Thèmes et interprétations

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Terme
JUSTICE

On cite souvent Zola qui considère Mirbeau comme le « justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux soffrants de ce monde. » Cette phrase peut nous aider à discerner les significations de la notion de la justice dans l’œuvre mirbellienne.

Dans un premier temps, la justice peut être considérée comme un thème, récurrent dans les récits : il s’agit de la représentation du fonctionnement de l’institution judiciaire, et, dans un sens plus large, de toute la société, qui est – par sa nature même, selon Mirbeau – injuste. Les romans et les contes dressent l’image d’une société criminelle et criminogène, qui, non seulement commet elle-même des crimes et ne punit pas les vrais criminels, mais qui, par la misère, pousse les pauvres, les démunis à commettre des crimes, ce qui permet de les criminaliser et de les condamner. Voir l’exemple de l’honnête Jean Guenille condamné pour vagabondage est éloquent (Le Portefeuille, 1902). On peut citer aussi un conte aux accents kafkaïens, « La Vache tachetée » (Le Journal, 20 novembre 1898), qui met en scène un monde réduit au seul fonctionnement de l’institution judiciaire assignant une place déterminée à ses acteurs : accusé, gardien, juges, spectateurs. Jacques Errant – qui porte un nom on ne peut plus parlant – est accusé d’avoir une vache tachetée (ce qu’il nie), et, pour ce motif non fondé et évidemment absurde, sera condamné pour cinquante ans de bagne. C’est le contexte historique (on est au beau milieu de l’affaire Dreyfus) qui peut, en partie, expliquer l’ironie noire de cette nouvelle, qui décrit une société où tout fonctionne d’une manière arbitraire et où l’homme est contraint de jouer des rôles qu’il ne comprend même pas. Les Mémoires de mon ami, la nouvelle la plus longue de Mirbeau, publiée dans Le Journal en 1898-1899, c’est-à-dire en pleine affaire Dreyfus également, donne aussi une image saisissante du fonctionnement de la Justice et les victimes de celle-ci. Le narrateur-personnage, qui est accusé du meurtre d’une vieille femme, est emmené au Dépôt. Sa douleur vient surtout de ce qu’il voit : « Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour !... » (Contes cruels, t. II, p. 641) À partir de cette expérience il ne peut que bien comprendre les mécanismes de la reproduction d’une société fondamentalement injuste : « Cette nuit-là, dans cette abject prison où il y avait tout, assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de culture de la misère... » (p. 643-644).

Le thème de la justice est également repris dans les chroniques. Il suffit de penser à l’une d’elles, « Paradoxe sur les Fenayrou », qui contient les réflexions de l’auteur sur une des affaires criminelles les plus célèbres de l’époque. Mirbeau attire l’attention, cette fois encore, sur le caractère arbitraire et relatif de la Justice : « Et peut-être allons-nous assister à un spectacle étrange qui prouvera, une fois de plus, [que] l’excellence de l’institution du jury, en matière criminelle, c’est de nous montrer plusieurs sortes de justices : la justice, édition de Paris, et la justice, édition de province. Il sera intéressant de savoir que tuer un pharmacien, par exemple, constitue ici un abominable crime, là un acte naturel et joyeux ; que, dans les départements, pour ce faire, on envoie à la guillotine, et qu’à Paris on vous envoie faire un tour au Bois. »

D’ailleurs, pendant toute sa vie, Mirbeau, qui devient progressivement anarchiste, ne cesse de mener des combats politiques. Dans ses articles journalistiques il lutte contre les institutions oppressantes, et participe à toutes les batailles de l’époque : contre le boulangisme, le colonialisme et la peine de mort, pour l’enfant, pour une école libertaire, pour une réelle laïcité. Mirbeau est aussi engagé dans l’affaire Dreyfus, qui sera, pour lui aussi comme pour beaucoup d’autres, un combat pour la Vérité et la Justice. Il se trouve à l’initiative de la pétition dite « des intellectuels », soutient Zola dans ses luttes et paye de sa poche l’amende à laquelle Zola est condamné, anime les meetings des dreyfusards et consacre au combat une cinquantaine d’articles qui paraissent dans les colonnes de L’Aurore.   

Pour Mirbeau, il s’agit donc, d’une part, de critiquer les défauts des organes – et aussi des individus, qu’il qualifie de « monstres moraux » – chargés d’administrer la justice, mais, d’autre part, d’essayer de faire régner la justice dans toutes les domaines de la vie, c’est-à-dire d’être à sa façon un justicier. La phrase liminaire de Zola attire notre attention sur le fait qu’être justicier constitue, dans le cas de Mirbeau, un principe éthique. Outre ses combats politiques, Mirbeau essaie d’apprécier à sa juste valeur, dans ses combats littéraires, l’œuvre de ses contemporains, à commencer par Hugo, Zola ou Mallarmé. Mais il est aussi le premier à apercevoir le talent de Maeterlinck, qui suffit à le lancer sur sa carrière littéraire. Ayant la notoriété de grand écrivain, l’auteur, qui dispose d’une audience énorme en entrant au Journal dès 1892, défend des écrivains menacés, comme Fénéon ou Jean Grave, prend la défense d’Oscar Wilde et soutient, dans leur combat, Hervieu, Rodenbach, Remy de Gourmont, Marcel Schwob ou Alfred Jarry. Il faut aussi mettre l’accent sur son activité au sein de l’Académie Goncourt, où il ne cesse de combattre en faveur d’écrivains talentueux issus du peuple et désargentés, comme, entre autres, Charles-Louis Philippe, Paul Léautaud, Marguerite Audoux ou Léon Werth.

Mirbeau continue le même combat dans ses chroniques musicales en soutenant Wagner, Franck ou Debussy, et dans ses chroniques sur les beaux-arts. Il contribue à faire connaître Monet, Rodin et Pissarro et à lancer Gauguin ou Van Gogh – dès 1891 il achète au père Tanguy certains des toiles de ce dernier : Les Iris et Les Tounesols. Il proclame aussi le génie de Camille Claudel.

Bref, c’est parce qu’il est assoiffé de justice que Mirbeau n’a cessé, toute sa vie, de stigmatiser la criminelle Justice des hommes.

Voir aussi les notices Loi, Meurtre, État, Anarchie, L’Affaire Dreyfus, Le Portefeuille et Les 21 jours d’un neurasthénique

S. K.

 

Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet,  « Mirbeau conteur, un monde de maniaques et de larves », préface des Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, pp. 7-29 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau et l’affaire Dreyfus », préface de L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991, pp. 7-42 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », in Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, ; Octave Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991, pp. 7-29 ; Octave Mirbeau, Les Mémoires de mon ami, L’Arbre vengeur, 2007. 

 

 

 

 

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LAÏCITE

Octave Mirbeau était un laïque convaincu et combatif. Athée, matérialiste, il était aussi, avec virulence, anticlérical, anti-religieux et anti-chrétien. Aussi était-il partisan, non seulement d’une séparation radicale entre les Églises et l’État, mais aussi d’une opposition frontale aux religions instituées, et au premier chef à l’Église catholique romaine, dominante en France, parce qu’elles diffusent un « poison » mortel pour l’esprit de ceux qui en subissent « l’empreinte » : « Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet aux gens de jeter du poison dans les sources ?... », écrit-il dans une « Réponse à une enquête sur l’éducation » de la Revue blanche (1er juin 1902).

Aussi faisait-il partie des laïques les plus radicaux, avant tout soucieux de l’émancipation intellectuelle des citoyens, et qui trouvaient très insuffisante la loi de Séparation concoctée par le « socialiste papalin » Aristide Briand, car elle  se contentait de séparer la sphère publique et la sphère privée, la République et l’Église, tout en laissant aux « pétrisseurs d’âmes », comme il appelle les prêtres catholiques en général et les jésuites en particulier, le droit de poursuivre en toute impunité leur manipulation des esprits. Pour lui, il ne suffit pas de dénoncer le cléricalisme, c’est-à-dire le pouvoir des prêtres et leur ingérence dans les affaires de la cité, comme le font les gouvernements républicains : il convient surtout de s’attaquer à la racine du mal, c’est-à-dire aux croyances religieuses elles-mêmes, grâce auxquelles une minorité de dominants s’assure la subordination des larges masses. Comme le pétrissage des âmes commence dès la prime enfance et laisse des traces indélébiles, il souhaite, pour l’empêcher, un enseignement qui soit réellement laïque, c’est-à-dire fondamentalement matérialiste et purgé de toutes les anesthésiantes illusions spiritualistes d’essence religieuse. C’est la condition sine qua non pour former des individus libres et des citoyens conscients et actifs, sans lesquels la “démocratie” n’est qu’un jeu de dupes. C’est en ce sens qu’il fait paraître, dans L’Humanité de Jaurès, deux articles intitulés « Propos de l’instituteur », le 17 et le 31 juillet 1904.

Malheureusement, en dehors d’Émile Combes, qu’il respecte et qu’il défend dans « Le Petit homme des foules » (L’Humanité, 19 juin 1904), parce que ce « citoyen énergique et résolu » mène courageusement bataille contre « toutes les forces mauvaises du passé », les politiciens républicains déçoivent cruellement son attente et trahissent ce qui devrait être leur mission. Mirbeau ne voit désormais en eux que des « Cartouche » uniquement soucieux de préserver leur magot, les âmes de leurs sujets, face aux concurrents et complices que sont les « Loyola » de l’Église catholique (cf. (« Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). De l’émancipation des esprits, ils n’ont évidemment cure et, loin d’y contribuer, ils s’emploient au contraire à entretenir chez les futurs adultes la soumission et le respect dont ils ont besoin pour préserver leur pouvoir. La « morale » leur est, à cet égard, extrêmement utile, et c’est pourquoi Mirbeau ne cesse d’en dénoncer la pernicieuse instrumentalisation.

Voir aussi les notices Religion, Christianisme, Église, Empreinte et Morale.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.

 


LAIDEUR

À lire Mirbeau, on a bien l’impression d’avoir affaire à un homme qui était obsédé par l’universelle laideur, tant il nous présente une humanité sordide, où les laideurs de l’âme, qui conjuguent bêtise et férocité, semblent bien souvent reflétées dans les hideurs des corps, soumis à l’entropie et où la mort est déjà au travail. Des romans comme Le Journal d’une femme de chambre (1900) ou Dingo (1913) et un patchwork de contes tel que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) peuvent apparaître comme un concentré, en des espaces étroitement circonscrits, de tout ce que les hommes et les femmes de toutes classes et de toutes origines présentent de plus affreux et de plus dégoûtant à imaginer. 

Faut-il voir dans cette obsession un simple effet de sa neurasthénie et la mettre sur le compte d’un déséquilibre psychique, comme le suggèrent, par exemple, André Beaunier, Jean Borie ou François Taillandier, ce qui serait bien pratique pour exonérer la société de toute responsabilité dans les turpitudes qui l’affectent ? Est-elle plutôt une manifestation de misanthropie, chez un homme qui a trop aimé les hommes et se venge, avec ses mots, des maux qu’ils lui ont fait endurer, des déceptions qu’ils lui ont infligées ? Ne pourrait-on pas non plus y voir, plus classiquement, une intention de corriger les hommes en leur offrant d’eux-mêmes une image si dégradante qu’elle crée un choc chez certains, moins féroces ou moins larvaires, et les oblige à réagir ? Ces deux dernières explications ne sont d’ailleurs pas incompatibles, comme le révèle cette confidence tardive de l’écrivain à Louis Nazzi : « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis » (Comoedia, 25 février 1910). Sans qu’il y ait chez lui de volonté d’outrance et d’exagération – en dehors, bien sûr, des farces, fantaisies et galéjades diverses –, sa peinture sans complaisance des vices et turpitudes de l’espèce humaine révèle son propre dégoût et correspond à la vision lucide et désespérée qu’il en a effectivement et qui repose sur sa longue et diverse expérience de tous les milieux qu’il a observés. Mais elle répond aussi à une intention sous-jacente de contribuer, fût-ce modestement, à rendre les hommes un tout petit peu moins dégoûtants et un tout petit peu plus raisonnables. Le miroir qu’il nous tend, et qu’il tend à toute la société, devrait nous amener à prendre horreur de nous-mêmes et, par-delà les cas individuels, à prendre horreur de la société qui a façonné les peu ragoûtants « échantillons de l’animalité humaine » que nous sommes tous, plus ou moins.

Maria Carrilho-Jézéquel et Bernard Jahier voient là une véritable « esthétique de la laideur » qui témoigne de la lucidité et du désespoir de l’écrivain en même temps que de sa révolte et de son désir de dessiller les yeux de son lectorat en leur révélant le monde et les hommes tels qu’ils sont, dans leur horreur méduséenne. Au-delà de l’expression catharsique de son propre dégoût face à tout ce qui porte atteinte à la beauté du monde et de son propre effroi face au mal, à la souffrance et à la mort, Mirbeau tente en effet de faire comprendre à ses lecteurs que les hommes, toutes classes confondues, sont moralement laids, que cette laideur est consubstantielle à leur incapacité à sentir et à goûter la beauté, et, en creux, il tâche de leur faire désirer tout à la fois une cité idéale, d’autres relations sociales et une humanité plus digne d’intérêt et d’estime.

P. M.



Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel, « Le Journal d'une femme de chambre – Satire, passion et vérité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau : aspects, formes et signification(s) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 115-139 ; Claire Margat, Esthétique de l’horreur : du “Jardin des supplices” d’Octave Mirbeau aux “Larmes d’Éros” de Georges Bataille, thèse dactylographiée, université de Paris I, 1998, 2 volumes, 500 pages.

 


LARVE

Le terme de « larve », et les adjectifs « larvaire » et « larveux », qui en sont dérivés, servent, chez Mirbeau, à désigner ou caractériser des êtres façonnés, conditionnés, crétinisés par la société bourgeoise et dont les qualités intellectuelles et les vertus morales ont été dûment laminées : d’abord par le rouleau-compresseur de l’“éducastration” par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église qui, toutes les trois, s’emploient à déformer les cerveaux malléables des enfants ; et, par la suite, par la presse aliénante et les divertissements pour hilotes proposés par la société de l’époque. Les romans et, plus encore, les contes de Mirbeau présentent nombre de ces dérisoires – parfois aussi douloureuses – existences larvaires d’êtres humains déshumanisés et décervelés, qui ont été réduits à un état de simples mécanismes dépourvus de toute capacité de réflexion et de tout libre arbitre – ce qui ne les empêche pas d’être féroces, à l’occasion. Il s’agit le plus souvent de petits-bourgeois engoncés dans des principes stupides et prisonniers d’une vie répétitive et « immonde » : commerçants, notaires, petits fonctionnaires, militaires, bistrotiers, politiciens, employés, plus rarement enseignants, tel Isidore Tarabustin, ou médecins. Les prolétaires des usines et des champs semblent échapper à cette stigmatisation, même si le romancier ne donne pas toujours d’eux une image positive, parce que, pour lui, ce sont avant tout des victimes à défendre. A fortiori les marginaux qui, du fait de leur distance, peuvent jeter un regard différent sur la société qui ne se soucie pas de les intégrer et, du coup, sont potentiellement subversifs. Mais c’est la figure de l’artiste qui constitue la véritable antithèse de la « larve ».

Mirbeau n’éprouve pour les êtres larvaires que du dégoût, que le mot de « larve » suggère bien, et il s’emploie à nous le faire partager, en espérant peut-être que certains de ses lecteurs, en se reconnaissant dans le miroir qu’il leur tend, prennent horreur des immondes et « croupissantes larves » qu’ils y découvrent, à l’instar du narrateur de Dans le ciel. Dans sa farce L'Épidémie (1898), il fait prononcer, par le maire de la ville et un vieux conseiller municipal, l’éloge paradoxal d’une « larve » inconnue, un petit-bourgeois qu’il prénomme Joseph, par référence au personnage d’Henri Monnier, Joseph Prudhomme : « Admirons-le, car jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir... Même au moment de sa jeunesse... même au moment de sa richesse... il ne connut pas ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois... une heure de bon temps ! Il se priva de tout et vécut plus misérable que le vagabond des grandes routes, mais content dans son devoir accompli... Jamais, non plus, il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l’eussent distrait de son œuvre... [...] Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !... Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour... son esprit des pestilences de l’art !... Il détesta – ou, mieux, il ignora – les poésies et les littératures... car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier... Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût... en revanche, les spectacles de Ia nature ne lui suggérèrent jamais rien... Chaque matin, il s’en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui. »

Sur les larves humaines, voir notamment le chapitre V des Contes cruels, précisément consacré aux « existences larvaires », et aussi L'Épidémie, Les Mémoires de mon ami, Les 21 jours d’un neurasthénique et les premiers chapitres de Dans le ciel.

Voir aussi les notices Bourgeois, Marginalité et Artiste.

P. M.


LEGION D'HONNEUR

LÉGION D’HONNEUR



Ordre fondé par Napoléon pour récompenser ses officiers, et accessoirement ses féaux serviteurs civils, la Légion dite d’Honneur a été complètement discrédité par le scandale des décorations, qui a éclaté en octobre 1887 : Daniel Wilson, le gendre du président de la République, Jules Grévy,  en organisait le juteux trafic depuis ses bureaux situés dans le palais même de l’Élysée... Mais Mirbeau n’a pas eu besoin de ce scandale pour penser, comme Flaubert, le plus grand mal de ces « honneurs qui déshonorent ». Tout simplement parce que, au lieu de récompenser les gens de bien, les véritables talents et ceux qui ont réellement servi le pays par leur dévouement, leur art ou leur intelligence, ils sont accordés le plus souvent à des médiocres et des rampants, dont il convient d’encourager la fidélité ou de récompenser les basses œuvres. Tel cet obscur Maginard, vague écrivaillon devenu « domestique » au service d’un ministre, qui est chargé de rédiger des « entrefilets » où il « excelle à dénaturer la vérité, et à enrubanner le mensonge » et qui, envoyé en « mission spéciale », rend à son maître des « services politiques » et des « services privés ». Par-dessus le marché, il ne recule devant aucune flagornerie et lui « dit : “Monsieur le président”, comme un prêtre en prières dit : “Sainte Vierge Marie“. C’est pourquoi on l’a nommé chevalier de la Légion d’Honneur » (« Décorations », Le Gaulois, 5 janvier 1885)...

Dans ces conditions, il n’a évidemment jamais été question pour Mirbeau, pas plus que pour Claude Monet, de sacrifier sa dignité en acceptant ce type de déshonorante breloque : quand Raymond Poincaré, ministre de l’Instruction publique, la leur a proposée, à tous deux, en 1895, ils ont refusé nettement. D’autres n’ont pas eu ce scrupule. Zola, par exemple, qui postule de surcroît à l’Académie, et que Mirbeau accuse alors d’avoir tout renié « pour un bout de ruban que peut obtenir, en payant, le dernier des escrocs » : « luttes, amitiés anciennes, indépendance, œuvres » (« La Fin d’un homme », Le Figaro, 9 août 1888). Plus grave encore : Auguste Rodin, dont Mirbeau est le chantre attitré, s’est abaissé au point d’accepter de faire partie de la fournée du 1er janvier 1888, « avec les Goetschy, les Silvestre, les Arène ». Quelle déchéance ! Mirbeau en est ulcéré et, ab irato, fait paraître un article ironiquement intitulé « Le Chemin de la croix » (Le Figaro, 16 janvier 1888), qui a failli le brouiller avec son dieu et qui, pour que se réconcilient les deux amis, a nécessité l’intercession de Claude Monet : « Chaque fois que j’apprends qu’un artiste que j’aime, qu’un écrivain que j’admire, viennent d’être décorés, j’éprouve un sentiment pénible, et je me dis aussitôt : “Quel dommage !” » Puis, après avoir une nouvelle fois proclamé l’incomparable génie du sculpteur qui vient d’être décoré, il met en lumière l’infinie distance qui le sépare de ces dérisoires honneurs : « Qu’est-ce que la croix d’honneur a de commun  avec un génie tel que celui de Rodin ? » Pour finir, Mirbeau souhaite que « les artistes, peintres, sculpteurs, hommes de lettres, forment une ligue contre la Légion d’Honneur » et refusent la croix, mais  « sans mots sonores, sans gestes de théâtre, non seulement parce qu’on en a fait un abus qui la déconsidère, mais parce qu’elle sert à un usage régulier, quotidien, qui ne regarde en aucune façon les artistes ». Car la reconnaissance des artistes créateurs ne peut leur être accordée que par leurs pairs et par les amateurs d’arts et de lettres, et non par des politiciens juste soucieux de se créer une clientèle en distribuant des médailles comme à des vaches aux comices agricoles.

P. M.

 

 

 

 


LIBERTE

LIBERTÉ

 

            Anarchiste et individualiste, Mirbeau est assoiffé de liberté et c’est donc très légitimement qu’il peut être qualifié de libertaire. Il se dit « partisan de toutes les libertés », individuelles et collectives, sauf « la liberté d’enseignement », qui reviendrait à accorder aux prêtres et autres « pourrisseurs d’âmes » le droit exorbitant et criminel d’empoisonner les esprits, et qui n’est donc pas plus tolérable que la liberté d’empoisonner les puits (voir sa Réponse à une enquête sur l’éducation, La Revue blanche, 1er juin1902).

            L’ennui est qu’en limitant les possibilités d’intervention de l’État, réduit « à son minimum de malfaisance », afin de laisser le maximum de libertés aux individus, on risque fort de permettre le triomphe des plus forts, tel le brasseur d’affaires Isidore Lechat (dans Les affaires sont les affaires, 1903), et l’écrasement des plus faibles. De fait, le libéralisme économique assure le pouvoir de l’argent (c’est d’ailleurs le sens du titre de la traduction russe des Affaires, Власть денег) et permet aux requins de la Bourse et aux gangsters du business d'exercer impunément leur omnipotence criminelle, cependant que la masse des faibles, réduits à l'esclavage salarié et dûment crétinisés, croupit dans la misère et l’abjection, ce qui, dans la pratique, apparaît de toute évidence comme la totale négation de l'idéal libertaire. L'ambivalence des sentiments de Mirbeau à l'égard d'Isidore Lechat, pour qui il ne cache pas sa tendresse, parce qu'il voit en lui un grand créateur, et même, à sa façon, « un idéaliste », souligne crûment l'impasse de son culte de l’« absolue liberté ».

            Mirbeau est conscient du risque et s’attaque donc avec vigueur, d’une part, aux économistes doctrinaires du libéralisme, accusés d’être au service exclusif des banques (voir par exemple « La Jambe de M. Léon Say », La France, le 4 février 1885), et, d’autre part, aux zélateurs du darwinisme social, qui au nom de la liberté des plus aptes et de la sélection des meilleurs, entendent justifier l’écrasement ou l’exclusion des autres. C’est ainsi que, recourant à l’ironie, il fait dire à un « véritable homme d'État » qui s’en réclame : « Les pauvres sont les réfractaires du devoir social ; ce sont les révoltés qui n'ont pas voulu se soumettre à la loi générale du travail, à la loi scientifique qui veut que tout homme travaille et s'enrichisse de son travail. [...] Dans une République éclairée, attentive et progressiste, comme est la nôtre, il ne faut plus de pauvres. À bas les pauvres ! [...] Nous enfermerons les pauvres dans ce dilemme : ou ils deviendront riches, ou ils disparaîtront ! Dans les deux cas, c'est la fin de la misère, c'est la solution de la question sociale » (« Un véritable homme d'État », L'Écho de Paris, 13 juin 1893, repris dans Le Gaulois du 26 juin 1896, sous le titre « Éloquence d'été »). Solution finale, où l'absurde le dispute au monstrueux et qui suffit naturellement à invalider la doctrine... En même temps Mirbeau ne cesse de porter à la connaissance de ses lecteurs les révoltantes conséquences du capitalisme industriel et financier : la misère, l’humiliation, la maladie, la prostitution, la corruption, la criminalité, l’abêtissement, etc..

Mais sa position n’en est pas moins ambiguë, parce qu’il dénonce aussi vigoureusement le protectionnisme, incarné par Jules Méline, qui a pour conséquence, selon lui, la cherté des prix et l’accroissement de la pauvreté : « Il faut, pour qu’il soit grand et fort, qu’un peuple crève de faim. Or, pour qu’un peuple crève de faim, M. Méline a observé qu’il suffit de le protéger. Et, par protéger, M. Méline entend qu’il faut obliger le producteur à produire les objets de consommation à des prix tels que personne ne puisse plus consommer. Voilà tout le système. Depuis qu’il fonctionne sous la garde des lois, il a donné de surprenants résultats. Il y a eu, de tous les côtés, des ruines en grand nombre, et tout le monde s’est plaint de la cherté croissante de la vie. Jamais, non plus, tant de chômage ! Les routes s’encombrent de pauvres diables, qui vont cherchant du travail et qui n’en trouvent pas ; les prisons municipales regorgent de douloureux vagabonds. » (« Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899). Malgré les ravages du libéralisme en matière d’économie et de finances, Mirbeau continue donc d’être persuadé que, « pour se développer, pour utiliser ses énergies latentes et son pouvoir de créativité, l’homme a besoin d’une absolue liberté » : « Il ne vit, ne s’affirme que par l’initiative individuelle, par le génie particulier, et non par la contrainte collective, les règlements administratifs et la discipline gouvernementale. Le protéger, c’est le condamner fatalement à la routine, à la stérilité, à la paresse, à la mort !... Ce qu’il faut souhaiter, ce qu’il faut vouloir, c’est que la liberté n’ait d’autres limites qu’elle-même, et qu’elle ne se borne à d’autres frontières que celle de la justice universelle. » Il reconnaît que cela n’a rien d’évident, mais n’en persiste pas moins à considérer que ce sera toujours mieux que les limitations des libertés :  « Certes, il y aurait d’abord un bouleversement dans nos habitudes, un effarement, du désordre. L’homme est foncièrement misonéiste, et ce qu’il ne connaît pas, même la joie, il le redoute comme un danger. Mais tout se tasserait, car tout se tasse ; tout se transformerait, car tout se transforme, et la nécessité, qui créa nos organes, saurait vite découvrir, dans les trésors inviolés de la nature infinie, des richesses nouvelles, de nouvelles formes, et peut-être aussi ce rêve de bonheur, ce rêve philosophal que nous n’avons jamais atteint, parce que nous l’avons toujours mal cherché, et cherché là où il ne peut pas être ! » (ibid.).

Mirbeau se trouve donc confronté à une aporie : chantre de la plus totale liberté, il est bien forcé de constater qu’elle a aussi des effets éminemment pervers et dommageables. Il faut donc essayer de trouver un équilibre et s’avancer sur une ligne de crête, en risquant à tout moment de tomber dans un danger ou dans un autre.

Voir Anarchie, État et Darwin.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale  »  in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, février 2006 ; Octave Mirbeau, « Encore M. Méline », L'Écho de Paris, le 13 avril 1891 ; Octave Mirbeau, « Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899.

 

 

 

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LITTERATURE

L’attitude de Mirbeau face à la littérature est, comme dans bien d’autres domaines, ambivalente. D’un côté, en tant qu’homme cultivé, qui a trouvé chez les grands écrivains de quoi alimenter sa réflexion et éprouver des émotions rares, et en tant qu’écrivain et intellectuel engagé soucieux d’ouvrir les yeux de ses lecteurs et de défendre des valeurs éthiques, il voit dans la littérature un outil d’émancipation intellectuelle en même temps qu’un moteur de l’évolution sociale : « Aujourd’hui, l’action doit se réfugier dans le livre. C’est dans le livre seul, que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. Car qu’importent les gestes ! Les gestes passent ; le temps de décrire leur courbe éphémère, ils n’ont pas laissé de traces. Les idées demeurent et pullulent, semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement » (« Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895). Mais, de l’autre, force lui est d’en percevoir les multiples limites, au point qu’il en arrive bien souvent à brûler ce qu’il a adoré et à ne plus voir dans la littérature qu’une « mystification », écrivant par exemple à Claude Monet en juillet 1890 : « La littérature m’embête au-delà de tout. J’arrive à cette conviction qu’il n’y a rien de plus vide, rien de plus bête, rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n’est qu’une illusion de mots creux. » Pourquoi semblable sévérité ?

La première explication possible tient à la rédhibitoire insuffisance des mots, qui sont l’outil de la littérature, à rendre compte de la réalité, à exprimer le ressenti et à créer de la vie. Plus grave encore : les mots sont le plus souvent utilisés afin de cacher les choses, qu’ils devraient au contraire avoir pour fonction de révéler : ils sont alors le véhicule de tous les mensonges, que Mirbeau rêve justement d’anéantir (voir la notice Mots).

La seconde explication vient du caractère dérisoire des thèmes le plus souvent rebattus par la littérature, si l’on les mesure à l’aune des bouleversements de la pensée et de la vie apportés par la science et ses multiples applications, comme il le confie à Claude Monet (ibid.) : « Alors que les sciences naturelles découvrent des mondes, et vont désembroussailler les sources de vie, de toutes les ronces qui les cachaient ; alors qu’elle interroge l’infini de l’espace et l’éternité de la matière, et qu’elle va chercher, au fond des mers primitives, la mucosité primordiale, d’où nous venons, la littérature, elle, en est encore à vagir sur deux ou trois stupides sentiments, artificiels et conventionnels, toujours les mêmes, engluée dans ses erreurs métaphysiques, abrutie par la fausse poésie du panthéisme idiot et barbare ! » La place démesurée occupée par « l’amour » en littérature lui paraît particulièrement pernicieuse, tant il réduit les hommes à pas grand-chose :  « Alors que la science s’efforce de désembroussailler les sources de la vie de toutes les erreurs métaphysiques qui les cachent [...], alors qu’elle va, cherchant au fond des mers primitives, la matière primordiale d’où nous sortons et qu’elle suit son lent développement à travers les millions d’années et les millions de formes, jusqu’à son évolution la plus parfaite, l’homme ; la littérature, elle, en est encore à vagir de pauvres chansons sur deux ou trois sentiments artificiels et conventionnels qui devraient cependant être bien épuisés, depuis le temps qu’ils servent à nous amuser, car il paraît qu’ils nous amusent. Elle n’a tiré aucun profit, pour son rajeunissement, des modes magnifiques et nouveaux d’éducation que la science lui apporte, ni des beautés esthétiques nouvelles qui en peuvent surgir. Avec une obstination invincible, elle se refuse à entrer avec elle dans le champ presque illimité,  par elle ouvert à toutes les activités mentales et artistes de l’homme. Et elle s’acharne à l’amour, c’est-à-dire à l’unique et palpitante question de savoir si Jean épousera Jeanne, et si Pierrette trompera Pierre, et de quelle façon, et vice versa. Il lui faut de l’amour… » Dès lors, ce n’est pas demain la veille que paraîtra « le livre qui contiendrait l’histoire contemporaine et toute neuve de nos idées, et non plus l’éternel recommencement de nos sentimentalités vieillottes ». Pourtant, ajoute-t-il, « le moment serait favorable à l’éclosion d’une telle œuvre. Nous sommes à une période historique, et probablement à la veille de grandes transformations. Il n’est pas besoin d’être un esprit profond pour comprendre que des événements se préparent, plus considérables qu’aucun de ceux qui se sont accomplis dans le passé. Les multiples découvertes de la science, le résultat des enquêtes biologiques, anthropologiques, astronomiques, qui restituent à la matière les phénomènes que nous avons l’habitude d’attribuer à une force supra-naturelle, leur application au bien-être de l’humanité rendent l’heure que nous vivons particulièrement troublante. Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur » (« Amour ! amour ! », Le Figaro, 25 juillet 1890).

S’il en est ainsi, c’est – troisième explication – à cause du régime social dans lequel s’inscrit la production littéraire et que Mirbeau connaît fort bien, pour avoir dû si longtemps vendre sa plume à des « marchands de cervelles humaines ». Loin d’être détachée des choses de ce bas monde et d’avoir le nez dans le ciel des Idées, la littérature relève du commerce, au même titre que le théâtre et que l’art, et les écrivains tâchent de produire ce qui est susceptible de plaire aux lecteurs : « La littérature est un commerce comme un autre, plus exigeant qu’un autre, en ce sens qu’il se meut dans un cercle de production étroit et restreint aux choses de l’amour. Le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit » (ibid.). Le caractère éminemment commercial de la production littéraire est illustré aussi par la place grandissante de la « réclame » : « Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. » Et Mirbeau  d’indiquer ironiquement à son ami Léon Hennique, « dont la naïveté [le] navre, quelques-uns des moyens les plus utilement employables » pour qu’on parle de lui dans les grands quotidiens, comme le fait si bien Paul Bourget, le maître de la réclame, devenu l’absolu contre-modèle (« Le Manuel du savoir-écrire », Le Figaro, 11 mai 1889).

Deux autres facteurs contribuent aussi à expliquer le bas niveau de la littérature aux yeux d’un idéaliste tel que Mirbeau : la médiocrité du milieu littéraire et l’absence d’éducation du public, qui explique aussi pour une part l’abaissement du théâtre : « Si la littérature est restée en arrière des sciences, dans la marche ascensionnelle vers la conquête de l’idée, c’est que, plus avide de succès immédiats et d’argent, elle a davantage incarné les préjugés, les routines, les vices, l’ignorance du public qui veut qu’on le berce et qu’on le berne avec des histoires de l’autre monde » (« Amour ! amour ! », loc. cit.). Mais, en comparaison avec la simple sottise du lectorat, « l’âme littéraire » telle qu’elle transparaît à travers la célèbre enquête de Jules Huret lui semble encore bien pire encore : « Comme l’âme littéraire est laide, et comme elle est, disons-le à notre honte, bête ! Oh oui, bête, d’une bêtise incomparable, et flamboyante, et si unique, parmi toutes les autres bêtises humaines, que, vraiment, à la lueur qu’elle projette, l’esprit de l’épicier, par nous tant raillé, s’émerveille, s’éblouit, se magnifie, et que l’imagination méconnue du petit fonctionnaire, du petit fonctionnaire larveux, encrassé de routines déprimantes et de rampantes disciplines, apparaît, héroïfiée, aux cimes de l’intelligence. […] Ce qui ressort de ce volume, outre ces constatations pénibles – et cela est aussi pénible à constater –, c’est que, seul, M. Jules Huret a montré de l’esprit. Comme toutes ces physionomies diverses sont restituées dans leur intégralité et profonde réalité ! Comme elles s’agitent dans leur intime atmosphère morale, comme elles vivent ! On les voit et on les entend. Trois ou quatre vous demeurent sympathiques ; elles n’ont rien perdu à ce déballage familier. Mais les autres, mais toutes les autres… Avec une adresse qui sait s’effacer, au moyen d’interrogations insidieuses et polies qui n’ont l’air de rien, M. Jules Huret oblige chacun à se révéler tout entier, à montrer ce qu’il y a en lui, sous le maquillage des faux sentiments et des grandes idées, de grotesque, de ridicule, de grimaçant » (« L’Enquête littéraire », L’Écho de Paris, 25 août 1891).

Et pourtant elle tourne, la littérature, et Mirbeau ne se sent pas fier d’apporter son grain à moudre et de produire et de vendre, lui aussi, quoique sans se faire d’illusions, mais avec un constant sentiment de culpabilité de devoir sa célébrité et sa fortune à des œuvres qu’il juge toujours par trop inférieures à celles dont il a rêvé et qui n’ont malheureusement rien semé, de toutes ces fleurs qu’il aurait aimé voir s’épanouir.

Voir aussi les notices Mots, Roman, Théâtre, Critiques et Combats littéraires.

P. M.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « Les Combats littéraires d’Octave Mirbeau - « le rire et les larmes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 174-185 ; Pierre Michel, « L’Esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires, L’Age d’Homme, 2006, pp. 7-21. 


LUCIDITE

Pour Mirbeau, la lucidité est un impératif de l’écrivain et de l’intellectuel tel qu’il le conçoit. Être lucide, ce n’est pas prétendre posséder la Vérité, puisqu’en réalité elle est inaccessible à l’homme, mais c’est le résultat d’un acte de volonté par lequel on affirme le refus d’être dupe. Cela n’a rien d’évident, car tout est fait, dans la société, pour conditionner et crétiniser l’enfant afin que, plus tard, l’adulte soit hors d’état de regarder Méduse en face et se laisse facilement duper par les Cartouche de la République et les Loyola de la religion (voir « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). La lucidité implique un arrachement difficile, souvent douloureux, aux réconfortantes illusions de l’enfance, aux préjugés sociaux profondément enracinés, à « l’empreinte » presque ineffaçable de l’éducation religieuse et à ce que Mirbeau appelle « l’opium de l’espérance » (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897), qu’il s’agisse de l’espérance, hic et nunc, d’une révolution promise par les utopistes, ou de celle d’une illusoire autre vie, promise par les religions à leurs aveugles fidèles. La lucidité est donc inséparable du pessimisme et du désespoir et, par voie de conséquence, ne fait pas a priori bon ménage avec l’engagement éthique ou politique, qui implique un minimum de confiance dans le combat que l’on mène.

Ce devoir de lucidité, Mirbeau l’a mis en pratique dans toute sa production journalistique et toute son œuvre littéraire, afin de nous obliger à voir les choses telles qu’elles sont, par-delà leurs apparences trompeuses, et non telles qu’on nous les présente mensongèrement pour s’assurer de notre soumission à l’ordre établi. Cela implique de sa part un patient travail de démystification et de désacralisation, qui ne peut qu’effaroucher et désorienter la majorité de son lectorat : confrontés à une déstabilisatrice pédagogie de choc, les lecteurs-électeurs préfèrent le plus souvent les consolations du « mensonge religieux » et les fallacieuses promesses des candidats aux élections à la dureté de l’impitoyable vérité, dont ils souhaiteraient bien être débarrassés (voir « La Vérité est morte »).

Voir aussi les notices Raison, Vérité, Matérialisme, Désespoir, Éthique, Morale, Démystification, Désacralisation, Intellectuel et Pessimisme.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001, 110 pages.

 


MAGISTRATS

Pour Mirbeau, les magistrats sont des « monstres moraux ». D’abord, parce qu’ils s’arrogent le pouvoir exorbitant d’expédier, sans scrupules, des êtres humains en prison, au bagne ou à l’échafaud, « au nom du peuple français », qui n’en peut mais. Ensuite, parce que, impitoyables aux pauvres et aux sans défense, comme le vieux magistrat de Vieux ménages, ils rampent devant les riches et les puissants. L’affaire Dreyfus lui a cependant révélé qu’ils n’étaient pas tous à mettre dans le même sac d’infamie et qu’il pouvait y avoir, parmi eux, des hommes honnêtes et courageux, tels qu’Alphonse Bard (1850-1942), conseiller à la chambre criminelle de la Cour de Cassation, auteur d’un rapport qui a permis de casser le premier jugement condamnant Dreyfus, et Louis Loew (1828-1917), président de la même chambre, dessaisie par le gouvernement pour cause d’honnêteté suspecte, et qui ont été tous deux la cible de virulentes attaques diffamatoires de la part des anti-dreyfusards.

Mais, par-delà les individus qui le font fonctionner et qui ne sauraient exciper de leur ignorance, c’est le système judiciaire dans son ensemble que Mirbeau condamne, tant dans son principe (l’exécution de lois inégalitaires, répressives et liberticides) que dans son fonctionnement, où règne un total arbitraire (voir par exemple « La Vache tachetée », Le Journal, 20 novembre 1898).

Voir aussi les notices Justice, Prison, État et Supplices.

P. M.

 


MANICHEISME

En tant que polémiste et pamphlétaire, Mirbeau est forcément suspect de manichéisme. On ne bataille pas impunément pour les causes les plus diverses sans se faire beaucoup d’ennemis et sans essayer de les pourfendre ou de les ridiculiser, histoire de les réduire à leur « minimum de malfaisance », comme il le dit de l’État. Que la cause soit celle de ses employeurs successifs, lors de ses douze années de prolétariat de la plume, ou celles qu’il a faites siennes à tout jamais au lendemain du grand tournant de 1884-1885, force lui est de se battre et, donc, d’invectiver les combattants du camp adverse, qu’il s’agisse de critiques misonéistes, de peintres académiques, de symbolistes « vermicellistes », de ministres concussionnaires ou d’antisémites et nationalistes à front de taureau. Le Bien ne cesse alors de s’opposer au Mal, et les Bons (les talents novateurs, les libertaires, les dreyfusards, les « humiliés et offensés » victimes des multiples oppressions qu’il dénonce) d’être aux prises avec les Méchants, qu’animent seules la sottise, l’ignorance, l’ambition ou la férocité.

Mais en est-il de même dans son œuvre littéraire ? On l’en a soupçonné aussi, dans la mesure où, dans toutes ses fictions, les représentants des institutions supposées respectables (politiciens, militaires, magistrats, notaires, notables de tout poil) et les membres de la classe dominante (mondains, bourgeois, affairistes et nantis de toutes origines) sont immanquablement présentés sous les couleurs les plus noires et leurs turpitudes révélées au grand jour et dûment stigmatisées. Il ne semble pas pour autant que cela soit suffisant pour qu’on puisse taxer Mirbeau de manichéisme.

- D’abord, parce qu’il n’y a pas que les riches et les puissants qui soient ainsi critiqués. Les « petits » et les prolétaires ne valent pas beaucoup mieux : les pauvres paysans du Perche et du Vexin se révèlent cruels et âpres au gain ; les ouvriers des Mauvais bergers (1897) sont versatiles et grégaires ; les domestiques du Journal d’une femme de chambre (1900) sont idéologiquement aliénés et de surcroît corrompus par leurs maîtres, de sorte que les capacités de résistance des exploités semblent dérisoirement faibles. À vrai dire, leur responsabilité est réduite, car c’est la nature humaine qui est soumise à l’irréfragable loi du meurtre, et c’est la société qui crétinise les individus pour les réduire à l’état de « larves ». Rares sont ceux qui échappent à la crétinisation programmée et à la prégnance de l’instinct de mort et qui sont en mesure de conformer leurs actes à une éthique digne d’estime.

- Ensuite, parce que tous les personnages qui peuvent, au premier abord, apparaître comme détestables du fait de leur position sociale et des divers abus dont ils se rendent coupables, ne sont pas forcément, en tant qu’êtres humains individualisés, indignes de toute pitié de la part du lecteur ou du spectateur. Car ils sont susceptibles de souffrir eux aussi, et ils sont traversés de contradictions qui les déchirent et qui contribuent à les rendre plus humains, à l’instar du patron Hargand, dans Les Mauvais bergers, ou du baron Courtin du Foyer (1908). Même Isidore Lechat, au dénouement des Affaires sont les affaires (1903), peut susciter un peu de pitié, quand il découvre avec effarement qu’il a « tout perdu » en un jour ; quant à son rôle économique et social, il n’est pas seulement négatif, et Mirbeau prend bien soin de montrer que ce « pirate », ce « brigand », contribue aussi à  développer les forces productives. Inversement, ceux que l’on serait tenté de considérer comme des porte-parole de l’auteur, qui leur prête un certain nombre de ses idées, commettent des vilénies qui affaiblissent la portée de leur discours, à l’instar de l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, et de Clara, dans Le Jardin des supplices (1899). Même la chambrière Célestine du Journal d’une femme de chambre trahit gravement l’éthique de son créateur et les valeurs qu’elle-même semblait avoir faites siennes quand elle exhibait les « bosses morales » de ses maîtres, en devenant la complice de Joseph, qui est à coup sûr voleur et antisémite, et qui pourrait bien être de surcroît un violeur et assassin d’enfant, comme elle s’en est persuadée. Les œuvres de Mirbeau ne sont jamais univoques et, si elles dérangent tant le lecteur, c’est précisément parce qu’elles l’obligent à remettre en question les frontières habituellement établies entre le bien et le mal.

- Enfin, parce que Mirbeau est un homme perpétuellement aux prises avec des doutes lancinants. Il  prétend d’autant moins posséder la vérité qu’il la sait inaccessible à l’esprit humain. Aussi se méfie-t-il de tous ceux qui s’en proclament les seuls détenteurs et se garde-t-il bien d’opposer aux discours dominants un contre-discours dont le lecteur pourrait faire son miel. Il cherche bien à l’inquiéter, ce lecteur, mais c’est pour qu’il se pose des questions, qu’il puisse envisager de se remettre en cause, non pour lui imposer des idées toutes faites.

Voir aussi les notices Contradictions, Ambiguïté, Vérité, Combat et Crétinisation.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Cet irrésistible désir d’éduquer... Manipulation. Endoctrinement. Mystification, Actes du colloque de Lódz de septembre 2005, Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2009,  pp. 157-169.

 


MARCHANDISATION

MARCHANDISATION

 

            Octave Mirbeau n’a cessé de dénoncer la marchandisation galopante dans la société bourgeoise et l’économie capitaliste de son temps. Alors qu’il travaille encore pour la droite, il écrit déjà, dans une chronique en forme d’utopie, « Royaume à vendre » (« Le Gaulois, 29 avril 1883) : « Ce siècle est bizarre. C’est le siècle de l’encan. Il vend de tout : des consciences, des tableaux, des fidélités et de vieilles faïences, des serments et des broderies, des réputations et des billets de loterie. Il vend de l’amour, il vend de la foi, de la justice et de l’honneur. » Vingt ans plus tard, l’affairiste Isidore Lechat, de sa grande comédie Les affaires sont les affaires, généralise le constat au business dans son ensemble, car toutes les affaires reposent sur des échanges : « Les affaires sont des échanges... On échange de l’argent... de la terre... des titres... des mandats électoraux... de l’intelligence... de la situation sociale... des places... de l’amour... du génie... ce qu’on a contre ce qu’on n’a pas... »

            Dans ce triomphe du mercantilisme, qui transforme tout, non seulement les choses, mais aussi les valeurs et les hommes, en de vulgaires marchandises destinées à être échangées sur le marché, il y en a qui choquent particulièrement la conscience éthique de Mirbeau et qu’il stigmatise avec prédilection :

            - La marchandisation de l’intelligence et du talent : « Le journaliste se vend à qui le paye », déplore-t-il dans ses Grimaces de 1883 ; dans « Un raté » (1882), il met en scène un écrivain réduit à faire le nègre et qui, après avoir rédige quantité d’œuvres diverses pour le compte d’autrui, se trouve dépossédé du fruit de son intelligence ; dans Les affaires sont les affaires, un jeune biologiste de talent, resté longtemps sans emploi, se voit obligé d’accepter de mener des recherches absurdes imposées par le seul employeur qu’il ait trouvé, Isidore Lechat ; dans son roman inachevé Un gentilhomme, c’est parce qu’il crève littéralement de faim que le narrateur accepte le travail de secrétaire particulier chez un hobereau normand. Mirbeau étant passé par là et ayant dû prostituer sa plume pendant une douzaine d’années, on comprend qu’il soit particulièrement sensible à l’humiliation ressentie par tous ceux qui, comme lui, ont dû se vendre aux « marchands de cervelles humaines » et à « l’infâme capital littéraire » contre qui, dans Les Grimaces », il appelait les « prolétaires de lettres » à se révolter.

            La marchandisation des corps : Ce sont les femmes qui en sont le plus souvent les victimes, que ce soit dans le mariage bourgeois, qui n’est qu’un vulgaire maquignonnage (voir, par exemple, Les affaires sont les affaires), ou dans toutes les formes prises par la prostitution, seule issue proposée à quantité de jeunes femmes issues des milieux les plus démunis. Mais plus monstrueuse encore est la prostitution des enfants, que Mirbeau évoque avec indignation, notamment dans L’Écuyère (1882), dans « De Paris à Sodome » (L’Événement, .9 mars 1885), « Les Petits martyrs » (L’Écho de Paris, 3 mai 1892) et Le Foyer (1908). Même le corps des jeunes hommes peut devenir lui aussi une marchandise offerte aux amateurs : ainsi le narrateur d’Un gentilhomme en est-il réduit par la faim à envisager, pour survivre, de répondre aux sollicitations de messieurs très respectables...

            - La marchandisation des consciences et des honneurs : Pour acheter la conscience des hommes politiques, il suffit d’y mettre le prix, comme l’a révélé le scandale de Panama ; quant aux breloques de la Légion dite “d’Honneur”, elles étaient mises à l’encan dans les officines de l’Élysée par le gendre du président Grévy, Daniel Wilson. On comprend que Mirbeau n’ait rien espéré de politiciens massivement corrompus (voir Politique) et, comme Flaubert, ait jugé déshonorants ces prétendus honneurs que le premier venu peut obtenir en échange de déloyaux services (voir « Décorations », Le Gaulois, 5 janvier 1885).

            - La marchandisation de la foi : Mirbeau, depuis son adolescence, a manifesté un profond mépris pour la manière dont les prêtres catholiques s’assurent la domination des âmes en même temps qu’ils remplissent les coffres de leur Église, quittes à pactiser, pour le partage du magot, avec leurs concurrents, les Cartouche de la République (voir « Cartouche et Loyola »). Dans Les affaires sont les affaires, le brasseur d’affaires Isidore Lechat, qui s’y entend, rendra hommage à cette capacité de l’Église catholique à faire argent de tout : « Elle n’a pas que des autels où elle vend de la foi... des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles... des confessionnaux où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux... Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises... des banques pleines d’or... des comptoirs... des usines... des journaux et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu’ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés. »

            La “Justice”, l’amour et, bien sûr, le travail salarié n’échappent pas davantage à une tendance qui est devenue le symptôme d’une société moribonde, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice.

P. M.

 


MARGINALITE

Soucieux de produire sur ses lecteurs un choc pédagogique en les obligeant à découvrir les êtres et les choses sous un angle nouveau, Mirbeau ne pouvait que s’intéresser aux marginaux qui, du fait de leur distance par rapport aux normes, en ont une perception différente. Le propre de ces marginaux extrêmement divers, c’est d’avoir peu ou prou échappé, pour différentes raisons,  à l’éducastration programmée par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

Au premier rang de ces ratés du conditionnement, on trouve les véritables  artistes, c’est-à-dire ceux qui ont conservé le génie potentiel de l'enfance grâce auquel ils peuvent jeter sur toutes choses un regard neuf. Dès lors, ils ne peuvent être que des étrangers et des irrécupérables, parce que leur vision personnelle des choses est, à elle seule, un facteur de subversion, indépendamment de leur statut social et de leurs idées sur la société. Entre la masse amorphe d’êtres larvisés et émasculés et cette minorité, marginalisée et moquée, que sont les véritables artistes, existent ceux que Mirbeau appelle des « âmes naïves », c’est-à-dire des individus qui ont mieux résisté que d’autres au laminage des cerveaux et se laissent moins facilement duper  par les « grimace » de respectabilité des dominants. Parmi ces âmes naïves, il en est que leurs conditions d’existence prédisposent à jeter sur la société un regard débarrassé des œillères des habitudes : ceux qui sont victimes d’oppressions spécifiques ou de processus d’exclusion leur permettant de découvrir, par expérience, ce que les autres ne voient pas – ou ne veulent pas voir. Mirbeau s’est spécialement intéressé à quatre catégories d’exclus et de marginaux :

* Les domestiques :

Ce n‘est certes pas un hasard si, dans son roman le plus célèbre, Mirbeau prête sa plume à une femme de chambre, dont. le journal apparaît comme une belle entreprise de démolition et de démystification. Elle présente l’avantage incomparable de nous faire percevoir le monde par le trou de la serrure. Grâce à elle, le romancier fait de nous des voyeurs autorisés, exceptionnellement, à pénétrer au cœur de la réalité cachée de la société, dans les arrière-boutiques des nantis, dans les coulisses du théâtre du “beau” monde. Célestine, nouveau Virgile, a pour fonction de nous en faire traverser les cercles infernaux et de nous en exhiber les turpitudes.

            * Les prostituées :

Ce n’est pas un hasard non plus si, à la fin de sa vie, Mirbeau a rédigé un essai en forme de réhabilitation de ses sœurs de misère, les pauvres prostituées. Dans L’Amour de la femme vénale, il voit dans la « fille de joie » « une anarchiste des plus radicales, parce qu’elle a la possibilité de ne voir l’homme que dans sa bestialité primitive, qui fait tomber son masque. [...] Elle découvre ainsi le décalage entre les responsabilités civiques [de ses clients] et leur véritable nature. Dès lors, la civilisation ne lui apparaît plus que comme une pure grimace. »  Pas plus que Célestine la prostituée ne peut se laisser duper.

            * Les vagabonds :

Nombreux sont les trimardeurs, les rouleurs, les sans-logis, les clochards, les errants, dans les contes et les romans de Mirbeau. Qu’ils aient choisi librement de faire la route, par refus de l’enracinement cher à Barrès et par révolte contre la société, ou qu’ils aient été chassés de partout, ils ont en commun, d’une part, de ne pas travailler, dans une société qui fait du travail une valeur cardinale, et, d’autre part, de ne pas avoir de domicile fixe, ce qui les rend coupables du délit de vagabondage, comme en fait l’amère expérience le naïf Jean Guenille du Portefeuille (1901). Les vagabonds sont en effet considérés comme des êtres inassimilables, et donc potentiellement dangereux. pour l’ordre social, dans la mesure où, ne possédant rien et ne dépendant de personne, ils exercent pleinement leur liberté : exemple ô combien subversif !

            * Les “fous” :

Nombreux aussi chez Mirbeau, ils apparaissent comme des êtres inoffensifs, rêveurs et douloureux, que l’on tient soigneusement à l’écart des individus normalisés pour qu’ils ne risquent pas de les contaminer en posant des questions auxquelles la société serait bien en peine de répondre. Mais au-delà des fous pathologiques, ce qui intéresse Mirbeau, c’est que tous les individus dotés d’une forte personnalité, et a fortiori ceux qui contestent les fondements mêmes de l’ordre social jugé “naturel” ou “normal”, quoique visiblement pathogène, sont considérés comme fous, histoire de discréditer leurs propos et de désamorcer la bombe qu’ils représentent. Ainsi Mirbeau intitule-t-il « Un fou »  l’article qu’il consacre à son maître Tolstoï et fait-il de Don Quichotte le modèle du journaliste justicier toujours prêt à se battre contre les géants, de sorte que le lecteur finit par perdre ses repères et par ne plus savoir où est la raison, où commence la folie. Ainsi, dans L’Abbé Jules (1888), le père Pamphile; qui accumule, au cours d’un demi-siècle d’errances à travers l’Europe, une fortune colossale destinée à reconstruire l’église de son abbaye en ruines, mais qu’il gaspille en pure perte, est complètement détaché des choses de ce monde, et prêt à supporter les pires avanies à cause de son idée fixe : totalement libre à l’égard de tout et de tous, ce fou aboutit paradoxalement au comble de la sagesse, ce qui oblige le lecteur à s’interroger sur les normes.

Mirbeau ne cache pas pour autant que ces différents types de marginaux ne sauraient constituer des modèles à suivre. Les domestiques nous sont présentés dans leur grande majorité comme aliénés et corrompus par leurs maîtres, et même Célestine se révèle incapable de donner un contenu positif à sa révolte ; les prostituées sont qualifiées d’« infantiles » et immatures, elles se laissent facilement truander, et c’est « sans le savoir » qu’elles sont des anarchistes potentielles ; les vagabonds peuvent être abrutis par la misère et l’errance, ou  être poussés au crime, comme dans Dingo (1913) ; quant à ceux qui sont taxés de fous, il arrive qu’ils soient réellement dérangés ou hébétés, et inaptes à toute vie sociale. Si Mirbeau est perpétuellement en révolte, il ne tombe pour autant ni dans l’angélisme, ni dans le manichéisme ; et s’il accorde tant de place et d’importance aux marginaux, c’est  aussi parce qu’il reconnaît en eux des frères, puisque, par leur seule existence, ils constituent un défi à la normalité qu’il honnit et à l’ordre social qu’il rêve d’abattre.

Voir aussi Domesticité et Prostitution.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la marginalité »,  cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, décembre 2002.

 


MARIAGE

Bien qu’il se soit marié – à moins qu’il ne faille dire plutôt “parce qu’il a été marié pendant près de trente ans” –, Mirbeau n’a pas pour l’institution du mariage les yeux de Chimène. À le lire, il ne semble pas qu’il puisse y avoir de ménages heureux, et il s’est complu dans l’évocation de l’enfer conjugal, que ce soit dans sa pièce en un acte Vieux ménages (1894) ou dans sa longue nouvelle de la même époque, Mémoire pour un avocat. S’il a fini par épouser Alice Regnault (voir la notice), après trois années de « collage », mais honteusement et en catimini, il n’en savait pas moins qu’il commettait une erreur qu’il allait payer très cher, comme en témoigne un conte au titre amèrement ironique, « Vers le bonheur », qu’il publie à peine quelques semaines plus tard (Le Gaulois, 3 juillet 1887). Pourquoi une vision aussi négative du mariage ?

Deux raisons essentielles peuvent être avancées.

            * La première tient à l’irrémédiable étrangeté des deux sexes, qui sont séparés par un « abîme » que rien ne permettra jamais de combler, parce que les hommes et les femmes sont trop différents, biologiquement, culturellement, socialement, pour jamais pouvoir se comprendre, comme l’écrit le narrateur de « Vers le bonheur » au lendemain de son mariage. : « Et l'abîme qui nous séparait n'était même plus un abîme : c'était un monde, sans limites, infini, non pas un monde d'espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n'est point de possible rapprochement. Dès lors, la vie nous fut un supplice. Quoique l'un près de l'autre, nous comprenions que nous étions à jamais séparés, et cette présence continuelle et visible de nos corps rendait encore plus douloureux et plus sensible l'éloignement de nos âmes... Nous nous aimions pourtant. Hélas ! qu'est-ce que l'amour ? Et que peuvent ses ailes courtaudes et chétives devant un tel infini ? En voyant pleurer Claire, je me suis demandé : “La souffrance est peut-être la seule chose qui puisse rapprocher l'homme de la femme ?” » (« Vers le bonheur »). Le narrateur de Mémoire pour un avocat.  lui fait écho : « Ce que je reproche à ma femme, c’est de comprendre la vie d’une façon autre que moi, d’aimer ce que je n’aime pas, de ne pas aimer ce que j’aime. » Certes, il n’est pas exclu qu’ils puissent connaître certains plaisirs, certains embrasements des sens, comme à la fin de sa farce Les Amants (1901), mais c’est exceptionnel (le plus souvent il n’y a aucune harmonie sexuelle au sein des couples et le désir n’est pas partagé), et ils ne peuvent de toute façon qu’être qu’éphémères : à peine le désir satisfait, ce sont deux étrangers, voire deux ennemis, qui se retrouvent face à face. Ce que révèle Vieux ménages, c’est que, à défaut d’amour et de désir, la haine et la pourriture peuvent souvent du moins lier solidement l’un à l’autre deux êtres par ailleurs complètement étrangers.

            * La deuxième raison tient à la nature juridique et à la pratique du mariage en tant qu’institution bourgeoise, de surcroît sacralisée par la religion dominante qui le prétend indissoluble. Sa finalité étant « l’organisation de la richesse et la transmission de la propriété » (« À un magistrat »,  Le Journal, 31 décembre 1899), le mariage unit bien souvent deux personnes que rien ne rapproche, hors les préjugés propres à leur classe, et qui sont liées l’une à l’autre pour des décennies, le plus souvent pour le pire. Il en va ainsi, par exemple, du couple des parents de Jean Mintié, dans Le Calvaire (1886) : « Entre lui, un peu lourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y avait un abîme qu’il n’essaya pas un seul instant de combler, ne s’en reconnaissant ni le désir, ni la force. Cette situation morale de deux êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté de pensées et d’aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait s’il trouvait la maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses manies strictement respectées ; en revanche, elle était très pénible, très lourde au cœur de ma mère. » Même disparité et même incompatibilité chez les parents de l’abbé Jules, dont la mère est extrêmement douce et sensible et le père « ivrogne » et « très violent » (L’Abbé Jules, 1888, I, 3). Le mariage monogamique bourgeois n’est alors qu’un hypocrite maquignonnage – à l’instar de celui que projette Isidore Lechat pour sa fille Germaine dans Les affaires sont les affaires (1903) –, au terme duquel les époux sont deux ennemis également frustrés, tant sur le plan affectif que sur le plan sexuel, et par conséquents agressifs, rancuniers et prêts à tout pour connaître du moins le plaisir de la vengeance. L’adultère, thème du théâtre bourgeois par excellence, et la prostitution, sujet de nombreux romans réalistes de l’époque, sont deux des effets pervers de ces unions patrimoniales et malthusiennes, d’où le sentiment est exclu et où le nombre d’enfants est généralement limité, histoire d’éviter la division du patrimoine.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15.

 

 


MASOCHISME

Aux yeux de Sacher-Masoch, qui l’a connu en 1887 et qui a lu ses premiers contes et romans, Mirbeau semble bien posséder des aspects susceptibles d’être qualifiés de masochistes. Dans nombre de ses récits, et tout particulièrement Le Calvaire (1886), « Vers le bonheur » (1887), Mémoire pour un avocat (1894) et Le Jardin des supplices (1899), on rencontre en effet des personnages masculins qui se laissent esclavagiser par leurs compagnes, maîtresses ou épouses, et qui semblent incapables de se révolter et de recouvrer leur dignité et leur liberté, quittes, comme le narrateur de « Vers le bonheur », à espérer illusoirement que la douleur finira un jour, peut-être, par rapprocher deux êtres séparés par un abîme infranchissable : « Et l'abîme qui nous séparait n'était même plus un abîme : c'était un monde, sans limites, infini, non pas un monde d'espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n'est point de possible rapprochement. Dès lors, la vie nous fut un supplice. Quoique l'un près de l'autre, nous comprenions que nous étions à jamais séparés, et cette présence continuelle et visible de nos corps rendait encore plus douloureux et plus sensible l'éloignement de nos âmes... Nous nous aimions pourtant. Hélas ! Qu'est-ce que l'amour ? Et que peuvent ses ailes courtaudes et chétives devant un tel infini ? En voyant pleurer Claire, je me suis demandé : “La souffrance est peut-être la seule chose qui puisse rapprocher l'homme de la femme ?” »

Mais ce lien qu’il établit entre « supplice » et « amour », et qui sera réaffirmé par le narrateur du Jardin des supplices, et, plus encore, par sa maîtresse Clara, suffit-il pour qu’on puisse parler de masochisme à propos de Mirbeau ? Comme ce mot a donné lieu à quantité d’analyses et d’interprétations différentes, nous nous garderons bien de trancher dans un domaine par trop controversé et qui n’est pas de notre compétence. Contentons-nous de dégager quelques traits susceptibles d’expliquer que ce terme ait été utilisé à propos du romancier du Calvaire.  Et entendons-le dans son acception la plus ordinaire et la plus générale : l’association de la douleur et du plaisir.

* Tout d’abord, il est clair que Mirbeau a souffert toute sa vie d’un vif sentiment de culpabilité, qui l’a poussé parfois à adopter des comportements d’autopunition, à commencer par son mariage en catimini, en mai 1887. Mais ce sentiment est surtout lié à l’empreinte (voir la notice) de son éducation catholique et il n’est pas évident qu’il y ait trouvé du plaisir, et a fortiori du plaisir sexuel.

* Il est vrai aussi qu’à deux reprises au moins – mais des expériences comparables se laissent entrevoir à travers ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois – il s’est montré incapable de briser les liens douloureux et mortifiants qui l’ont attaché successivement à Judith Vimmer, de 1880 à l’hiver 1884, et à Alice Regnault, à partir de l’automne 1884 (voir ces notices). Force est d’en conclure qu’il devait trouver, dans son propre assujettissement, certaines satisfactions susceptibles d’impliquer une forme de masochisme, peut-être tout simplement l’énergie créatrice indispensable pour rédiger thérapeutiquement Le Calvaire ou Dans le ciel. Pour ce qui est de ses relations avec Judith Vimmer, nous disposons de quelques lettres adressées à son confident Paul Hervieu et qui révèlent que la connaissance qu’il a des turpitudes de sa maîtresse, à la fois méprisée et douloureusement désirée, loin de tuer son amour, ne fait paradoxalement que l’alimenter. En revanche, sa correspondance est muette sur ses relations avec sa femme Alice et, si confidences il y a bien quand même, elles sont indirectes, transposées dans des fictions vengeresses telles que « Vers le bonheur » et Mémoire pour un avocat. Tout se passe comme si, nolens volens, outre le contrat de mariage stricto sensu, il respectait scrupuleusement, en se taisant auprès de ses amis, un autre contrat tacite passé avec elle lors de leur mariage. Dans ces conditions, il n’est sans doute pas abusif de parler de comportement masochiste.

* Enfin, Le Jardin des supplices présente deux cas de masochisme bien caractérisés.

- Tout d’abord, celui de l’anonyme narrateur au visage ravagé, qui se laisse humilier par sa maîtresse, qui la suit au spectacle des plus atroces supplices comme un vulgaire toutou tenu en laisse et qui pénètre, grâce à elle, « au plus noir des mystères humains », sans pouvoir même « la maudire », parce que, selon lui, « elle est à elle toute seule toute la nature ». Il en arrive à regretter « ce délicieux et torturant enfer, où Clara respirait, vivait… en des voluptés inconnues et atroces, dont je mourais maintenant de ne plus prendre ma part ». Du moins son avilissement et sa douleur lui ont-ils apporté les sinistres lumières de la connaissance, qu’il paie au prix fort, et, par voie de conséquence, lui ont-ils permes d’accoucher d’un talent d’écrivain, trempé dans la souffrance, que rien ne laissait soupçonner chez ce forban de la politique.

- Ensuite celui de Clara. C’est à coup sûr une sadique, qui se complaît à contempler le spectacle d’épouvantables agonies : « Quand je vais aux forçats… ça me donne le vertige… et j’ai, dans tout le corps, des secousses pareilles à de l’amour. » Mais ce sadisme si constamment exhibé  pourrait bien n’être qu’une forme de masochisme inversé, car elle s’imagine à la place des suppliciés plus encore qu’à celle des bourreaux, comme, par exemple, quand elle assiste au supplice d’un homme frappé à coups de badine rougie au feu : « À moi, aussi, chère petite âme, il me semblait que la badine entrait, à chaque coup, dans mes reins… C’était atroce et très doux ! » C’est cette imagination des supplices subis avec délices qui la conduit, après chaque visite, à la « petite mort » hystérique sur laquelle se clôt le récit.

Reste à savoir si le créateur de ces deux personnages doit pour autant être taxé lui aussi de masochisme. Toujours est-il que l’horreur qu’il communique à son lectorat se double d’une indéniable fascination pour le spectacle d’insupportables agonies et que, face à cette monstrueuse alliance du beau et de l’atroce, du plaisir et de la souffrance infligée ou subie, les catégories morales du lecteur risquent fort d’en être ébranlées.

Voir aussi les notices Femmes, Gynécophobie, Sexualité, Expiation, Vimmer, Regnault, Le Jardin des supplices et Mémoire pour un avocat.

P. M.

 

Bibliographie : Michel Delon, « L'Ombre du Marquis », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 393-402 ; Pierre Michel,  « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 225-234 ; Fabien Soldà, La Mise en scène et en images du sadisme dans “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Université de Besançon, 1991, 150 pages ; Robert Ziegler, « Utopie et perversion dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 91-114.

 

 

 


MATERIALISME

MATÉRIALISME

 

Mirbeau est un matérialiste convaincu et impénitent, à condition d’entendre ce mot dans son sens philosophique, qui n’a évidemment rien à voir avec le pseudo-matérialisme trivial de la société de consommation, lequel n’est en réalité qu’un idéalisme grossier. Pour lui, il n'existe donc qu'une seule substance, la matière, et elle est indestructible : « Il m'est impossible de concevoir la mort de la matière. » Cette « conception de la matière maîtresse de la vie [lui] paraît une conception autrement grande, autrement consolante, autrement morale, que celle d'un Dieu, baroque et dément, neurasthénique, qui ne se plaît qu'à mystifier les hommes, quand il n'exerce pas sur eux les pires violences et les plus folles cruautés. ». Aussi, à l'encontre des vœux des « mauvais bergers » de la République, soucieux d'assurer leur main-mise sur des âmes bien dociles, et qui se contentent de badigeonner d'une laïcité formelle l'enseignement religieux traditionnel, souhaite-t-il logiquement chasser « de l'enseignement primaire tout ce qui survit de spiritualisme, c'est-à-dire de mensonges rongeurs et de préjugés sociaux », afin d'y substituer « un enseignement rationaliste, matérialiste, qui permette à l'homme de se défendre contre les fantômes religieux et de regarder en face la vie telle qu'elle est, et non telle qu'on la lui montre, à travers les espérances énervantes, dévirilisantes » (« Propos de l'instituteur », L'Humanité, 31 juillet 1904).

            Le matérialisme de Mirbeau ne se limite pas à la simple affirmation du monisme selon lequel il n’existe qu’une seule substance, par opposition au dualisme. Matérialiste radical, il s’oppose aussi, et fondamentalement, à toutes les formes d’idéalisme. Il souhaite éliminer, en premier lieu, celui des anciennes religions aliénantes et culpabilisantes, tout juste bonnes pour des « pensionnaires de Charenton », et qu’il accuse d’entretenir l’espoir mystificateur d’une autre vie, supposée meilleure et consolatrice, pour mieux inciter les exploités à se soumettre à leurs oppresseurs et à se résigner à leur misère. Mais il combat également l’idéalisme camouflé sous les apparences d’un matérialisme pseudo-scientifique, succédané laïcisé des vieilles religions, qui se révèle, à l’expérience, tout aussi dangereux : celui des scientistes, toujours prêts, au nom de la science, à expérimenter les inventions les plus dommageables pour l’humanité ; et aussi celui des rêveurs d’utopies politiques et des vendeurs d’orviétan révolutionnaire, pour qui c’est hic et nunc qu’il convient de concrétiser les espérances, et qui sont résolus à justifier tous les moyens au nom de fins supposées émancipatrices.

Pour Mirbeau, en effet, l'espoir n'est en réalité qu’« un opium », comme il l'écrivait en 1897 à propos du dénouement nihiliste des Mauvais bergers, et il constitue bien souvent une forme de politique de l’autruche, interdisant de prendre conscience de l’horrifique réalité : par exemple, que l’univers est « un immense, un inexorable jardin des supplices », où tous les jours d’innocentes créatures sont mises à mort au terme d’atroces tortures, et que tous nous allons, indifféremment et  inéluctablement, « à la pourriture », comme il le confie en 1911 à Georges Docquois. Être matérialiste, c’est au contraire regarder Méduse en face, ne rien espérer et se purger de toutes les illusions, prétendument consolantes, qui en réalité nous aliènent. Grand démystificateur, Mirbeau a donc entrepris de désenchanter l’univers une bonne fois pour toutes, quitte à désespérer Billancourt.

 

Une éthique matérialiste :



 À la pseudo-morale liberticide et répressive, qui est imposée par une autorité religieuse ou politique et transmise de génération en génération par l’autorité paternelle, il convient de substituer une éthique, qui s'élève de la cons­cience du sujet et qui se propose de chercher le bonheur en soi-même, comme le prêche l'abbé Jules : rejetant violemment les idéaux propo­sés par la société et « dont sont nés les ban­quiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux », il prône l'eudémonisme : « Qu'est-ce que tu dois cher­cher dans la vie ?... Le bonheur !... »

Ce bonheur du sage n'a rien à voir avec les illusions que la société nous fait miroiter pour mieux nous piéger : il n'est ni dans la satisfaction d'ambitions sociales, ni dans l'accumulation des biens matériels, ni dans la quête effrénée du plaisir mortifère, qui, selon Mirbeau, « vient de la vanité et va au crime », qui « vide les cervelles, pourrit les âmes, dessèche les muscles » et qui, « d'un peuple d'hommes robustes, fait un peuple de crétins » (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885,). Pour nous éviter le triste destin des enfants « déséquilibrés » et « malheureux », parce que des parents et des enseignants leur imposent, « des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent [...] un véritable supplice », Mirbeau nous incite à développer au mieux nos « facultés dominantes » et nos « forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie », seule fa­çon d'être vraiment « adéquat à soi-même » (Dans le ciel) et de devenir un être unique, et non le mouton anonyme et indifférencié d'un troupeau qu'on conduit aux urnes et à l'abattoir.

Mais, comme l’explique l’abbé Jules à son neveu, innombrables sont les obstacles sur la voie du bonheur : car la société cherche à tuer l’homme dans l’homme afin de le réduire à l’état larvaire, et l’individu se retrouve perpétuellement déchiré entre les instincts de sa nature et les contraintes et les interdits de sa  culture. Mirbeau sait par expérience que, pour se libérer des préjugés « corrosifs » inculqués pendant des années, il faut « des efforts  persistants qui ne sont pas à la portée de toutes les âmes » : « C'est plus difficile qu'on ne pense d'effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous » (« Palinodies ! », L’Aurore, 15 novembre 1898). Aussi, bien avant Sartre et Ionesco, Mirbeau oppose-t-il les âmes faibles, les larves, moutons et rhinocéros, dûment pétris et crétinisés par la famille, l'école, l'Église et la presse et qui ont perdu toute autonomie et tout esprit critique au sein d’une foule, et les âmes fortes, âmes d’exception, qui résistent aux forces d’oppression, ne serait-ce qu’en leur opposant leur propre force d’inertie, comme les cancres de lycée, et qui ne deviennent elles-mêmes qu'au terme d'une douloureuse ascèse, à l’instar des grands artistes créateurs tels que Claude Monet et Auguste Rodin.

Mirbeau est cependant trop lucide pour s’imaginer que cette ascèse sera suffisante pour parvenir à une sérénité proche du bonheur entrevu. Comme tout idéal, le bonheur est inaccessible et, tel un mirage, s'éloigne chaque fois que l'on croit s'en être rapproché. Face au tragique de notre condition, il en arrive alors, comme l'abbé Jules, à souhaiter l'extinction de la conscience. Ce que les bouddhistes appellent le Nir­vana – pseudonyme précisément adopté par Mirbeau pour publier ses Lettres de l'Inde de 1885. À défaut d'y parvenir, il convient du moins, comme le prêche l'abbé Jules, de « diminuer le mal en diminuant le nombre des obligations sociales », et de se détacher progressivement de tout ce qui entrave l'ascension : « les remords qui attristent, les passions d'amour ou d'argent qui salissent, les inquié­tu­des intellectuelles qui tuent. » Au terme de ce dépouillement d'inspiration schopenhauerienne, il faudrait arriver à « ne plus sentir [son] moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage ». Mais, re­connaît l'abbé Jules, dont la grande carcasse est agitée de passions mal contenues et de désirs inas­souvis et toujours renaissants, « ce n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Maho­met, un Napoléon, qu'un Rien » (loc. cit.).

Paradoxalement, c'est parce qu'il est un matérialiste radical que, sans entretenir la moindre illusion, Mirbeau en arrive à préconiser un détachement maximal des biens matériels pour réduire la vie « à son minimum de malfaisance », comme il le dira de l’État ; et c'est parce qu’il souhaite rendre « l'individu libre et heureux » qu'il aboutit lucidement à l'apologie du renoncement et de l'anéantissement de la conscience.

 

Une esthétique matérialiste :

 

 L’esthétique de Mirbeau n’est pas moins matérialiste que son éthique. Il rejette tous les ingrédients d'un art idéaliste et mensonger, qu’il ne cesse de tourner en dérision, pour y substituer un art et une littérature qui nous aident à jeter sur les choses un regard neuf et à y découvrir ce que, par nous-mêmes, nous n'y aurions jamais vu ni senti.

Son esthétique refuse tout d’abord toute référence à un modèle divin, à une beauté absolue, transcendant les siècles et les cultures, comme le présuppose l'idéal classique pétrifié en académisme.  Le beau n'est pas seulement variable dans le temps et dans l'espace et relatif à l'époque et à la culture dominante, qui conditionnent nos goûts, il est aussi variable d'un artiste à l'autre et fonction du regard tout personnel qu'il jette sur les choses, selon son tempérament et son état d’esprit du moment. Il est donc totalement subjectif : « Il n'existe pas une vérité en art ; il n'existe que des vérités variables et opposées, correspondant aux sensations également va­riables et opposées que l'art éveille en chacun de nous » (« Aristide Maillol », La Revue, 1er avril 1905). Logique avec ses principes matérialistes, Mirbeau en arrive même à se méfier de ses propres critères de jugement, la Vie, sans laquelle il n'y a pas d'art, et la Nature, source inépuisable où l'artiste doit puiser des motifs et des leçons. En ré­cusant de la sorte toute prétention à l'absolu et à l'universel, il remet en cause sa propre autorité de critique : « Ce que je pense des critiques, je le pense de moi-même, lorsqu'il m'arrive de vou­loir expliquer une œuvre d'art. Il n'y a pas pire duperie. [...] Le mieux serait d'admirer ce qu'on est capable d'admirer, et, ensuite, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dégoût » (préface au catalogue de l’exposition Félix Vallotton, janvier 1910).

En deuxième lieu, son esthétique de la lucidité  se garde de tout finalisme et du désir suspect, qu’a l'écrivain ou l'artiste, de donner du monde une vision claire et intelligible, ce qui serait présupposer un dieu rationnel et bienveillant. C’est ainsi que, pour contribuer à détruire l'illusion romanesque, qui entretient l’illusion rationaliste et l’illusion finaliste, Mirbeau a procédé à des romans-collages, tels que Le Jardin des supplices ou Les 21 jours d'un neurasthénique, faisant voisiner des textes de nature et de ton très dif­fé­rents, et mettant à rude épreuve les habitu­des culturelles de lecteurs déconcertés. Dans un univers où rè­gnent le chaos et l'entropie, ce se­rait une mystification que d’attendre de l'œuvre d'art qu'elle nous rassure en nous of­frant du monde une vision claire, ordonnée et totalement intelligible. 

Enfin, une esthétique matérialiste doit récuser l'inspiration et le romantisme. Aussi Mir­beau, dans la continuité de Flaubert, a-t-il toujours mis l'accent sur la nécessité impérieuse, pour tout artiste digne de ce nom, de se débarrasser des verres déformants du conditionnement cultu­rel, afin de « voir avec son œil, et non avec celui des autres » et de faire passer les sensations éprouvées au contact du monde exté­rieur à travers l'alambic de son « tempérament ». Mais il y faut une lutte incessante et douloureuse, contre soi-même, d’abord, et aussi, bien sûr, contre une société misonéiste, réfractaire à cette angoissante recherche de l'originalité.

 

Une politique matérialiste :

 

Le matérialisme, en matière politique, s’oppose radicalement à toute espèce de propagande, qui ne peut être que mensongère et manipulatoire, et tourne aussi le dos à l'utopisme, source de dangereuses illusions. Mirbeau a comme une prémonition de ce que seront les totalitarismes du vingtième siècle, et en parti­culier du stalinisme : « Qu'est-ce donc que le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l'État, sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d'un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu'aucun autre ? » (« Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896). Non seu­lement il dénonce les grandes escroqueries intellectuelles que sont à ses yeux le christianisme, surtout à la sauce catholique romaine, ou le collectivisme de Jules Guesde, mais, comme dans Les Mauvais bergers, il refuse d'entretenir l'espoir des opprimés, sans lequel il semble pourtant bien difficile d'imaginer une action collective. Et il n’a cessé de se battre pour autant...

En tant que matérialiste et qu’intellectuel engagé, Mirbeau est pris dans une contradiction : il lui faut croire à quelque chose dont il ne cesse en même temps d'affirmer l'illusion, agir comme si l’action pouvait réellement changer les hommes et les sociétés, tout en sachant pertinemment qu’au dénouement c’est toujours la mort qui triomphe, comme dans Les Mauvais bergers ou Les affaires sont les affaires. Par son engagement éthique dans les luttes de la cité, il est bien progressiste et se bat sans relâche pour un peu moins d’injustice et de mal-être, comme si l’homme était amendable et la société perfectible. Mais, en bon matéria­liste, il se refuse à sombrer dans les mystifications de la propagande et les rêves souvent sanglants de l'utopisme. Selon la formule de Jaurès, au pessimisme de la raison, il oppose l’optimisme de la volonté. Mais la coexistence de ces deux postulations simultanées et contradictoires n’est pas facile à vivre.

            P. M.

 

Bibliographie : ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, le grand démystificateur », in Comment devenir un homme, Nouveau Théâtre d’Angers, 1995, pp. 36-45 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001.

 

 


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