l’invitation secourable du politicien  Joseph Henri Dugué de la Fauconnerie à lui servir de secrétaire à Paris l’a enfin extrait de ce qu’il appelle dans une de ses lettres à son ami Alfred Bansard des Bois le « cercueil rémalardais ». Il s’en est entre temps, certes, beaucoup absenté pour des échappées motivées notamment par ses études chez les jésuites de Vannes et par sa mobilisation pendant la guerre de 1870,  mais les avanies subies en ces deux occasions n’ont pas pas vraiment redoré à ses yeux l’image de son environnement rémalardais.

 

Par la suite, le nom de Rémalard n’apparaîtra, certes, jamais en toutes lettres dans ses textes publiés, mais, pour qui sait les lire avec un œil du cru, ils regorgent d’allusions. Car Saint-Michel-les-Hêtres, village du narrateur du Calvaire Jean Mintié, c’est Rémalard. Viantais, village de l’abbé Jules dans le roman éponyme, c’est encore Rémalard. Pervenchères, village de l’infortuné héros du roman Sébastien Roch, c’est de nouveau Rémalard. Et Sonneville-les-Biefs, village où le jeune Charles Varnat se démène au service du marquis d’Amblézy-Sérac dans le roman posthume inachevé Un Gentilhomme, c’est une fois de plus Rémalard.

 

L’écrivain parvenu au faîte de la renommée Octave Mirbeau aura-t-il enfin oublié Rémalard où il avait affirmé dans sa jeunesse « folâtrer comme un insecte empaillé » quand il sillonnera aux abords de la soixantaine la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne à bord de sa rutilante automobile immatriculée 628-E8 ? Pas du tout.

 

Des souvenirs le rattrapent tout d’un coup :

 

« Depuis cinquante ans, écrit-il sans le nommer à propos du village de ses origines, rien n’y est changé. Ni les êtres, ni les choses. Pas une maison nouvelle ne s’est élevée ; pas une industrie  - si petite soit-elle - ne s’y est fondée. Sur la rivière, le même moulin broie la même farine… Ce sont les mêmes boutiques avec les mêmes enseignes, et, je crois bien, les mêmes marchandises. On ne peut pas dire que les gens y soient morts…  car les fils, ce sont les pères… Et j’ai retrouvé les mêmes visages tristes, les mêmes tics qu’autrefois, la même lourdeur sommeillante, la même morne stupidité… On me dit : "Vous savez bien… un tel est parti depuis quinze ans… Il a on ne sait quelle fabrique à Madagascar !… C’était sûr qu’il tournerait mal !…"

 

« Il n’y a que les cabarets qui donnent à cela l’illusion de la vie. Et c’est de la mort !

 

« Ah ! oui ! combien j’ai douce souvenance !… » 

 

Rémalard et ses environs immédiats sont partout dans les romans de Mirbeau (surtout ceux qu’on qualifie d’autobiographiques, Le Calvaire, L’Abbé Jules, Sébastien Roch, mais pas seulement dans ceux-là), avec nombre de lieux dits. Et ces points de repère se bousculent dans des dizaines de contes. La pièce de théâtre Les Affaires sont les affaires n’en est pas davantage exempte. Quant aux personnages, leurs noms et leurs prénoms sont puisés à pleines mains dans le vivier local. Comment douter qu’il en aille autrement pour nombre de silhouettes et de tics que leur auteur leur attribue généreusement ?

 

  Pour s’en tenir à une courte sélection, « l’hôtel des Trois-Rois » devant lequel les parents et le narrateur de L’Abbé Jules embarquent à bord d’une vieille calèche pour aller chercher leur mystérieux parent ecclésiastique « à la gare de Coulanges » est directement inspiré par le souvenir d’un hôtel du même nom dont on peut encore déchiffrer de nos jours les traces de l’enseigne très décatie à Rémalard. Coulanges n’existe pas, la gare où vont la calèche et ses occupants est à l’évidence pour qui connaît le pays celle d’un village qui porte le nom de Condé-sur-Huisne. Mais le nom de Coulanges est une résurgence de celui d’une autre commune du canton de Rémalard, qui s’appelle Coulonges-les-Sablons.

 

L’étang de Culoisel évoqué par le sinistre Lechat dans la pièce Les Affaires sont les affaires tire de façon similaire son nom d’un étang de Culoiseau situé aux environs de Moutiers. Le « château de Vauperdu » où l’action de cette pièce est censée se dérouler est tout droit issu du nom de Vauperdu porté par un ancien rendez-vous de chasse tout proche de Rémalard. Et Berd’huis, Blandé, Boissy-Maugis, la Boulaie-Blanche, Bretoncelles, l’Épine, la Ferme Neuve, le Feuillet, la Fontaine-au-Grand-Pierre, la Heurtaudière, le Jarrier, la Mansonnière, le Moulin-Neuf, Pied-Fontaine, Pontillon, Saint-Luperce, Sainte-Gauburge, etc., dont les noms fleurissent dans les contes, sont autant de communes ou de lieux dits bien réels des proches environs du bourg  de Rémalard. Il ne serait pas difficile d’allonger la liste…

 

Pour ce qui est des noms et professions de ses personnages, Octave Mirbeau les choisit parfois ès qualités dans son environnement humain. C’est ainsi que le dr Ragaine et le vétérinaire Thorel mis en scène dans le conte intitulé La tristesse de Maît’Pitaut sont les copies conformes d’un médecin du nom de Ragaine et d’un vétérinaire du nom de Thorel qui vivaient l’un dans la ville percheronne de Mortagne (d’où il vint un jour procéder à l’accouchement d’une sœur d’Octave) et l’autre à Rémalard. Mais notre auteur préfère le plus souvent picorer des noms et des prénoms (parfois insolites : Athalie, Eustoquie, Elphège…) dans son entourage, y compris familial, et les mélanger dans des salmigondis plus ou moins assaisonnés d’intentions ironiques, voire satiriques. Il lui arrive même de ressusciter assez méchamment le souvenir d’un habitant de Rémalard qu’il n’avait pas porté dans son cœur, le dénommé Mauger, mort de blessures reçues à la guerre de 1870, en exhumant sa double défroque identitaire et militaire pour en revêtir un des personnages les plus grotesques du Journal d’une femme de chambre.

 

Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que les municipalités successives de Rémalard – au contraire de celle de Trévières où Octave ne s’est pourtant donné que « la peine de naître » – aient longtemps répugné à honorer la mémoire de leur grand écrivain. Aucune rue, aucune place de la localité ne porte le nom d’Octave Mirbeau. Une lutte d’influences sans merci, avec menaces de refus de subventions à la clé, envoya aux oubliettes en 1987 une tentative d’en doter le collège. Un changement de municipalité sauva ensuite le coup en en faisant cadeau, du bout des lèvres, à la salle des fêtes locale. Une petite plaque du même modèle que les plaques indicatives des noms de de rue, apposée au-dessus de l’entrée de la salle, porte sobrement la mention : « Salle Octave Mirbeau (1848 – 1917) ». 

 

Une autre plaque a été apposée en 2000 sur l’un des piliers du portail de la maison dite du Chêne Vert, où Octave vécut aux côtés de ses parents après qu’ils eurent quitté la gentilhommière de son grand-père devenue la mairie. On peut y lire : « Ici vécut l’écrivain Octave Mirbeau (1848 – 1917). Sa férocité n’avait d’égale que sa tendresse. » Mais c’est un M. Lansac, propriétaire de la maison pendant les dernières années du vingtième siècle et le début du siècle actuel, qui a pris l’initiative de cet hommage, exprimé à ses propres frais.

 

La « mirbeauphobie » rampante pour ne pas dire chafouine d’un certain environnement local (offusqué aussi par les positions anarchisantes, antimilitaristes et anticléricales du polémiste Mirbeau) semble cependant en recul. Une représentation de la pièce Les Affaires sont les affaires a fait salle comble en 2000 à la… salle Octave Mirbeau que les journaux locaux prennent peu à peu l’habitude d’appeler par son nom qu’ils avaient longtemps ignoré.

 

La lecture en plein air d’un petit choix de textes mirbelliens a enfin pu être insérée en 2008 dans les célébrations annuelles du Patrimoine, après que le programme en eut toutefois été expurgé par les organisateurs. Ils ont en effet tenu à en bannir deux ou trois textes, dont un extrait du célèbre article de 1888 intitulé La Grève des électeurs, ce qui apporte une parfaite illustration à la fois de la permanente actualité de notre auteur et des impérissables couardise et circonspection des corps constitués devant toute expression d’un esprit un tant soit peu subversif.     

M.C.

 

Bibliographie :

Max Coiffait, Le Perche vu par Octave Mirbeau (et réciproquement), éditions de l’Étrave.


RENNES

C’est en octobre 1863 que le jeune Octave Mirbeau, chassé par les jésuites de Vannes, se retrouve à Rennes, à la pension Saint-Vincent-de-Paul, collège religieux situé sur la route de Paris, dans le quartier de Fougères, et qui existe toujours. Il n’y passe qu’une année scolaire et, lors de la distribution des prix, le 28 juillet 1864, son nom n’apparaît qu’une fois, avec un modeste accessit de discours français. Il ne semble pas y avoir été plus heureux qu’à Vannes, ses capacités n’y ont pas été plus reconnues et encouragées, et ses résultats scolaires n’ont guère été meilleurs.

De ce passage à Rennes date son premier exercice littéraire connu, Le Meurtre des enfants d’Édouard, où l’élève Mirbeau utilise les ingrédients du mélodrame et du roman frénétique, mais révèle déjà sa fascination pour les monstres moraux et exprime sa pitié pour les victimes..

P. M.


ROCROI

Mirbeau est passé à Rocroi en avril 1905, sur la route de la Belgique, à bord de son automobile Charron. Comme à tous les gens cultivés, le nom de Rocroi devait évoquer la bataille de 1643 qui avait vu la victoire de Condé sur les troupes espagnoles. Souvenir glorieux, donc, du moins dans les livres d’histoire de France. Car Mirbeau, lui, ne se gargarise guère des « héroïques » faits d’armes du passé. Dans La 628-E8 il va donc s’employer à donner de cette ville une image répulsive, démystificatrice et  même carrément dévastatrice :

« J’ai vu bien des villes mortes – elles ne sont pas rares en France –, mais d'aussi mortes que Rocroi, il n'est pas possible qu'il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroi est plus qu'une ville morte, c'est un cimetière; plus qu'un cimetière, c'est le cimetière d'un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L'administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l'affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroi. Rien ne mène plus à Rocroi qu'un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres: l'ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s'en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroi subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l'État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues... Je ne puis me faire à l'idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer – sous-préfets, juges, percepteurs, etc. – dans cette nécropole. J'imagine qu'on les recrute – et avec peine encore – parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés... Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l'indigène, d'où viennent-ils ? De quels hôpitaux ?... De quelles morgues ?... De quels musées de cire ? [...] La ville n'est, pour ainsi dire, qu'une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n'ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s'excorient, s'exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque... » Il n’est pas jusqu’à la nature environnante qui n’ait été contaminée par les miasmes de cette ville d’outre-tombe : « La mort de Rocroi a gagné la campagne qui l'environne, comme la gangrène d'un membre gagne le membre voisin... L'impression en est sinistre... On croit qu'on va respirer, on étouffe plus encore. »

            Pourquoi cet acharnement après cette petite ville chargée d’histoire ? Tout simplement parce que, à travers elle, dont « le nom sonore semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV », Mirbeau règle ses comptes avec « ce siècle abominable que, dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelle toujours le grand siècle » : « Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort que fut l'œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard, vint achever Napoléon, dont, par un prodige, la France n'est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d'un poids si lourd et si étouffant. » Et l’écrivain de se livrer alors à une jubilatoire charge à fond de train contre ce règne hideux, où les pourritures des âmes de ceux qui « ne pensaient qu'à trafiquer de leurs fonctions » accompagnaient si dignement les puanteurs de ces « charniers ambulants, ambulantes ordures, qui laissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, de Meudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et de merde...» : « Règne monstrueux et fétide, dont l'odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu'au vomissement !.... »

P. M.

 

            Bibliographie : Octave Mirbeau, La 628-E8,   Fasquelle, 1907, chapitre I.

 

 

 

 

 

 

 


ROTTERDAM

Rotterdam est une grande ville portuaire et industrielle des Pays-Bas, qui est aujourd’hui au centre d’une agglomération d’un million d’habitants (environ 300 000 vers 1900).  Le trafic de son port est le premier d’Europe et a même été, pendant quelques décennies, le plus important au monde.

Mirbeau y est passé au moins une fois, en avril 1905, au cours de son périple en automobile à travers la Belgique et la Hollande, et il consacre à Rotterdam un sous-chapitre de La 628-E8 (1907). Dès son entrée « dans cette ville en fièvre et pleine de tapage », il a été « enveloppé aussitôt d'un mouvement, d'une agitation que les sirènes sur le canal, les sifflets des locomotives sur les voies ferrées, le roulement des fourgons sur les pavés, faisaient retentir à l'infini », mais plus encore « par la population » qui regarde la Charron avec un « ébahissement » digne « de Lapons ahuris », ce qui est pour le moins surprenant dans une ville « où pourtant débarquent des gens de tous pays et de tous costumes »...  Il prétend n’avoir qu’entrevu le port, pour avoir passé l’essentiel de son temps à discuter avec un ami, Weil-Sée, qui lui aurait montré des tas de choses, sauf la ville même de Rotterdam, mais qui n’est en réalité qu’un personnage fictif. Ce qui lui en reste, paradoxalement dans un pays plat, ce sont « d'intolérables sensations de vertige ».

P. M.

 


ROUEN

Situé en Haute-Normandie, sur les bords de la Seine, au centre d’une agglomération de 450 000 habitants (mais la commune n’en compte que 110 000, comme en 1900), Rouen est une ville ancienne, chargée d’histoire et riche de monuments, notamment sa cathédrale gothique, et a souvent reçu la visite de peintres, qui y ont installé leur chevalet, notamment Camille Pissarro, Paul Gauguin et Claude Monet, qui y peignit sa série des Cathédrales de Rouen, exposées en 1895.

Mirbeau s’y est rendu souventes fois, notamment quand il habitait à proximité, aux Damps. Il y a notamment rendu visite à Monet et y a fréquenté le notaire-écrivain Jean Revel, en qui il voyait un homme de génie. Il y a également assisté à l’inauguration du monument Flaubert par Chapu, le 23 novembre 1890. Il aime beaucoup cette ville, mais craint de la voir défigurée : « Rouen est une ville admirable, et qu’on ne se lasse jamais d’admirer, bien qu’elle ait été déjà fort endommagée par la truelle moderne. Avec ses cathédrales, ses palais, ses maisons ciselées comme une serrure d’art, c’est vraiment la ville éternelle. Il faut même se hâter de l’admirer avant que tout cela ait disparu – ce qui ne saurait tarder – sous le vandalisme des réparations. Les architectes ont envahi, hideuses limaces, le flanc des monuments et dévorent cette floraison superbe de pierre » (« ? » (L'Écho de Paris, 25 août 1890).

Au cours de l’affaire Dreyfus il y a tenu, non sans difficultés, un meeting dreyfusiste. Le 17 décembre 1898, il écrit à Monet : « À l'instant, je reçois la nouvelle que le propriétaire du cirque de Rouen s'est dédit. Il ne veut pas nous donner sa piste pour y faire courir nos discours en liberté. C'est donc partie remise. » De fait, le meeting de Rouen a bien fini par avoir lieu, dans la grande salle du Château-Baubet, mais seulement le 11 février 1899. Mirbeau, accompagné de sa femme Alice, l’a animé, en compagnie de Francis de Pressensé, vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, et de Louis Havet, latiniste et professeur à la Sorbonne. S’ils sont rentrés à l'Hôtel d'Angleterre « fort tranquillement à pied, les antisémites étant occupés à assommer, dans sa voiture, un brave monsieur qu’ils avaient pris pour notre ami Pressensé et qui n’était autre qu’un de leurs plus fervents alliés », ils ont été reconnus au cours du souper qui a suivi la réunion publique et ont été pris à partie par des officiers et des notables locaux, comme le rapporte Mirbeau : « Dès qu’ils eurent appris quels traîtres infâmes, quels ignobles vendus nous étions, ils vinrent se masser devant la porte du restaurant et nous regardèrent manger, en faisant tout haut des réflexions qu’ils supposaient désobligeantes, les pauvres diables ! / — Oh ! là ! là ! disait l’un. / — Quelles sales têtes disait l’autre. / — Parbleu !... des Juifs ! / — Des vendus ! / — Des protestants ! / — Les Juifs, les vendus, les protestants, c’est kif-kif ! / — À bas les Juifs ! / — Vive l’armée ! / La joie d’injurier des femmes, ou plutôt de se montrer devant des femmes d’authentiques goujats et de parfaits voyous, excitait leur verve bien nationaliste » (« Apologie pour Arthur Meyer », L'Aurore, 16 février 1899).

P. M.


ROUMANIE

Octave Mirbeau dans le contexte culturel roumain.

 

La réception d’Octave Mirbeau en Roumanie s’inscrit sous le signe de la francophilie déclarée de la culture roumaine. Par son prestige culturel, la France a toujours exercé une influence considérable sur la société roumaine. La culture roumaine reste tributaire de l’esprit français et cette relation se manifeste aussi au niveau des transferts culturels, par lesquels la richesse culturelle de la France est transmise en Roumanie en partie à l’aide des écrivains.

 

Une réception détournée ?

 

L’apparition des traductions et des adaptations de l’œuvre de Mirbeau en Roumanie correspond à trois grandes étapes historiques distinctes.

Certaines traductions de ses nouvelles sont publiées avant la première guerre mondiale. Ainsi la traduction des Mémoires de mon ami figure dans un journal de 1899, à l’époque même où paraît en France l’original dans Le Journal. De même, on publie Însemnǎrile unei cameriste [“Notes d'une femme de chambre”], chez Editura Alcalay, dans la collection “Biblioteca pentru toti” [“La bibliothèque pour tous”], en 1930 dans la traduction de A. I. Ghica. Dans les saisons théâtrales 1904-1905 et 1911-1912, le Théâtre National de Bucarest présente la pièce Banii, traduction en roumain de la pièce d’Octave Mirbeau Les affaires sont les affaires. Ensuite l’année 1974 voit l’apparition du roman Un om ciudat [“Un homme bizarre”], la traduction roumaine de L’Abbé Jules.

Les deux contes, Memoriile prietenului meu et Ion Sdreanta, représentent des fragments du feuilleton apparus en France, des essais de popularisation de l’écrivain français, qui ne sont en fin de compte que des épisodes isolés, sans continuation, même s’ils sont publiés par des revues appréciées par les critiques de l’époque.

Il faut toutefois noter une initiative qui ne s’est malheureusement pas concrétisée, celle de la revue Rampa [1911] lui annonce sous le titre “Un événement littéraire”, son projet d’éditer en feuilleton, une série de romans parmi les chefs d’œuvre de la littérature universelle, parmi lesquels Mirbeau.

En 1994, une maison d’édition peu représentative publie la traduction du roman Un Journal d’une femme de chambre sous le titre Jurnalul unei cameriste, dans la traduction de Nicolae Balta. Malheureusement, la publication du Jurnalul unei cameriste par une maison d’édition assez peu connue sur le marché, qui choisit des stratégies de marketing assez curieuses, fausse la redécouverte d’Octave Mirbeau à notre époque, en l’inscrivant dans le genre « eau de rose », entre autres, par la couverture douteuse choisie.

Il paraît que de nos jours les malentendus se multiplient. En 2006, une revue de cuisine publie un article traitant de la cuisine roumaine au XIXe, mentionnant dans l’article intitulé « Negustori ambulanti de alimente III », sous la signature de Dinu Anghel, le témoignage d’Octave Mirbeau, « peintre et poète » sur la cuisine roumaine de l’époque, évoquée dans ses prétendus Amintiri [“Souvenirs”] [sic].

Par ailleurs, en 2007, la maison d’édition Princeps Edit. publie, dans la collection « Biblioteca de proza » [“La bibliothèque de prose”] Gradina Supliciilor [Le Jardin des Supplices] attribué à … Octave Mirbeaux…

 

Une personnalité protéiforme, une perception incomplète.

 

Les documents littéraires, peu nombreux, qui font référence à Mirbeau en parlent comme d’un romancier et dramaturge de facture réaliste et aux inflexions naturalistes [Dictionar al Literaturii Franceze, 1972]. Parmi les traits caractéristiques de son œuvre, on retient sa virulence contre la bourgeoisie de l’époque [Angela Ion, 1982], tout comme ses préoccupations artistiques et son soutien apporté à la peinture impressionniste.

L’implication de Mirbeau dans l’affaire Dreyfus, du côté des intellectuels dreyfusards, est mentionnée pour souligner son engagement politique et social. On rappelle également ses rapports avec l’école naturaliste. Son activité de critique littéraire est mise en relief à propos d’Alfred Jarry et de son oeuvre Ubu roi, objet de l’appréciation d’Octave Mirbeau.

Le nom de Mirbeau apparaît également dans des dictionnaires littéraires et des histoires de la littérature française, et même dans une très brève notice sur l’adaptation à l’écran du roman Le Journal d’une femme de chambre, parue en 2000. Dans les textes roumains qui le mentionnent, Mirbeau est situé dans le panorama de la littérature française, en relation avec Barbey d’Aurevilly, les frères Goncourt ou les naturalistes.

Ses préoccupations pour la dramaturgie sont également recensées par la critique de spécialité, qui l’intègre toujours au chapitre “théâtre naturaliste”, à côté de Jules Renard et d’Émile Fabre. Par ailleurs sa personnalité de dramaturge est saisie dans le contexte théâtral de l’époque. La seule pièce retenue et discutée par la critique est Les affaires sont les affaires, traduite par H.G. Lecca sous le titre Banii [“L’argent”], mise en scène dans les saisons théâtrales 1904-1905 et 1911-1912, au Théâtre National de Bucarest. À l’en croire, le théâtre de Mirbeau est un théâtre à thèse : converti en analyste de l’organisation sociale de la France, le théâtre lui sert d’instrument pour dépeindre cette société et pour faire son réquisitoire [E.D.F, Adevarul, 1904]. Il est également associé à l’esthétique du Théâtre Libre d’Antoine. Elena Gorunescu retrace tout le parcours dramatique d’Octave Mirbeau dans son Dictionnaire de Théâtre français contemporain. Selon elle, les pièces de début de Mirbeau rappellent et condamnent l’injustice sociale (L’Épidémie, Vieux ménages), tandis que la pièce qui l’impose à l’attention du public, Les Mauvais bergers, créée au théâtre de la Renaissance en décembre 1897, constitue une tentative de théâtre social. Elle juge la dramaturgie de Mirbeau comme trop chargée de violence, de sévérité et de pessimisme.

La première de Banii, au cours de la saison théâtrale 1904-1905, dans un climat de fervent nationalisme et de rejet des pièces françaises de l’élite intellectuelle, jouit d’un réel succès. Les chroniques théâtrales qui paraissent à cette époque, quoique partagées, gardent un ton laudatif. Les représentations de la saison théâtrale 1911-1912 ne réussissent pas à atteindre le niveau de la première, ni à susciter le même écho.

Le contexte culturel de l’époque où on met en scène pour la première fois Les affaires sont les affaires, est celui d’une époque où le théâtre français domine les représentations théâtrales de Bucarest, mais où on assiste en même temps à un mouvement de revalorisation de la littérature nationale. C’est l’époque, après 1900, où on note la démarcation nous / les autres partout en Europe [Boia, 2002].

L’intérêt suscité par Mirbeau en Roumanie avant la première guerre mondiale est vite étouffé par les décennies de guerre et de censure communiste, puis par les années où le marché du livre met en valeur les livres de mauvaise qualité et, à cause du manque de professionnalisme, fausse la perception qu’on peut avoir de lui. Son œuvre est très mal connue en Roumanie et sa personnalité reste encore dans la pénombre pour bon nombre d’intellectuels roumains.

L. S.



Bibliographie : Loredana Iovanov-Suditu,  « La Réception de Mirbeau en Roumanie », Cahiers Octave Mirbeau, n°11, 2004, pp. 204-215.

RUSSIE

La Russie a joué un rôle non négligeable dans la vie et les combats d’Octave Mirbeau, et, curieusement,  c’est en Russie que son œuvre a été le mieux reçue et le plus abondamment traduite, probablement pour des raisons à la fois littéraires et politiques. D’une part, le soutien qu’il a toujours apporté au peuple russe et son engagement éthique et libertaire l’ont fait apprécier de l’intelligentsia et son progressisme politique a eu des échos dans les courants tolstoïens et anarchisants. D’autre part, sur le plan littéraire, Mirbeau offrait des perspectives de dépassement de l’opposition stérile entre les courants symboliste et naturaliste, qu’il renvoyait dos à dos.

 

Mirbeau et la Russie

 

Mirbeau a manifesté un double intérêt pour la Russie, sur le plan littéraire et sur le plan politique. Mais autant il a rendu hommage à la richesse de la littérature russe, autant il a vu dans l’autocratie tsariste le pire des régimes politiques contemporains.      

Il a été particulièrement sensible à la « révélation » littéraire venue de Russie. C’est au début des années 1880 qu’il découvre, presque simultanément, Gogol, à qui il emprunte le nom du dîner des Bons Cosaques qu’il fonde en 1885 ; puis Tolstoï, dont Guerre et paix, traduit en français la même année, lui paraît une œuvre à l’inépuisable richesse ; et Dostoïevski, qui lui révèle les abysses de l’âme humaine et à côté de qui les romanciers français font désormais pâle figure. Mirbeau présente ainsi sa dette à l’égard des grands Russes dans une lettre à Tolstoï de 1903 : « Vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » C’est la littérature russe qui lui a indiqué la voie à suivre, où la profondeur psychologique est inséparable de préoccupations sociales et où l’éthique se combine avec un véritable réalisme, aux antipodes du superficiel naturalisme zolien : selon Mirbeau,  Tolstoï « apporte une nouvelle sensibilité et une nouvelle philosophie qui ont, de leur côté, fait fructifier notre littérature en maints aspects », cependant que « Dostoïevski a considérablement élargi notre palette expressive et a approfondi l’étude de l’homme jusqu’à ses abîmes les plus sombres » (« De l'alliance franco-russe », Neue Freie Presse, 14 juillet 1907).

En revanche, sur le plan politique, la Russie sert de repoussoir. Mirbeau voit dans le régime tsariste un despotisme asiatique barbare, qui repose sur la terreur liée à une répression à grande échelle, sur une police secrète omniprésente, sur « l’ignorance la plus basse, la misère la plus profonde » et « la saleté la plus abjecte », que l’on entretient délibérément dans les larges masses (« L'Âme russe », L’Humanité, 1er mai 1904). Il n’a donc cessé de dénoncer l’autocratie tsariste et l’abjection dans lesquelles le régime laisse croupir la grande majorité de la population, l’épouvantable arbitraire bureaucratique qui règne dans tout le pays, et les atroces camps de Sibérie, « pays de deuils et de souffrances », où l’on déporte, «  par voie administrative », sans jugement et en tout arbitraire des intellectuels coupables de penser (voir « Sous le knout », Le Journal, 3 mars 1895). Il dresse de la société russe, de son impitoyable police secrète, de son aristocratie corrompue et bornée, de son armée de parade, de carnaval et de racket,  un tableau impitoyable : « À mesure que l’on pénètre plus avant, dans le pays, loin des grands centres, des activités industrielles, on ne voit plus rien que de la misère, que de la détresse. Cela vous fait froid au cœur. Partout des figures hâves, des dos courbés, des échines dolentes et serviles. Quelque chose d’inexprimablement douloureux pèse sur la terre en friche, et sur l’homme aveuli par la faim. On dirait que, sur ces étendues désolées, souffle toujours un vent de mort. Les bois sombres où dorment les loups sont sinistres à regarder, et les petites villes silencieuses et mornes comme des cimetières. Nulle part on n’aperçoit plus de brillants uniformes, ni des chevaux valseurs ; les cavaliers aux voltiges clownesques ont disparu. Je demande : “Et l’armée ?.. Où donc est-elle, cette armée formidable ?” Alors, on me montre des êtres déguenillés, sans armes, sans bottes, la plupart ivres d’eau-de-vie; ils errent par les chemins et, la nuit, rançonnent le paysan, dévalisent les isbas, mendiants farouches, vagabonds des crépuscules meurtriers. Et l’on me dit tout bas : “Voilà l’armée. Il n’y en a pas d’autre. On garde dans les villes, çà et là, de beaux régiments qui dansent et jouent de la musique, mais l’armée, c’est ces pauvres diables... Il ne faut pas trop leur en vouloir d’être ainsi... Car ils ne sont pas heureux, et on ne leur donne pas toujours à manger” » (chapitre XIII des 21 jours d’un neurasthénique, 1901). La guerre russo-japonaise de 1904, qui a inspiré à Mirbeau « Ils étaient tous fous » (La Rue, janvier 1905), allait apporter une confirmation expérimentale de ce diagnostic sans concession.

En revanche, Mirbeau rend hommage à ce qu’il appelle « l’âme russe », à son mysticisme confus, au courage du peuple écrasé, au sein duquel « bouillonnent un immense amour de la vie, un immense besoin de pitié et de sacrifice, un inextinguible désir de vérité, qui vont se répandant sur le monde, par la voie prédestinée des grands écrivains  » (« L'Âme russe », L’Humanité, 1er mai 1904). Aussi a-t-il fait partie de ceux qui ont vigoureusement stigmatisé d’emblée l’alliance contre-nature entre la République Française et le sanglant despote de toutes les Russies : en 1907, rétrospectivement, il en a encore « la nausée ». Il a également dénoncé l’emprunt russe, taché de sang, qui ne profite qu’au régime de terreur, alors que les économies des Français auraient pu être investies avantageusement en Allemagne et consolider le rapprochement entre deux peuples et deux systèmes de production complémentaires. Aussi ne pleure-t-il pas sur les spéculateurs qui y ont laissé des plumes : « Un vent de panique souffla et tout un peuple se mit à pleurnicher : “Mon argent ! Mon argent ! Je veux mon argent ! Rends-moi mon argent !” Faut-il vraiment que je plaigne les pauvres possesseurs de papiers russes ? » (« De l'alliance franco-russe », Neue freie Presse, 14 juillet 1907). De même a-t-il soutenu la révolution de 1905 et participé, en janvier-février 1905, aux côtés d’Anatole France, à la fondation de la Société des amis du peuple russe. Il a de surcroît pris personnellement l’initiative, couronnée de succès, d’un pétition d’intellectuels pour exiger la libération de Maxime Gorki emprisonné : Monet et Rodin l’ont signée, mais non Paul Hervieu ni Maurice Barrès.

 

Mirbeau en Russie

 

Le nombre de traductions russes de l’œuvre de Mirbeau est tout à fait impressionnant : environ 150 ou 160... Mais il faut en fait distinguer trois périodes bien différenciées. C’est dans les premières années du vingtième siècle que Mirbeau est découvert avec enthousiasme et que, profitant du fait que la Russie n’a pas signé les accords internationaux sur le copyright, les éditeurs sans scrupules multiplient les éditions sauvages sur lesquelles l’auteur n’a aucun droit : il perd même le procès qu’il a engagé contre un de ces pirates, du nom de Korsch (voir son interview sur la propriété littéraire, Le Figaro, 11 août 1903). Pendant les sept décennies qui ont suivi la révolution de 1917, les traductions se raréfient et seuls les romans susceptibles de servir la campagne anti-religieuse du pouvoir, comme L’Abbé Jules et Sébastien Roch, trouvent grâce aux yeux des censeurs. Enfin, depuis la chute du régime dit « communiste », ce sont presque exclusivement Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre qui ont été réédités à plusieurs reprises, et ce pour des raisons visiblement mercantiles : les couvertures ou les titres des collections indiquent clairement une lecture prétendument érotique de ces deux romans fin-de-siècle, que Mirbeau a pourtant voulus douloureux.

Le plus surprenant, c’est que, entre 1908 et 1912, se soient succédé trois tentatives d’éditions prétendues complètes, un quart de siècle avant la première édition française. La première, собрание сочинений, a eu lieu en 1908, chez un éditeur non précisé, mais, pour des raisons que nous ignorons, elle s’est arrêtée après la publication des deux premiers volumes, Le Journal d’une femme de chambre et Les 21 jours. La seconde, chez Sabline, a été menée à bien entre 1908 et 1912 et comprend dix volumes publiés sous le titre de Полное собрание сочинений , mais elle  ne comporte évidemment pas Dingo, qui est postérieur. La troisième, également intitulée собрание сочинений, a paru en 1912 aux éditions Vichdo, en quatre gros volumes, mais elle ne comporte ni Dingo, ni le théâtre.

Quant aux éditions séparées des romans, des contes et des pièces de théâtre, elles sont tellement nombreuses qu’il n’est pas question de les énumérer toutes. 

- Le Calvaire (Голгофа) a eu huit éditions, en au moins cinq traductions différentes, plus au moins quatre éditions séparées du chapitre II sur la guerre, le tout entre 1906 et 1993 (cette dernière en Ouzbékistan, à Tachkent), mais rien en Russie stricto sensu depuis presque un siècle.

- L’Abbé Jules (Аббат Жюль) a connu huit éditions, dans au moins cinq traductions, mais la dernière remonte à 1929.

- Sébastien Roch (Себастьян Рок) a eu six éditions, dont au moins cinq traductions différentes, entre 1908 et 1993.

- Le Jardin des supplices a eu seize éditions et au moins six traductions différentes, sous trois titres différents (Сад мучений, Сад пыток  et Сад  терзаний). Deux versions sont accessibles sur Internet.

- Le Journal d’une femme de chambre (Дневник горничной) a connu vingt-trois éditions dans au moins sept traductions (le nom des traducteurs n’est pas toujours indiqué), entre 1906 et 2008, sans parler des nombreuses versions accessibles sur Internet.

- Les 21 jours d’un neurasthénique (Двадцать один день из жизни неврастеника) : six éditions et cinq traductions différentes, entre 1908 et 1912.

- La 628-E8 (Автомобиль 628-Е8 ou Путешествие на автомобиле) : quatre éditions sous deux titres différents, ont paru du vivant de l’auteur, auxquelles il convient d’ajouter trois extraits publiés en brochure, notamment « La Faune des route » (« Фауна дорогъ ») et « Le Sur-empereur » (Сверх-император).  

- Dingo (Динго) : deux traductions, en 1913 et 1925.

- Les Mauvais bergers : quatorze éditions, au moins neuf traductions différentes, sous cinq titres différents, la plus fréquente étant Дурные пастыри.

- Les affaires sont les affaires : neuf éditions, en sept traductions différentes et sous quatre titres différents, dont Власть денег [“la puissance de l’argent”], le plus fréquent, Рабы наживы [“esclave du profit”], нажива  [“le profit”]et Только наживы [“rien que le profit”].

- Farces et moralités : deux traductions, фарсы и аллегории (1908) et Аллегории и фарсы (1910). À quoi il convient d’ajouter les publications séparées de L’Épidémie (Эпиде́мия, quatre éditions), une traduction des Amants, deux traductions de Vieux ménages (Старые супруги), sept éditions (et quatre traductions différentes) de Scrupules (Вор, “le voleur”), trois traductions d’Interview et au moins trois éditions du Portefeuille.

- Le Foyer (Очаг) : neuf éditions entre 1908 et 1937, sept traductions différentes, sous deux titres différents.

- Six volumes de contes, plus une quantité de contes et nouvelles parus dans la presse, mais dont seule une petite partie a été recensée.

- Une édition en brochure de La Grève des électeurs (Стачка избирателей) et de « Prélude » (1906).

Tout cela est évidemment considérable, mais il reste à faire une recension systématique des articles et contes de Mirbeau traduits en russe et parus dans la presse, voire d’articles ou de contes inconnus en français et rédigés directement pour des journaux ou revues russes. Il n’est pas impossible, par exemple, que L’Amour de la femme vénale (voir la notice), dont nous ne connaissons qu’une traduction bulgare, ait paru antérieurement en Russie.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la Russie », in Voix d’Ouest en Europe, souffles d’Europe en Ouest, Presses de l’Université d’Angers, 1993, pp. 461-479 ; Octave Mirbeau, « Sous le knout », Le Journal, 3 mars 1895 ; Octave Mirbeau, Réponse à une enquête sur la répression en Russie, L'Aurore,  6 mai 1901 ; Octave Mirbeau, « Aspects russes », L'Humanité, 24 avril 1904 ; Octave Mirbeau,  « L'Âme russe », L’Humanité, 1er mai 1904 ; Octave Mirbeau, « Le Choléra russe », L'Humanité, 4 août 1904 ;   Octave Mirbeau, « Le Chancre de l'Europe », L'Humanité, 28 août 1904 ; Octave Mirbeau, « De l'alliance franco-russe », Neue Freie Presse, 14 juillet 1907.

 

 

 

 


SERBIE-CROATIE

La réception de Mirbeau en serbo-croate se présente sous plusieurs aspects : les traductions de ses oeuvres, les textes critiques, les comptes rendus de ses romans et ses pièces de théâtre dans la presse, les mentions de son nom dans les études littéraires, dans les histoires de la littérature française, dans les articles encyclopédiques et dans les cahiers de notes de certains auteurs serbo-croates. Pourtant, elle semble marquée par une contradiction. D'une part, on ne trouve pas beaucoup de données qui se rapportent à cet auteur et les critiques littéraires serbes et croates ne semblent pas disposés à examiner son oeuvre de façon approfondie. D'autre part, plusieurs de ses romans, de ses contes et de ses textes critiques sont traduits en serbo-croate et sa comédie Les affaires sont les affaires est jouée à Zagreb (le 30 octobre 1906), à Belgrade (le 14 décembre 1906), à Novi Sad (le 14 avril 1907) et à Sarajevo (le 10 mars 1926). Elle a été présentée et renouvelée plusieurs fois au cours de plus de quarante ans et ses représentations ont été suivies de plusieurs notes et comptes rendus dans la presse. Le nom de Mirbeau est mentionné dans la thèse de doctorat L'Influence du réalisme français dans le roman serbocroate, faite par l'historien de littérature Miloch Savkovitch, qui le classe parmi les romanciers et les nouvellistes français qui sont entrés dans la littérature serbo-croate tout à côté des écrivains célèbres (Hugo, Daudet, Zola, Balzac, Maupassant), en remarquant que leur nombre, supérieur à quatre-vingt-dix, dépasse celui des conteurs serbes et croates de la même époque. Le nom de Mirbeau figure dans toutes les encyclopédies en serbo-croate, où il est désigné comme un naturaliste qui décrit les personnages morbides et les enfances tristes et comme un critique qui soutient les impressionnistes et plaide pour les nouvelles tendances artistiques. Dans son article « Vue sur la littérature française d'aujourd'hui » (1902), le critique littéraire serbe de renom, Jovan Skerlić, mentionne Mirbeau comme un auteur qui a écrit « quelques ouvrages de valeur, en traitant le sujet éternel de l'homme enchaîné et ruiné par une femme et en faisant la satire amère et violente des hautes classes sociales ». 

La réception de Mirbeau en serbo-croate est assez intense dans la période qui s'inscrit entre 1887, année de la parution du compte rendu du Calvaire dans la revue croate Iskra [Étincelle] et les années vingt, qui sont marquées par les polémiques violentes autour de l'avant-garde. Dans cette période, où les littératures serbe et croate suivent les courants de la littérature européenne moderne, doublement marquée par le naturalisme en déclin et par les tendances antirationalistes, l'impressionnisme brutal de Mirbeau, qui condamne violemment la société contemporaine en s'opposant avec âpreté à toutes les valeurs traditionnelles et en allant jusqu'à défendre les idées anarchistes, n'est pas sans éveiller de l'intérêt. On voit paraître quelques textes critiques à son sujet dans la presse et les traductions de ses romans Le Journal d'une femme de chambre (Belgrade, 1904; Zagreb, 1920), Le Jardin des supplices (Belgrade, 1922) et Sébastien Roch (Zagreb, s. d.), de sa nouvelle Un homme sensible (Belgrade, s. d.), de ses récits et contes « Vers le bonheur » (1892), « Les eaux muettes » (1896), « Tatou » (1907), « Le Dernier voyage » (1921), « Les deux amis » (1907), « Le Portefeuille » (1908), « Le Petit gardeur de vaches » (1926), de son dialogue triste « Le Poitrinaire » (1891), ainsi que les traductions d'un de ses combats esthétiques intitulé « L'Art nouveau » (1902), de son article du Figaro sur Maurice Maeterlinck (1903) et d'un fragment des 21 jours d'un neurasthénique (1917).

Les articles de presse sur les oeuvres de Mirbeau et sur sa vie marquée par les combats et les scandales paraissent, pour la plupart, de son vivant. Plusieurs de ces écrits se rapportent à sa pièce Les affaires sont les affaires. Leurs auteurs considèrent pour la plupart que le sujet de la pièce n'est pas familier à un milieu serbe et mettent en relief les différences culturelles entre le milieu français et le milieu serbe. Dans son article critique « Aperçu du théâtre », publié dans la revue renommée, d'orientation traditionnelle, Srpski književni glasnik [Le Courrier littéraire serbe] après sa première de cette pièce au Théâtre national de Belgrade en 1907, avec le célèbre acteur Pera Dobrinović, qui tiendra le rôle de Lechat pendant plusieurs années, Milan Grol, critique littéraire et directeur de ce théâtre, exprime son rapport critique mêlé d'admiration, en remarquant que le drame français contemporain a remplacé le stéréotype adultère par le stéréotype argent et condamnant surtout le comportement de la fille de Lechat, qu’il considère comme inacceptable. Au contraire, Lazar Marković Mrgud, dans un article publié dans le journal Branik [Bastion], essaie plutôt d’expliquer ce comportement : dégoûtée par les méfaits de son père, par les taquineries de sa mère et par l'étroitesse de son milieu, elle cherche la tendresse et la liberté.

Les articles sur Mirbeau et ses romans en précèdent parfois les traductions, ce qui montre que la presse en Serbie et en Croatie suit avec intérêt les événements littéraires et culturels en France. D’autre part, les parutions de certains romans de Mirbeau en France sont immédiatement suivies de leurs comptes rendus, d'auteurs pour la plupart anonymes, dans les journaux et les revues serbes et croates. Après avoir souligné le caractère double de la réception du Jardin des supplices, salué avec enthousiasme par les uns comme une nouvelle manifestation de l’esprit français et comme une manière particulière de traiter les questions éthiques et critiqué par les autres comme une oeuvre qui ne cherche qu'à faire effet et sensation, l’auteur du compte rendu paru dans la revue Vienac (Zagreb, 1899) parle de la misogynie du personnage principal et finit par se ranger du côté des défenseurs de Mirbeau, pour conclure que celui-ci, après nous avoir révélé l’odeur du « jardin des supplices », nous encourage à cultiver « le jardin des vertus ».

L'attention des critiques et des journalistes serbes et croates a été attirée également par le comportement de Mirbeau, qui provoquait des conflits et des scandales (conflit avec Jules Claretie, scandale fait par son article « Le Comédien »), aussi bien que par sa mort, qui est suivie d’une nécrologie dans Beogradske novine [Le Journal de Belgrade], où l'auteur constate qu'"en tant que critique, il se distinguait dès le début par une spiritualité exceptionnelle, mais aussi par sa malignité, et que, dans Le Journal d'une femme de chambre, il a touché « la limite entre la littérature et la pornographie ». Un milieu patriarcal ne peut pas facilement accepter la sensualité que Mirbeau rattache à la satire sociale.

La seconde période de la réception de Mirbeau en serbo-croate, qui s'étend des années trente à nos jours, est plus longue, mais beaucoup plus pauvre que la première quand il s'agit du nombre de traductions et d'articles à son sujet : il semble que la presse cesse de s'intéresser à lui. Pourtant, il figure encore dans les encyclopédies et les histoires de la littérature française et le peu d'articles qui lui son consacrés sont beaucoup plus longs et beaucoup plus approfondis que ceux de la première période. De plus, il a eu un lecteur éminent dont l'intérêt pour lui est longtemps resté inconnu. C’est le prix Nobel Ivo Andrić, qui a lu, au cours des années trente, Le Jardin des supplices en version originale et qui a copié dans ses cahiers de notes quelques fragments de ce roman en y ajoutant ses courts commentaires.

Dans cette période, on souligne surtout l’aspect social de la critique mirbellienne, comme le montrent le long article sur lui dans L'histoire de la littérature de l'Europe occidentale de l'auteur russe P. S. Kohan, traduite en serbo-croate et publiée à Sarajevo (1958) ou la notice de la traductrice des deux éditions du Journal d'une femme de chambre qui paraissent à Zagreb en 1970 et 1972. Après avoir présenté Mirbeau comme « une des personnalités les plus originales de la belle époque en France » et Le Journal d'une femme de chambre comme une des dernières manifestations du naturalisme dans la littérature française, elle conclut que ce livre nous apprend dans quelle mesure les domestiques privés de droits peuvent être déshumanisés. Éveillé par le film que Louis Buñuel a réalisé d'après ce roman (1964), cet intérêt pour Mirbeau disparaît bientôt et le silence retombe sur cet auteur controverse. Il sera cependant encore une fois tiré de l'oubli grâce à trois articles de Pierre Michel, qui considèrent son oeuvre sous ses différents aspects: « Le Cas Octave Mirbeau - Du “prolétaire des lettres” à l'intellectuel » (La Revue de philologie, Belgrade, 1998), « Sartre et Mirbeau : de la nausée à l’engagement » (Jean-Paul Sartre en son temps et aujourd’hui, dir. Jelena Novaković, Belgrade, 2006) et « Octave Mirbeau est-il un moraliste ? » (La Revue de philologie, Belgrade, 2010). La dernière traduction d’une œuvre de Mirbeau est celle du Jardin des supplices (Belgrade, 2002), faite d’après une traduction anglaise.

                                                                                                                      J. N.

 

Bibliographie: Jelena Novaković, « La réception de Mirbeau en serbocroate », Cahiers Octave Mirbeau, no 8, 2001, pp. 418-432.

 


SLOVENIE

La présence de Mibeau en Slovénie semble des plus réduites. Pour ce qui est des traductions, nous n’en avons relevé que deux : Le Portefeuille (Listnica), traduit par  Prevel Vladimir Levstik, a été publié en brochure en 1919 ; et, en 1905, une anthologie de contes, réalisée par  Marko Vovčok et publiée à Gorica, chez A. Gabršček, sous le titre Venac slovanskih povestij [“florilège des histoires slovènes”], comporte deux contes de Mirbeau,  insérés dans le tome X :  «Prijatelja » (« Les Deux amis ») (pp. 67-75), et « Greh » [“Le Péché”] (« Pour M. Lépine ») (pp. 87-96). Sans doute d’autres contes et des articles critiques ont-ils paru dans des journaux et revues, mais la recension reste à faire. Quant à l’accueil critique, nous ne connaissons que l’article nécrologique d’Anton Debeljak, « Octave Mirbeau », paru dans Ljubljanski zvon (1917, pp. 165-167).

P. M.

 

 


STRASBOURG

Mirbeau s’est rendu au moins deux fois à Strasbourg, au printemps 1883 et en mai  1905, la première fois en train, la seconde dans son automobile Charron, la fameuse 628-E8, au terme de sa traversée de la Belgique, de la Hollande et de l’Allemagne. Peut-être y a-t-il eu auparavant une première visite, si on accorde foi à La 628-E8, où il prétend y être déjà venu en 1876, mais ce genre d’affirmation est à prendre avec moultes précautions, dans un récit qui n’a aucune prétention à la vérité historique et qui fourmille d’anecdotes controuvées ou fantaisistes. Dans un pays traumatisé par la débâcle de 1870 et qui, prétendent les nationalistes, attend impatiemment « la Revanche » qui permettrait de récupérer l’Alsace-Lorraine, le voyage à Strasbourg n’est pas indifférent et le reporter est attendu au tournant.

Mirbeau a rendu compte de son premier séjour dans les colonnes du Gaulois d’Arthur Meyer, auquel il collabore encore, à la veille du lancement des Grimaces. Ce qui l’a frappé, c’est , d’une part, la massive occupation militaire et l’omniprésence des uniformes, et, d’autre part, l’inexorable progression de la germanisation de la ville : « Aujourd’hui Strasbourg est bien allemande. L’invasion germanique est terrible et complète. [...] Les Français en masse ont déserté. Seuls sont restés les pauvres diables. [...] L’œuvre de germanisation s’étend de jour en jour. » Ce que disant, il se montre peu sensible à la propagande nationaliste selon laquelle les Alsaciens seraient tous restés Français de cœur. Il aggrave encore son cas quand il contemple, avec une admiration non feinte, le nouveau quartier universitaire et qu’il se risque à pronostiquer que « la force pacifique » puisse achever prochainement, « à coups de paroles et d’exemples » le travail commencé par « la force brutale à coups d’obus et de boulets » (« Notes de voyage », Le Gaulois, 8 juin 1883).

Vingt-deux ans plus tard, il ne reconnaît pas la ville et, transgressant encore plus vigoureusement les interdits des revanchards, il applaudit à son embellissement : « À l'exception du quartier de la cathédrale, et de ce vieux quartier si pittoresque qu'on appelle la petite France, rien d'autrefois n'est resté. Et encore, ces derniers vestiges, où nous nous retrouvons, vont bientôt disparaître. La pioche y est déjà. Aujourd'hui Strasbourg est une ville magnifique, spacieuse, et toute neuve, la ville des belles maisons blanches et des balcons fleuris. Nous n'en avons pas une pareille en France. Les larges voies des nouveaux quartiers, luisantes comme des parquets suisses, les universités monumentales, tous ces palais élevés à l'honneur des lettres, des sciences, et des armes aussi, par lesquels l'Allemagne s'est enfoncée jusqu'au plus profond du vieux sol français, ces jardins merveilleux, ce commerce actif qui, partout, s'épanouit en banques énormes, en boutiques luxueuses, et cette armée formidable qui veille sur tout cela, doivent faire réfléchir bien douloureusement ceux qui gardent encore, au cœur, d'impossibles espérances. Ah ! je plains le pauvre Kléber qui assiste, sur sa place, impuissant et en bronze, au développement continu d'une cité à qui il a suffi d'infuser du sang allemand pour qu'elle acquît aussitôt cette force et cette splendeur. Telle fut, au moins, ma première impression. »

Certes, il reconnaît qu’un voyageur de passage peut être dupé par les apparences. Aussi prétend-il recueillir les confidences d’un Alsacien « très intelligent » et « qui ne se paie pas de mots ». Lequel s’empresse de confirmer que « Strasbourg est complètement germanisée », que seules « quelques familles bourgeoises résistent encore » et que les prêtres catholiques, si influents en Alsace, sont devenus « agressivement allemands ». Bien sûr, force lui est de reconnaître qu’« il y a bien de la misère », ou plutôt, « pour ne rien exagérer, bien de la gêne », que les prix et les impôts sont élevés, que les fonctionnaires allemands ne sont pas toujours bien commodes, et donc que « nous ne sommes pas très heureux ». Mais, selon lui, rien n’a vraiment changé pour les Alsaciens : « Moralement, politiquement, nous restons, sous l'autorité de l'Allemagne, ce que nous étions sous celle de la France: soumis, passifs, et mécontents ». Si  « l'Alsacien déteste les Allemands », ce serait une « grave erreur » que d’en conclure « qu'il adore les Français » Et le vieil Alsacien d’ajouter quelques phrases éminemment transgressives : « Peut-être, de devenir Allemands, y avons-nous gagné un peu de dignité humaine... [...]  Oui, les Allemands nous ont appris la propreté et l'hygiène, ce qui n'est pas négligeable, et l'insouciance de l'avenir, ce qui nous a fait une âme moins sordide et moins âpre. [...]  Quand on ne peut pas être soi... d'être ceci, ou bien cela... Turc, Lapon, ou Croate... allez... ça n'a pas une grande importance... »

« Pas une grande importance » ? Déroulède a dû s’étrangler de rage...

P. M.


SUEDE

La Suède n’a pas été un pays particulièrement accueillant pour Mirbeau : les traductions y ont été rares et les études critiques encore plus. Il faut néanmoins préciser que les librairies suédoises diffusent les traductions anglaises, que l’on trouve aussi dans les bibliothèques, de sorte que, dans un pays où très nombreux sont les anglophones, Mirbeau n’est tout de même pas complètement un inconnu.

Seuls deux de ses romans ont été traduits en suédois :

* Le Journal d’une femme de chambre, sous le titre un peu fantaisiste de En Kammarsnärtas upplevelser  [“les expériences d’une femme de chambre”]. La traduction d’Algot Ruhe a paru d’abord à Stockholm, en 1926, chez B. Wahlströms Bokförlag, qui a procédé à plusieurs rééditions, notamment en 1941, 1944 et 1945 (237 pages) ; puis , en 1937, chez un éditeur de Norrköping, Anderrsons Bokförlag, dans la collection « Romanbiblioteket »  (221 pages).

* Le Jardin des supplices (Lidandets Lustgård), présenté le plus souvent comme un roman érotique a paru tardivement, en 1997, chez Vertigo, dans une traduction de Hans Johansson (229 pages). Cette édition, qui est toujours en vente, comporte une postface, « Blomstrande pessimism », de Carl-Michael Edenborg et de Hans Johansson, qui insistent sur le pessimisme foncier du romancier. Il est possible que des extraits du Jardin aient auparavant figuré, en 1961, dans une anthologie de textes érotiques, dans le n° 6 de la revue Raff. Mais, faute d’avoir vu le volume, nous ne pouvons assurer qu’il ne s’agit pas plutôt d’un simple commentaire du roman.

On sait par ailleurs que Les affaires sont les affaires (Affär är affär) a été représenté à Stockholm en 1904, puis à Göteborg en 1949-1950, et a donné lieu à une adaptation télévisée en 1985, dans une traduction de Herbert Grevenius.

Il est probable qu’un certain nombre de contes ont été également traduits dans des journaux de l’époque de Mirbeau, ou dans les décennies qui ont suivi sa mort, mais nous n’avons retrouvé la trace que de trois de ses textes : « La Leçon du gorille » (« Ad gorillan menade »), dans Litteratur og samhälle, Uppsala, 1909, n° 3 ;  « Agronomie » (« Agronomen »), traduit par Gunnar Ekelöf et paru dans Svenska dagbladet, le.10 septembre 1933 ; et un mystérieux texte intitulé « Slutet på en himmelsfärd »  [“La fin d'un voyage au ciel”], paru très tôt, en 1884, dans le n° 274 d’un journal suédois de la ville finlandaise de Turku, l’Åbo Tidning . Ce texte, que nous n’avons pas vu, n’a pas pu être identifié, et il n’est pas exclu qu’il soit inconnu en français. En ce cas, il resterait à comprendre comment il est arrivé en Scandinavie, à une époque où le bagage littéraire de l’écrivain est encore bien mince..

La principale étude critique, qui est honnête, mais commence à dater sérieusement, est celle de Gustaf Ullman,  « Octave Mirbeau », extraite de Ord och bild – Sextonde årgången, 1907, pp. 355-358. On trouve aussi un compte rendu de Dingo, en 1913, dans Nya Argus, une évocation du Jardin des supplices dans une étude de Gunnar Bjurman sur l’influence d’Edgar Poe, en 1916, et une notice sérieuse dans l’encyclopédie suédoise. La recension reste à faire.

P.M.


SUISSE

Mirbeau s’est rendu souvent en Suisse, mais nombre des voyages qu’il a pu y effectuer dans les années 1870 et au début des années 1880 ne sont pas attestés. Seuls le sont des séjours bien postérieurs, mais qui ne sont sans doute pas les premiers, si l’on en croit cette affirmation de 1900, il est vrai fort exagérée et par conséquent sujette à caution : « Par une fatalité que je ne m’explique pas et contre laquelle je proteste de toutes mes forces, après m’être, tous les ans, depuis dix ans, solennellement juré à moi-même de ne jamais remettre les pieds dans ce pays, tous les ans, la saison venue, j’y retourne. Notez que rien ne m’y attire, ni un souvenir pieux ou charmant, ni une espérance d’on ne sait quoi, ni un désir d’études géologiques, hydrographiques, anthropologiques et préhistoriques… Tout m’en éloigne, au contraire, et j’y retourne !… » (« En voyage ». Le Journal, 16 septembre 1900). Toujours est-il que Mirbeau y a bel et bien voyagé et séjourné : en septembre 1899, puis de nouveau en septembre 1900, puis en septembre 1902, avant de s’installer à Bray-Lû, et derechef en décembre 1904, quand il a accompagné sa femme à Berne, pour une consultation du Dr Dubois, avant de gagner les lacs italiens en passant par le Tessin.

En 1900, il est notamment passé à Bâle, Lucerne, Berne, Interlaken et Rheinfelden, où il a visité « une grande usine d’électricité » et a retrouvé Misia Natanson en pleine crise. C’est ce séjour qu’il évoque dans « En voyage », article expédié d’Interlaken, où il a passé deux jours au Grand Hôtel Victoria, et qu’il présente en ces termes, avec une réjouissante mauvaise foi : « La particularité de cette ville où je suis, et dont l’excellent Baedecker, pince-sans-rire allemand, chante en des lyrismes extravagants “la sublime beauté idyllique”, c’est de n’être pas une ville. En général, une ville se compose de rues, les rues de maisons, et les maisons d’habitants. Or, à J…, il n’y a ni rues, ni maisons, ni habitants, il n’y a que des hôtels… soixante-quinze hôtels, énormes constructions, semblables à des casernes et à des asiles d’aliénés, qui s’allongent les uns à la suite des autres, indéfiniment, sur une seule ligne, au fond d’une gorge brumeuse et noire, où toussote et crachote sans cesse, ainsi qu’un petit vieillard bronchiteux, un petit torrent. Ça et là, quelques étalages installés au rez-de-chaussée des hôtels, boutiques de librairies, de cartes postales illustrées, de vues photographiques de cascades, de montagnes et de lacs, assortiments d’alpenstocks et de tout ce qu’il faut aux touristes ; bijouteries qui offrent, avec une offensante impudeur, les échantillons variés et hideux de cet art anglo-germano-suisso-belge si particulier aux villes d’eaux… et enfin quelques magasins où cette effarante sculpture helvétique, avec ses ours debout, ses chamois bondissants, ses chevreuils cabrés, ses mouflons poursuivis par des aigles, ses horloges, nous pose perpétuellement ce point d’interrogation plein d’angoisse : “Où tout cela peut-il bien aller ?”… Et c’est tout… » Comme une bonne partie de cette description satirique sera réutilisée quelques mois plus tard dans Les 21 jours d’un neurasthénique (1901), à propos de la station pyrénéenne de Luchon (voir la notice), force est de reconnaître que ce n’est pas seulement la Suisse qui est visée, mais plus généralement les stations thermales, ainsi que la montagne, à laquelle l’écrivain semble être gravement allergique et qui entretient sa neurasthénie : « En face de soi, la montagne haute et sombre ; derrière soi, la montagne sombre et haute… À droite, la montagne, au pied de laquelle un lac dort ; à gauche, la montagne toujours, et un autre lac encore… Et pas de ciel… jamais de ciel, au-dessus de soi ! De gros nuages qui traînent d’une montagne à l’autre leurs pesantes masses opaques et fuligineuses… » (« En voyage, loc. cit. »).

Il faut croire malgré tout que la Suisse n’est pas que répulsive, sans quoi on ne comprendrait pas qu’il y retourne si volontiers. Et, de fait, il lui reconnaît quelques atouts – les téléphones, les pâtisseries et les jambons… – et surtout bien des qualités morales et politiques, d’autant plus précieuses si on la compare à la France de l’affaire Dreyfus. : « Je ne voudrais rien dire qui désobligeât la Suisse. Comme peuple je le respecte et je désirerais que la France eût quelques-unes de ses vertus… C’est, je crois bien, le seul peuple du monde qui possède, véritablement, une éducation démocratique, encore que ce soit en Suisse où l’on trouve le plus de domestiques, et des mieux disciplinés. […] J’aime surtout la probité native de ce petit peuple, sa vaillance calme, son activité robuste et vaillante, et cette ingéniosité hardie, par quoi, sans bruit, sans ostentation, la Suisse a su assouplir aux besoins de la vie la plus ingrate et la plus terrible nature qui soit sur le globe… » (ibid.) En revanche, comme il le confie à Rodin en octobre 1899, il est sidéré par « l’art suisse » : « Ah ! l’art suisse ! Quelle pauvreté intellectuelle ! » Quant au calvinisme, qui règne notamment à Genève et imprègne des esprits tels que son ancien ami Édouard Rod (voir la notice), il le juge avec la plus grande sévérité.

P. M.


TCHECOSLOVAQUIE

Pour Mirbeau, la Tchécoslovaquie, sous les trois régimes qui se sont succédé, a été une terre relativement accueillante. Beaucoup plus, à vrai dire, la Tchéquie, traditionnellement laïque et progressiste, que la Slovaquie, catholique et  plus conservatrice, où seul Le Journal d’une femme de chambre a trouvé grâce à deux reprises : Denník komornej, traduit par Ruzena Jamrichová, a paru d’abord en 1969 à Bratislava, chez Smena, dans la collection « Eva » (réédition l’année suivante (301 pages) ; puis en 1992, dans la Slovaquie indépendante, à Bratislava, aux Éditions Q 111 (215 pages).

En revanche, les traductions tchèques ont été assez nombreuses. On a ainsi la surprise de constater que, dès 1892, dans l’empire austro-hongrois, paraît, chez August Geringer (né en 1842), une traduction de L’Abbé Jules, Páter Julius, sous-titré Svobodomyslný román [“roman d’un libre-penseur”], ce qui laisse subodorer l’anticléricalisme militant de l’éditeur (228 pages). Sous le même titre, une nouvelle traduction, due à M. Ulrychova, paraît en 1924 à Prague, chez un éditeur visiblement engagé, Komunist. knihkup. a naklad., dans une collection curieusement intitulée « Lidové romány » [“romans d’amour”] (247 pages). Le même éditeur a publié la même année la traduction du Calvaire par Marie Majerová (1882-1967), Kalvarie (232 pages), qui avait déjà paru en 1906 à Vídeň, chez un éditeur inconnu (264 pages). Un extrait du chapitre II, traduit par Jaromir Berák, a aussi été publié à part, dans un hebdomadaire pragois, Kmen, Literarny tydennik, le 18 mars 1920.

De son côté Le Jardin des supplices, Zahrada muk, a connu quatre éditions : la première, probablement limitée à la première partie du roman, en 1910 ou 1911, à Prague, chez J. Otto, dans la collection « Svetová knihovna » [“bibliothèque mondiale”] (136 pages) ; la seconde en 1918, également à Prague, aux éditions Vlastnim Nakladem Vydal Otto V Praze, dans une traduction de Marie Majerová, qui a aussi rédigé une longue et dithyrambique introduction (284 pages) ; la troisième en 1924, à Brno, chez Trill, dans la collection « Knihovna galantní Detby » [“Bibliotheque des lectures galantes”], ce qui indique une lecture très orientée, dans une nouvelle traduction due à J. Stanek, avec des illustrations de  J. Stanka ; la quatrième, en 2002, à Prague, chez Clinamen, avec des illustrations de Medek Kopaninský. Il est à noter qu’aucune édition n’a paru sous le régime communiste.

Le Journal d’une femme de chambre a également connu quatre éditions tchèques : dès 1900, sous le titre de Denik panské [“journal d’une soubrette”], à Pilsen, chez Benisko a Jerab, dans une traduction d’Arnošt Procháska, rééditée en 1925 (377 pages) ; en 1905, sous un nouveau titre, Dennik hezké komorné [“journal d’une belle femme de chambre”], à Prague, chez Kober, dans la collection « Eros », n° 2, dans une nouvelle traduction de K. Petřík, qui pourrait bien n’être pas complète (268 pages) ; en 1970, sous un nouveau titre, Denik komorné, chez Smena ; puis en 1979, à Prague et Bron, chez Melantrich, dans une nouvelle traduction de Radovan Krátký, accompagnée d’une longue postface de Vladimir Brett, « Octave Mirbeau - Jizlivy satirik » [“satiriste plein de vie”] (333 pages) ; enfin, en 1993, à Prague, aux éditions V nakl. Svoboda-Libertas, réédition de la traduction de Krátký (325 pages).

Le théâtre de Mirbeau a également eu droit de cité en tchèque. C’est ainsi que Les Mauvais bergers , Špatni pastyri, a été édité à trois reprises, pour des raisons probablement plus politiques que littéraires : en 1905, à Kral, chez Vinohrady ; en 1906, à Prague-Olšany, aux éditions V Praze - Kamilla Neumannová, dans la collection “Knihy dobrých autorů”, n° 13,  dans une traduction de Karel Pudlac, adornée d’une illustration d’Alexandre Steinlen (101 pages) ; puis en 1921, de nouveau à Prague, chez Zora, collection « Çeské divadlo »  [“théâtre tchèque”], n° 30, dans une nouvelle traduction de Maryša Bártova, (121 pages). Les affaires sont les affaires, Obchod je obchod, traduit par Olga Fastrová, a paru en 1907 à Prague, chez  Knapp, 1907 (171 pages) et a été représenté à Prague en 1909, sur la scène de Vinohradske Divadlo. Vieux ménages a été traduit par Antonin Bernašek, sous deux titres différents : Staré manzelstvi  (1922) et Stará domácnost  (1926). Il semble qu’en même temps ait été publiée la traduction de Scrupules, rebaptisé Zlodej filosof  [“le voleur philosophe”].

Les contes de Mirbeau n’ont pas non plus été négligés. En l’absence d’une recension systématique, qui n’a pas été entreprise,  des contes parus dans la presse, signalons seulement une traduction de « La Chambre close », Zavřená světnice , en 1895, de « La Tristesse de Maît’ Pitault », Zármutek kmotra Pitauta, en 1915, et de deux autres contes non identifiés en 1911 et 1924.  Et surtout, en 1999, la publication d’un recueil de contes drôles paru en France en 1992, Le Concombre fugitif , et qui, traduit par  Dana Melanová, a été édité par Talpress, à Prague, sous le titre Prchajici okurka (163 pages). Mais le plus étonnant, c’est une brochure de 29 pages, parue en 1924, à Prague-Vršovice, aux éditions Nakladatel Jan Toužimský, dans la collection « Venušiny povídky » [“les contes de Vénus”], sous le titre de  Z deníku dcery prostitutky [“dans le journal de la fille d’une prostituée”]. Ce petit volume comporte trois textes : d’abord, le chapitre V du Journal d’une femme de chambre, où la « fille de la prostituée » du titre n’est autre que Célestine ; et deux contes inconnus en français, intitulés « Hnizdecko lasky [“un petit nid d’amour”] et « Vecne » [“éternité”]. Nous ignorons comment ces contes ont bien pu arriver à Prague sept ans après la mort de l’écrivain, et s’ils ont paru en français dans une publication qui n’a pas encore été dépouillée.

De ce bref relevé, il ressort que la majorité des publications mirbelliennes date du vivant de Mirbeau ou des années qui ont suivi sa mort ; que la période communiste a été particulièrement pauvre, puisque seul un roman a été traduit dans les deux langues du pays, alors unifié ; et qu’une partie non négligeable de la production romanesque de Mirbeau reste encore à découvrir.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Deux contes inconnus de Mirbeau traduits du tchèque » , Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 181-191.

 


TOMBOUCTOU

Ville actuellement située au Mali et peuplée de 30 000 habitants, Tombouctou a connu une grande prospérité aux XVe et  XVIe siècles, a alors compté près de 100 000 habitants et possédé une prestigieuse université. Le premier blanc à y pénétrer – ou, plutôt, à en revenir vivant – a été René Caillié en 1828, mais à un moment où la ville était déjà tombée en décadence. Laissée à l’abandon depuis quelques décennies par le sultan du Maroc, elle a été occupée par les Français en 1893.

Au cours d’une campagne qu’il mène dans les colonnes du Gaulois contre Félix Faure, sous-secrétaire d’État aux colonies, sans doute à la demande de son ami François Deloncle (voir la notice),  Mirbeau consacre une chronique à déboulonner la ville mythique, à l’occasion de la réception, fort coûteuse, donnée en l’honneur d’un prétendu « ambassadeur de Tombouctou » inconnu par ailleurs et dépourvu de lettres de créance authentifiables. Démythifiant cette mystérieuse cité perdue,  il affirme d’entrée de jeu que « Tombouctou n’existe pas » et que, de cette ville qui a a tant fait rêver, il ne reste plus qu’un « tout petit village perdu dans le sable », en plein désert et loin de tout : « Trois ou quatre masures abandonnées, des murs écroulés, quelques tentes déchirées, un pauvre petit marabout en ruine décoré du nom de mosquée », voilà à quoi, à l’en croire, se réduirait la légende forgée par les Portugais et confortée par quelques voyageurs plus poètes que géographes (« Tombouctou », Le Gaulois, 27 janvier 1885).

P. M.


TONKIN

Mirbeau n’a pas mis plus les pieds au Tonkin qu’en Inde ni qu’en Chine. Mais il n’en a pas moins évoqué à plusieurs reprises cette région, située au nord de l’actuel Vietnam, aux confins de la Chine.

Tout d’abord, en 1885. Comme beaucoup pour les raisons les plus diverses, il s’interroge d’abord sur la nécessité d’envoyer nos soldats se faire tuer là-bas pour « les pépites du Tonkin », puis il s’indigne des conséquences du désastre de Lang-Son, ville frontière que l’armée française dut abandonner en catastrophe face aux Chinois, ce qui eut pour effet d’entraîner la chute du gouvernement de Jules Ferry, surnommé « le Tonkinois », le 30 mars 1885. Le surlendemain,  Mirbeau évoque avec émotion les « héroïques petits soldats » qui, là-bas, au Tonkin, « sans secours, sans espoir, attendent peut-être la mort », cependant qu’à Paris « les hommes de plaisir se ruent au plaisir sans pitié et les hommes de proie aux proies honteuses » : il aurait alors souhaité que des mitrailleuses abattent tous ces « chacals » (« Les Chinois de Paris », La France, 1er avril 1885). Cinq jours plus tard, dans « La Déroute » (La France, 6 avril 1885), il se sert de la sanglante retraite de Lang-Son et du risque d’expansion chinoise pour stigmatiser les politiciens de la Chambre, qui étaient « complices » de Jules Ferry et qui, en le renversant, n’ont obéi qu’à de bas « calculs d’intérêt personnel », cependant que « nos soldats rétrogradaient, débandés, dans les défilés du Tonkin » : « Ce pays qui fut si grand, qui fut si beau, ce pays qui se chauffa à tous les soleils de la gloire, sombre dans la honte. »

Ce n’est plus d’une approche politico-patriotique du Tonkin, mais touristico-cynégétique, qu’il est question dans Le Jardin des supplices (1899) et Les affaires sont les affaires (1903). Dans la première partie du Jardin des supplices, l’anonyme narrateur fait la connaissance d’un «  gentilhomme normand qui se rendait au Tonkin » et qui, « chasseur passionné », manifestait un enthousiasme communicatif pour cet « admirable pays de chasse », tel qu’il n’y a nul pays au monde qui soit « plus amusant que le Tonkin » : « Au Tonkin, il y a de tous les gibiers en abondance… Mais surtout des paons… Quel coup de fusil, monsieur !… Par exemple, c’est une chasse dangereuse… » Non pas que les paons y soient « féroces »,  mais parce que « là où il y a du cerf, il y a du tigre… et là où il y a du tigre, il y a du paon » : « Le tigre mange le cerf… et… quand le tigre est repu du cerf, il s’endort… puis il se réveille… se soulage et… s’en va… Que fait le paon, lui ?… Perché dans les arbres voisins, il attend prudemment ce départ… alors, il descend à terre et mange les excréments du tigre… C’est à ce moment précis qu’on doit le surprendre… Ah ! quels paons !… Vous n’en avez pas la moindre idée… [...]  Jamais un coup de fusil ne me procura une émotion aussi vive que ceux que je tirai sur les paons… Les paons… monsieur, comment vous dire ?… c’est magnifique à tuer !… » Il se vante aussi d’y avoir massacré des milliers de poules extraordinaires, telles qu’on n’en voit pas non plus en Europe, mais qui ne valent tout de même pas les paons tonkinois. Dans Les Affaires, à l’acte III, le souvenir de cette information curieuse, glanée sans doute dans quelque revue, sert à rompre la glace et à alimenter la conversation, au début de la difficile entrevue entre Isidore Lechat et le marquis de Porcellet. Celui-ci parle ainsi de son fils explorateur : «  — Il est revenu enthousiasmé du Tonkin... Il dit que c’est un admirable pays de chasse... Il parait que la chasse au paon, surtout, est très amusante. Dangereuse... par exemple... mais d’autant plus amusante... / — Ils sont donc féroces... les paons... par là ? / — Pas les paons, naturellement... mais les tigres... car on ne trouve les paons que dans les parties de forêts fréquentées par les tigres... Au Tonkin... là... où il y a du cerf... il y a du tigre... et là... où il y a du tigre... il y a du paon... Robert assure que le paon est quelque chose de magnifique à tuer... »

P. M.

 

 

 


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