Thèmes et interprétations

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IMPRESSIONNISME

[D’après Jean Clay (L’Impressionnisme, Hachette Réalités, 1987), la peinture impressionniste présente six caractéristiques principales :

            - « Le point de vue de l’artiste se déplace. »

            - « Objets et paysage s’interpénètrent. »

            - « La couleur conquiert son autonomie. »

            - « L’œuvre est un morceau de nature qui se prolonge au-delà du cadre. »

            - « Le peintre écrase la perspective. »

            - « L’artiste sollicite le nerf optique du spectateur. »]

 

Des peintres foncièrement novateurs explorent des voies nouvelles dans les dernières décennies du XIXe siècle, Octave Mirbeau rencontre les œuvres de ces peintres dans des salons, des galeries, chez des particuliers, dans leurs ateliers… À propos de ces peintres, « […] les critiques bien informés – à qui il faut inventer des mots pour affirmer leurs compétences – [ont inventé ce néologisme ]: les impressionnistes […] » (La France, 15 novembre 1884). Octave Mirbeau est de ceux qui ont été conquis,  d’emblée, par ces peintres qui renouvellent notre perception de la nature, des paysages, des falaises normandes, des cours d’eau près de Paris, mais aussi des ports, des villes… S’adressant à un personnage, M. Boulanger, un artiste peintre, dans une chronique, il plaide pour les peintres qui sont l’objet de critiques, voire de mépris : « Ceux que vous appelez des impressionnistes, monsieur, sont des travailleurs acharnés, des chercheurs patients, des courageux et de convaincus qui ont un idéal d’art bien supérieur au vôtre. […] Ils ont bravé vos insultes et méprisé vos haines, et ils n’en sont pas morts » (La France, 13 avril 1885). Il voit dans ces peintres des artistes qui s’inscrivent dans une tradition, qui poursuivent dans des voies ouvertes par d’autres artistes, avant eux. Mirbeau songe à Delacroix, Corot, Ingres, des coloristes. « [Ingres] Ce coloriste complet a été le premier à nous donner les formules de ce qu’on appelle aujourd’hui l’impressionnisme, en disant à ses élèves : “Regardez bien. Mon chapeau n’est pas noir.” Oui, Ingres a été la couleur, comme il a été le dessin. »  (La France, 23 avril 1885). Ils ne sont pas toujours reçus dans les Salons officiels ? Qu’importe. Ils sont « en dehors des académies et des coteries. Il est évident que c’est à Manet, à Degas et à Monet que nous devons ce retour à la lumière […]. Cette école, qui est en germe encore, a rendu ce service à la peinture de chasser la nuit des ateliers […] » (La France, 1er mai 1885).

Mirbeau a écrit sur les peintres impressionnistes, Sisley, Monet, Pissarro qui se préoccupent d’impression et de lumière ; il a écrit sur des peintres qui vont adopter des couleurs pures, violentes, Van Gogh, Gauguin… Il a correspondu avec quelques-uns d’entre eux, Claude Monet, Camille Pissarro…

Dans le domaine de la sculpture, Mirbeau met au plus haut Rodin ; pour ce qui est de la peinture, il est un thuriféraire de Monet. « Je ne connais pas, parmi les paysagistes modernes, un peintre plus complet, plus vibrant, plus divers d’impression que Claude Monet ; on dirait que pas un frisson de la nature ne lui est inconnu. […] Les motifs des paysages de Monet sont simples toujours : aucun arrangement, aucun décor, aucune préoccupation de l’effet, aucune recherche de la mise en scène. L’effet, il le tire seul de l’exactitude des choses, mises dans la lumière propre et dans l’air ambiant, et de ce qu’elles donnent au cœur du poète de rêverie et d’infini » […] (La France, 21 novembre 1884).  Mirbeau apprécie aussi beaucoup Camille Pissarro : « Le paysage, tel que l’a conçu et rendu M. Camille Pissarro, c’est-à-dire l’enveloppement des formes dans la lumière, c’est-à-dire l’expression vivante de la lumière sur les objets qu’elle baigne et dans les espaces qu’elle remplit, est d’invention toute moderne » (L’Art dans les Deux Mondes, 10 janvier 1891). Ici et là une attention à la lumière dans les toiles impressionnistes.

Les jardins des peintres sont souvent sources d’inspiration, ils sont présents dans les toiles de Monet, de Pissarro par exemple. Ils sont construits, pour certains d’entre eux, comme des tableaux impressionnistes. Mirbeau réalisera un texte « impressionniste » lorsqu’il décrira le jardin de Monet à Giverny, faisant vivre à la conjugaison des noms de fleurs une tension qui fait songer à celle des couleurs dans un tableau représentant des fleurs (voir « Claude Monet et Giverny », L’Art dans les Deux Mondes, 7 mars 1891).

Dans la presse Mirbeau soutiendra les peintres que l’on a coutume d’associer à l’impressionnisme, peintres dont il a perçu l’apport dans l’histoire de l’art. On leur doit une « révolution radicale dans l’art de peintre », [une] « révolution dans l’art de voir la nature » (L’Art dans les Deux Mondes, 10 janvier 1891). Il célèbre les peintres impressionnistes contre les peintres symbolistes. Là où un symboliste, voyant une feuille de chou, regrette que ce chou ne soit pas un lys, un peintre impressionniste est à même de peindre un chou, ou une asperge ! (d’après une lettre à Camille Pissarro, 16 décembre 1891). Il a des mots très durs pour les préraphaélites, pour Gustave Moreau… Octave Mirbeau manifestera de l’incompréhension à l’égard des peintres désireux d’explorer des voies nouvelles, tel Matisse, après l’impressionnisme. Dans une lettre à Monet, de mi-février 1910, il dit son étonnement devant le succès remporté par une exposition présentant des œuvres de Matisse : « On ne peut croire à tant de folie, à tant de pauvre folie – Matisse est […] un paralytique général. […] dans la seule journée d’hier, presque toute l’exposition était vendue ! Au premier rang des acheteurs, les musées, celui de Munich, de Moscou, de Petersbourg, etc., etc.… ». Matisse est ridiculisé, les acheteurs sont étrangers : Mirbeau fait preuve ici d’un refus de la nouveauté qui peut surprendre. Il aura été le héraut de l’impressionnisme, le célébrant jusqu’à l’excès.

G. Po.



Bibliographie : Octave Mirbeau, Combats esthétiques, 2 volumes, édition établie et présentée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Séguier, 1993.

IMPRESSIONNISME LITTERATURE

L’expression d’“impressionnisme littéraire”, par laquelle on désigne la tendance de certains écrivains du deuxième dix-neuvième siècle à appliquer, dans leurs œuvres romanesques, l’équivalent des techniques et des approches propres aux peintres dits “impressionnistes”, n’est pas admise par tous les chercheurs : soit pour des raisons de fond (l’abîme séparant l’art de la peinture de celui de l’écriture et qui devrait interdire les parallélismes artificiels), soit du fait des parcours d’écrivains tels que Goncourt, Maupassant ou Zola, souvent taxés d’impressionnisme, bien que les deux premiers aient été étrangers à l’impressionnisme pictural et que le troisième ait renié sur le tard son enthousiasme juvénile. Mais il semble pourtant bien qu’on puisse, sans abuser des mots, parler d’“impressionnisme littéraire” à propos d’Octave Mirbeau, qui fut l’ami et le chantre quasiment attitré de Claude Monet et de Camille Pissarro : il partageait leur esthétique, il était au plus près de leurs propres recherches picturales, ses romans suscitaient leur admiration, et il n’est pas étonnant qu’il ait tenté, dans le domaine qui était le sien, des expériences comparables à celles qu’ils menaient dans le leur. Il n’est donc pas inutile de dégager quelques traits qui puissent légitimer, à son propos, l’emploi de cette expression controversée. * Tout d’abord, Mirbeau partage aussi la conviction que, pour faire œuvre d’art, il convient de jeter sur les choses un œil innocent, c’est-à-dire débarrassé des épaisses couches de préjugés et de conditionnements accumulés qui obscurcissent la vue du commun des mortels : l’artiste est celui qui voit ce que les hommes ordinaires jamais ne verront, qui découvre, derrière les apparences, des réalités cachées et inaccessibles. Cela nécessite une ascèse douloureuse et continue et entraîne bien souvent, chez Monet notamment, des désespérances que Mirbeau a évoquées, en connaissance de cause, dans son roman Dans le ciel. En tant qu’écrivain, il s’est précisément fixé pour objectif d’obliger ses lecteurs à « regarder Méduse en face » et à voir toutes choses sans verres déformants, à travers un regard neuf qui contribue à dessiller leurs yeux. * Une œuvre d’art ne peut donc être que subjective. Dans un récit, cette totale subjectivité ne fait apparaître que ce que perçoit le narrateur ou le personnage, sans qu’on ait la moindre garantie sur la réalité objective de ce qui nous est présenté. Ainsi le monde est-il toujours réfracté à travers une conscience, qui lui impose inévitablement des distorsions : ce que nous découvrons, en lisant, ce ne sont que des impressions, souvent floues et éphémères, susceptibles de se modifier en fonction des états d’âme fluctuants du narrateur ou du personnage. C’est alors au lecteur qu’il revient d’interpréter comme il l’entend les indices qui lui sont fournis. * Si l’œil est si important, si, a fortiori, il est la condition sine qua non d’une véritable œuvre d’art, alors la raison et l’intelligence passent au second plan, voire sont carrément perçues comme des obstacles liés aux conditionnements socioculturels et qu’ils convient donc d’éliminer. L’anti-intellectualisme esthétique de Mirbeau, qui se méfie des théories, des analyses et des étiquettes, est le corollaire de son extrême méfiance, sur d’autres plans, à l’égard du scientisme et du collectivisme (voir ces mots). * Cette défiance envers la raison, qui tendrait illusoirement à faire croire que tout est intelligible et obéit à des lois fixes et immuables que l’homme serait capable de dégager et d’exploiter à son profit, a pour effet, dans le domaine du roman, de refuser de plus en plus la composition telle que l’entendaient Balzac ou Zola. Car composer, c’est imposer au “réel” des déformations arbitraires et suspectes, c’est faire croire à un univers ordonné, où tout se tient, alors que ce n’est qu’un chaos où rien ne rime à rien. De même que les peintres impressionnistes refusent de faire entrer de force, dans le cadre qu’ils ont eux-mêmes librement choisi, la matière qui n’y a pas sa place, de même Mirbeau romancier se refuse à coucher son récit sur le lit de Procuste de la composition et à faire croire mensongèrement qu’une finalité est à l’œuvre dans ses récits. Les techniques de la fragmentation et du collage (voir ces mots), auxquelles il recourt de plus en plus systématiquement, ont pour but de détruire cette illusion finaliste.
* Enfin, dans le domaine des descriptions, qui sont, dans un roman, ce qui justifie le plus évidemment le rapprochement avec la peinture, Mirbeau a effectivement transposé dans la littérature « ce grand fait de la peinture contemporaine : la lumière ». L’absence de contours, la vibration de l’air, l’interaction des couleurs, la juxtaposition de taches, sont des constantes de ses textes descriptifs. Des verbes tels que « vaporiser », « iriser », « opaliser », « poudroyer » sont fréquemment utilisés pour rendre compte d’une impression floue et ondoyante produite par la nature environnante. Et, toujours, quand description il y a, c’est à travers le regard d’un personnage, ou du narrateur, à un moment précis de la journée, à partir d’un certain point de vue bien précisé, sous tel type de lumière, et à un moment où son état d’âme conditionne la perception qu’il a du monde qu’il aperçoit. Voir aussi les notices Impressionnisme, Artiste, Roman, Fragmentation et Collage. P. M.

Bibliographie : Samuel Lair, « L'Impressionnisme et ses apôtres : Zola et Mirbeau, divergence des approches critiques », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994 , pp. 47-55 ; Pierre Michel, « La 628-E8 : de l’impressionnisme à l’expressionnisme », introduction à La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’impressionnisme », in Numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, 1992, pp. 31-46.

IMPRESSIONNISME LITTERAIRE

L’expression d’“impressionnisme littéraire”, par laquelle on désigne la tendance de certains écrivains du deuxième dix-neuvième siècle à appliquer, dans leurs œuvres romanesques, l’équivalent des techniques et des approches propres aux peintres dits “impressionnistes”, n’est pas admise par tous les chercheurs : soit pour des raisons de fond (l’abîme séparant l’art de la peinture de celui de l’écriture et qui devrait interdire les parallélismes artificiels), soit du fait des parcours d’écrivains tels que Goncourt, Maupassant ou Zola, souvent taxés d’impressionnisme, bien que les deux premiers aient été étrangers à l’impressionnisme pictural et que le troisième ait renié sur le tard son enthousiasme juvénile. Mais il semble pourtant bien qu’on puisse, sans abuser des mots, parler d’“impressionnisme littéraire” à propos d’Octave Mirbeau, qui fut l’ami et le chantre quasiment attitré de Claude Monet et de Camille Pissarro : il partageait leur esthétique, il était au plus près de leurs propres recherches picturales, ses romans suscitaient leur admiration, et il n’est pas étonnant qu’il ait tenté, dans le domaine qui était le sien, des expériences comparables à celles qu’ils menaient dans le leur.

Il n’est donc pas inutile de dégager quelques traits qui puissent légitimer, à son propos, l’emploi de cette expression controversée.

* Tout d’abord, Mirbeau partage aussi la conviction que, pour faire œuvre d’art, il convient de jeter sur les choses un œil innocent, c’est-à-dire débarrassé des épaisses couches de préjugés et de conditionnements accumulés qui obscurcissent la vue du commun des mortels : l’artiste est celui qui voit ce que les hommes ordinaires jamais ne verront, qui découvre, derrière les apparences, des réalités cachées et inaccessibles. Cela nécessite une ascèse douloureuse et continue et entraîne bien souvent, chez Monet notamment, des désespérances que Mirbeau a évoquées, en connaissance de cause, dans son roman Dans le ciel. En tant qu’écrivain, il s’est précisément fixé pour objectif d’obliger ses lecteurs à « regarder Méduse en face » et à voir toutes choses sans verres déformants, à travers un regard neuf qui contribue à dessiller leurs yeux.

* Une œuvre d’art ne peut donc être que subjective. Dans un récit, cette totale subjectivité ne fait apparaître que ce que perçoit le narrateur ou le personnage, sans qu’on ait la moindre garantie sur la réalité objective de ce qui nous est présenté. Ainsi le monde est-il toujours réfracté à travers une conscience, qui lui impose inévitablement des distorsions : ce que nous découvrons, en lisant, ce ne sont que des impressions, souvent floues et éphémères, susceptibles de se modifier en fonction des états d’âme fluctuants du narrateur ou du personnage. C’est alors au lecteur qu’il revient d’interpréter comme il l’entend les indices qui lui sont fournis.

* Si l’œil est si important, si, a fortiori, il est la condition sine qua non d’une véritable œuvre d’art, alors la raison et l’intelligence passent au second plan, voire sont carrément perçues comme des obstacles liés aux conditionnements socioculturels et qu’ils convient donc d’éliminer. L’anti-intellectualisme esthétique de Mirbeau, qui se méfie des théories, des analyses et des étiquettes, est le corollaire de son extrême méfiance, sur d’autres plans, à l’égard du scientisme et du collectivisme (voir ces mots).

* Cette défiance envers la raison, qui tendrait illusoirement à faire croire que tout est intelligible et obéit à des lois fixes et immuables que l’homme serait capable de dégager et d’exploiter à son profit, a pour effet, dans le domaine du roman, de refuser de plus en plus la composition telle que l’entendaient Balzac ou Zola. Car composer, c’est imposer au “réel” des déformations arbitraires et suspectes, c’est faire croire à un univers ordonné, où tout se tient, alors que ce n’est qu’un chaos où rien ne rime à rien. De même que les peintres impressionnistes refusent de faire entrer de force, dans le cadre qu’ils ont eux-mêmes librement choisi, la matière qui n’y a pas sa place, de même Mirbeau romancier se refuse à coucher son récit sur le lit de Procuste de la composition et à faire croire mensongèrement qu’une finalité est à l’œuvre dans ses récits. Les techniques de la fragmentation et du collage (voir ces mots), auxquelles il recourt de plus en plus systématiquement, ont pour but de détruire cette illusion finaliste.

* Enfin, dans le domaine des descriptions, qui sont, dans un roman, ce qui justifie le plus évidemment le rapprochement avec la peinture, Mirbeau a effectivement transposé dans la littérature « ce grand fait de la peinture contemporaine : la lumière ». L’absence de contours, la vibration de l’air, l’interaction des couleurs, la juxtaposition de taches, sont des constantes de ses textes descriptifs. Des verbes tels que  « vaporiser », « iriser », « opaliser », « poudroyer » sont fréquemment utilisés pour rendre compte d’une impression floue et ondoyante produite par la nature environnante. Et, toujours, quand description il y a, c’est à travers le regard d’un personnage, ou du narrateur, à un moment précis de la journée, à partir d’un certain point de vue bien précisé, sous tel type de lumière, et à un moment où son état d’âme conditionne la perception qu’il a du monde qu’il aperçoit.

Voir aussi les notices Impressionnisme, Artiste, Roman, Fragmentation et Collage.

 P. M.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « L'Impressionnisme et ses apôtres : Zola et Mirbeau, divergence des approches critiques », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994 , pp. 47-55 ; Pierre Michel, « La 628-E8 : de l’impressionnisme à l’expressionnisme », introduction à La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’impressionnisme », in Numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, 1992, pp. 31-46.


INCOMMUNICABILITE

Mirbeau est un des premiers écrivains français à faire de l’incommunicabilité un thème littéraire de première importance, et il y a d’autant plus de mérite qu’il est un professionnel des mots et un intellectuel engagé, pour qui il est décisif de parvenir à communiquer avec ses lecteurs pour leur faire découvrir une autre perception des choses que la leur et contribuer à leur dessiller les yeux.

Mais la communication se heurte à deux obstacles majeurs.

- D’une part, les mots sont un matériau souillé par les mauvais usages qui en sont faits et qui les discréditent, et ils véhiculent le plus souvent des mensonges. Dès lors, la communication s’avère bien difficile, voire carrément impossible.

- D’autre part, de multiples barrières sont érigées entre les hommes et les séparent presque hermétiquement : les sexes sont séparés par un « abîme » d’incompréhension et de rancune, et hommes et femmes sont perpétuellement en guerre ; les classes sociales sont vouées à des antagonismes sanglants et tout dialogue s’avère impossible, comme Mirbeau l’a illustré tragiquement dans sa tragédie de 1897, Les Mauvais bergers, qui devait  initialement – et symptomatiquement – être intitulée Les Cœurs lointains ; quant aux civilisations, ou prétendues telles, elles sont autocentrées et le plus souvent fermées aux autres cultures, et chacune a tendance à se croire seule détentrice des bons usages et des bonnes mœurs, au risque, pour les plus fortes militairement et techniquement, de prétendre les imposer aux autres, jugées « barbares », par le fer et par le feu, comme on le voit dans les sanglantes expéditions coloniales stigmatisées par Mirbeau.

Voir aussi les notices Mots, Amour, Conversation, Colonialisme, Anticolonialisme, Civilisation, Colonisons et Farces et moralités.

P. M.


INDIGNATION

Toute sa vie Mirbeau a conservé intacte sa capacité d’indignation. Malgré son pessimisme sur les hommes et les sociétés, il ne s’est jamais résigné à voir les choses rester en l’état et n’a cessé de se battre, fût-ce sans espoir d’améliorations en profondeur, pour tâcher de les rendre un peu moins mauvaises – pour ne pas dire « un peu moins pires ». C’est pourquoi, dans toute son œuvre journalistique et littéraire, il n’a eu de cesse de dénoncer les maux de la société qui l’indignaient, au risque de susciter des scandales et de devenir lui-même scandaleux : « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis », confie-t-il à Louis Nazzi en 1910 (Comoedia, 25 février 1910).

Son indignation n’était pas sélective, et, après son grand tournant de 1884-1885, il a toujours dit tout haut ce qu’il pensait, quelle qu’ait été l’étiquette de ses cibles : c’est ce qui l’a rendu politiquement incorrect. Quoique républicain, socialisant et anarchiste, il n’a pas hésité à dénoncer la corruption et la politique antisociale des élus qui se disaient républicains, ou le double langage des députés socialistes, ou l’irresponsabilité de leaders anarchistes (dans Les Mauvais bergers, 1897), ou encore les expéditions coloniales menées au nom de la « civilisation, du « progrès » et de la « démocratie », autant de grands mots creux destinés à occulter la réalité des choses au lieu de la révéler. De même, après avoir été proche de Clemenceau et d’Aristide Briand, pendant l’affaire Dreyfus, il s’est éloigné d’eux lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir et ont mené une politique répressive. 

Et pourtant, par-delà l’incontestable sincérité de ses indignations, on sent poindre chez Mirbeau une fascination pour les belles crapules, autrement attrayantes que les larves humaines qu’elles exploitent ou que les « honnêtes gens » qui lui répugnent : comme le constate Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), « si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens ». Certaines de ces « canailles », tel Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires (1903), sont dotées de telles qualités qu’il ne peut s’empêcher de les admirer et que, nonobstant leur égoïsme criminel, il leur reconnaît malgré tout, tout bien pesé, un rôle progressiste. Face à une fripouille de grand calibre, tel le ministre Eugène Mortain du Jardin des supplices (1899), ou face au jardinier-cocher Joseph, l’habile voleur de l’argenterie des Lanlaire, dans Le Journal d’une femme de chambre, on a comme l’impression qu’il ne serait pas loin d’apprécier la performance et de saluer l’artiste. Ce n’est sans doute pas un hasard si, à propos de Joseph, précisément, Célestine confie cet aveu à son journal : « Il n'y a plus à douter. Joseph doit être une immense canaille. Et cette opinion que j'ai de sa personne morale, au lieu de m'éloigner de lui, loin de mettre entre nous de l'horreur, fait, non pas que je l'aime peut-être, mais qu'il m'intéresse énormément. C'est drôle, j'ai toujours eu un faible pour les canailles... Ils ont un imprévu qui fouette le sang... une odeur particulière qui vous grise, quelque chose de fort et d'âpre qui vous prend par le sexe » (chapitre IX). Certes, il est plus que douteux que « le sexe » joue un grand rôle dans la fascination du romancier pour Lechat, Mortain, Joseph ou l’un quelconque de ces fripouilles qui grouillent dans son œuvre. Mais il est clair que, dans ses fictions, l’intérêt de l’écrivain Mirbeau va en priorité à des personnages hors normes, qui se situent par-delà les habituelles notions de bien et de mal, mais qui, dans la vie réelle, indigneraient au plus haut point le citoyen Mirbeau.  

Voir aussi les notices Révolte, Engagement, Éthique, Intellectuel, Pessimisme et Scandale.

P. M.


INTELLECTUEL

INTELLECTUEL

 

            On sait que c’est au cours de l’affaire Dreyfus qu’est né le terme d’« intellectuel » employé dans un sens nouveau, pour désigner des écrivains, artistes, historiens, journalistes et savants intervenant, sans y être invités, dans les affaires publiques. Au départ, le terme a été utilisé par les anti-dreyfusards, tels que Ferdinand Brunetière ou Paul Bourget, pour discréditer les plus célèbres des dreyfusards, tels que Zola et Mirbeau, coupables à leurs yeux de se mêler de choses auxquelles ils n’entendent rien : les questions militaires et les affaires d’espionnage. Mais le mot, qui était au début utilisé en mauvaise part, a très vite acquis une connotation positive pour désigner ceux qui interviennent publiquement afin de défendre une cause juste, en jetant dans la balance le poids de leur notoriété et en prenant des risques, dans la mesure où, ce faisant, ils se heurtent forcément au pouvoir en place.

            Même si ces intellectuels sont bien des travailleurs de l’intelligence, par opposition aux travailleurs manuels, ce n’est évidemment pas une définition sociologique qui suffit à les caractériser : la majorité de ceux qui, à l’époque, avaient une profession intellectuelle ne sont pas pour autant devenus des intellectuels au sens nouveau du terme, soit parce qu’ils se sont prudemment abstenus d’intervenir, soit parce qu’ils ont fait chorus avec les institutions en place, qu’ils ont confortées de leur autorité au lieu de s’y confronter. Au contraire, l’intellectuel dreyfusard, plus tard rebaptisé « intellectuel de gauche », s’est mis au service des deux valeurs cardinales que sont la Vérité et la Justice, contre tous les mensonges des pouvoirs et de la presse, contre toutes les injustices perpétrées par le gouvernement, l’armée ou la si mal nommée Justice. La responsabilité de l’intellectuel ainsi défini est d’autant plus importante s’il est célèbre et si ses interventions dans le champ médiatique sont susceptibles de faire avancer la cause qu’il entend servir.

            Mirbeau a fait partie de ces intellectuels éminents, qui se sont engagés parce que ne pas prendre position, c’eût été devenir complice des forfaitures de l’État-Major et des gouvernements successifs, c’eût été être co-responsable d’une injustice doublée d’une infamie, et c’était impensable pour lui. Mais son engagement se distingue de celui des experts, tels que les épigraphistes ou les historiens, qui ont mis leur savoir en œuvre pour prouver l’innocence de Dreyfus, et de celui des professionnels de la politiques, tels que Georges Clemenceau, Joseph Reinach ou Jean Jaurès, qui ont aussi, derrière la tête, des objectifs politiques : Mirbeau n’est ni un expert, ni un politicien, il n’a aucune compétence particulière qui justifie son intervention, il ne cherche nullement à accéder ou à participer au pouvoir et il ne saurait être suspect d’ambitions personnelles. Certes, comme d’autres anarchistes, il a vu dans l’Affaire une bonne occasion pour démasquer publiquement les forces d’oppression et démystifier efficacement les mauvais bergers de toute obédience, et il s’est comporté en citoyen inquiet face aux menaces de césarisme ou de pré-fascisme à la française.. Mais les préoccupations politiques, chez lui, sont secondaires : il a réagi d’abord en homme doté d’une conscience, et sa priorité est d’ordre éthique.

À cet égard, l’affaire Dreyfus n’a rien de vraiment nouveau pour lui, depuis le grand tournant de 1884-1885. Car, chaque fois que ses exigences de justice ont été blessées, il s’est toujours indigné, et battu avec la seule arme dont il dispose, les mots, contre tous les maux qui le révoltent. C’est pour cela qu’il est peut-être celui qui incarne le mieux “l’intellectuel” engagé  tel qu’il se définit alors : un personnage conscient de ses responsabilités, qui met à profit son talent, sa notoriété, son entregent et son impact médiatique pour servir une cause éthique.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel et  Jean-François Nivet, préface de L’Affaire Dreyfus, Séguier, 1991, pp. 9-42 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : de l’antisémitisme au dreyfusisme », Mil neuf cent, n° 11, 1993, pp. 118-124 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146.


INTERVIEW IMAGINAIRE

Dans la presse française de la fin du dix-neuvième siècle, l’interview est apparue au cours des années 1880 et, peu à peu, est devenue un mode apprécié d’intervention sur la scène médiatique. Quant à l’interviewer, personnage nouveau d’un journalisme nouveau, on le craint et on tente par conséquent de le séduire pour offrir de soi une bonne image de marque, comme le fait par exemple l’Illustre Écrivain, inspiré par Paul Bourget, de la série de dialogues de Mirbeau intitulée Chez l’Illustre Écrivain (1897). Certains, le tout venant, tendent aux personnalités interrogées un miroir complaisant et se font le relais de leur propagande politique ou de leur promotion commerciale, que ce soit en échange de services, d’espèces sonnantes, ou simplement d’informations inédites, voire d’un scoop. D’autres, nettement plus rares, parviennent, à l’instar de Jules Huret dans ses deux grandes enquêtes, à préserver leur lucidité et leur intégrité et à arracher aux interviewés des bribes de vérité qui fassent apparaître leur véritable visage sous le masque qu’ils exhibent. On comprend que Mirbeau, admirateur et ami de Jules Huret – à qui, précisément, il dédiera son roman du dévoilement, Le Journal d’une femme de chambre (1900) – ait été tenté d’utiliser lui aussi le genre nouveau de l’interview. Sous deux formes différentes : soit en tant qu’interviewé désireux de faire connaître ses opinions sur divers sujets qui lui tiennent à cœur, par exemple sur Le Journal d’une femme de chambre, dont la presse ne dit mot et qui suscite tant d’incompréhensions (et c’est alors à Jules Huret qu’il se confie) ; soit en tant qu’interviewer fictif de personnalités bien réelles, ce qui lui donne toute latitude pour les mettre en scène, les faire parler comme il l’entend et donner d’elles l’image de personnages grotesques, stupides ou odieux, qu’il s’agit de réduire à leur minimum de malfaisance.

Mirbeau n’est peut-être pas l’inventeur de l'interview imaginaire, mais il est à coup sûr celui qui a utilisé le plus systématiquement et le plus efficacement cette arme satirique au service de la dérision. Comme la caricature, la bouffonnerie et la parodie, elle participe du travail de sape opéré par l’écrivain pour nous révéler les dessous peu ragoûtants des hommes et des institutions, en vue de les démystifier d’importance. Rien de tel, en effet, que le déballage naïf des insanités et des monstruosités prêtées aux grands de ce monde pour faire tomber les masques et interdire désormais aux « âmes naïves » d'être de nouveau dupes de leurs discours vides et de leurs « grimaces » avantageuses et mensongères. Car ce que le critique et polémiste leur fait dire, à ces fantoches abusivement respectés, à la faveur de la confiance qu’il est supposé leur inspirer en tant qu’ami ou que reporter, c’est la réalité camouflée sous de belles apparences trompeuses, ce sont leurs véritables intentions soigneusement recouvertes d’un vernis qui les rende plus présentables. L'interview imaginaire participe donc du dévoilement du monde et du dessillement des yeux des lecteurs, ce qui est, on le sait, l’objectif premier de l’intellectuel engagé qu’est Mirbeau quand il prend la plume. En cela elle s’oppose à la fois aux dialogues artificiels qu’échangent les personnages du théâtre de l’époque et aux dialogues de la vie sociale réelle, qui sont le plus souvent placés sous le signe de la vacuité ou du mensonge, comme l’illustrent notamment les Farces et moralités : c’est alors par le truchement de la fiction que la vérité peut enfin sortir du puits !

C’est ainsi que bon nombre des interviewés, généraux (Archinard), politiciens (Leygues, Dupuy, Hanotaux), journalistes (Sarcey, Arthur Meyer), écrivains (Coppée, Houssaye, de Voguë), acteurs (Febvre, Coquelin) ou magistrats (Mazeau), tiennent des propos dévastateurs pour leur image de marque ou leur crédibilité. Par exemple, le général Archinard, conquérant du Soudan, déclare sans vergogne : « Je ne connais qu'un moyen de civiliser les gens, c'est de les tuer » – ce qui est évidemment absurde, mais renvoie, de fait, à la réalité historique des sanglantes conquêtes coloniales en cours, prudemment occultée par les déclarations officielles et par la presse vénale, qui ne parlent que de « civiliser » l’Afrique. Le ventripotent critique théâtral Francisque Sarcey, « son auguste Triperie », oracle des bourgeois affligés de « bon sens », avoue pour sa part au journaliste venu l’interroger : « Vous avez raison... Je suis une vieille canaille ! J'ai exalté tout ce qu'il y a de plus bas dans l'esprit de l'homme... J'ai adoré l'ordure et divinisé la stupidité » – ce qu’il a effectivement fait, aux yeux de Mirbeau, mais ce qu’il ne saurait bien évidemment reconnaître publiquement... (« Une Visite à Sarcey », Le Journal, 2 janvier 1898). De même l'inamovible ministre Georges Leygues, prototype des politiciens médiocres et bavards, bons à tout, c'est-à-dire bons à rien, avoue-t-il en toute ingénuité : « Je puis pendant cinq heures d'horloge discourir sur n'importe quoi... Mais c'est dire quelque chose qui me gêne énormément. Ça, je n'ai jamais pu » (« L'Art et le ministre », Le Journal, 15 avril 1900). Pour sa part, le cabotin Coquelin déclare avec une désarmante franchise, et en toute modestie : « Il apparaît lumineusement que je suis le centre, le pivot et, comment dirai-je ? l'âme même de la patrie »... (« Dies illa », Le Journal, 17 juin 1894). Quant au juge Mazeau, antidreyfusard notoire, il accueille son visiteur, qui se fait passer pour un colonel, évidemment du même bord, par ces mots cordiaux autant que symptomatiques : « Colonel, faussaire, escroc et traître, vous êtes ici chez vous » (« Chez Mazeau », L'Aurore, 4 mai 1899).

Bien sûr, personne ne peut prendre au premier degré les propos des interviewés : les lecteurs savent pertinemment que ce n’est là qu’une fiction et que les personnalités sont outrancièrement chargées, comme dans les caricatures et dans les farces. Mais ils rient d’elles, ce qui est un premier pas nécessaire pour les faire tomber de leur piédestal, et certains d’entre eux, allant plus loin, comprendront ce qui se cache derrière leurs postures et leurs gesticulations. Dès lors il s’avère que l’interview imaginaire a une fonction éminemment pédagogique, au même titre que les Farces et moralités.

Voir aussi les notices Conversation, Parodie, Caricature, Démystification, Dérision, Désacralisation et Interview.

P. M.

Bibliographie : Claude Herzfeld, « L'Interview imaginaire façon Mirbeau », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque Mirbeau de Cerisy-la-Salle, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 81-92 ; Vincent Laisney, « “Une comédie bien humaine” : L’interview selon Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 140-149.

 

 

 


IRONIE

Octave Mirbeau use et abuse, semble-t-il, dans des chroniques littéraires de ces mots : « ironique » et « ironie ». À propos de Barrès devenu député, il lui prête « l’ironique espoir » d’observer l’homme à partir d’une position stratégique ; d’un livre de Paul Hervieu, L’Exorcisée, il dit qu’il est « tendre », « ironique », « douloureux à la fois » ; à propos d’une description de la Rome d’Héliogabale dans un livre de Jean Lombard, L’Agonie, il parle d’une « colossale et fracassante et ironique folie ». Octave Mirbeau salue « l’admirable ironie » de Daudet, il parle de la « très particulière ironie » de Robert de Montesquiou, qui « a quelquefois l’émoi d’un sanglot » ; de l’ironie « charmante et vive » de Jules Huret à l’égard des écrivains dont il rapporte les propos dans L’Enquête sur l’évolution littéraire (« C’est évidemment le plus ironique monument qu’on ait élevé à la bêtise littéraire, la pire de toutes les bêtises », août 1891) ; de la passion de Félix Fénéon pour les questions d’art et de littérature « atténuée de quelque ironie ». Pour Mirbeau L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam contient de « presque sublimes ironies »… Les mots « ironique » et « ironie » sous la plume de Mirbeau sont entendus comme un hommage à la qualité d’une écriture, à la façon dont tel ou tel écrivain appréhende le monde. Les écrivains cités appartiennent à une fraternité d’ironistes, ils côtoient des rêveurs, des poètes, des fous même, ils sont aux antipodes de ces opportunistes infatués d’eux-mêmes qui se préoccupent de leurs seuls intérêts et sont bien peu attentifs à la douleur du peuple et aux beautés de l’art.

Mirbeau lui-même a recours à l’ironie dans des articles de presse, des nouvelles, des romans. Dans « Les Beautés du patriotisme » (Le Figaro, 18 mai 1891), un article rédigé pour servir la cause de Remy de Gourmont, il met en scène des défenseurs de la Revanche, des acteurs de la Ligue des patriotes : les propos qu’il leur prête sont cohérents dans leur dimension obsessionnelle. En procédant ainsi il entre en connivence avec ses lecteurs pour les amener à réfléchir. Dans telle page du Jardin des supplices, il propose un dialogue entre un candidat à la députation et un ministre : tous deux, sous couvert de servir la France, ne songent qu’à leurs intérêts. Dans une nouvelle, « Un point de vue », un homme corrompu plaide sa bonne foi face à un juge. Ici et là, en particulier dans des entretiens imaginaires dont il maîtrisait la rédaction, Mirbeau laisse sourdre une ironie dénonciatrice afin d’exposer une satire sociale, une critique de tel ou tel groupe partisan ; « égratignant les uns, ironisant sur les autres », « Daumier du journalisme », selon J.-F. Nivet, Mirbeau ne transige pas sur ses convictions. Il n’a pas recours à l’injure, mais à la raillerie à l’égard de ceux qu’il combat, il met dans la bouche de ses adversaires des propos excessifs jusqu’à l’écœurement. En écrivant il poursuit des conversations passionnées dans lesquelles les paradoxes fusent, les anecdotes ouvrent des perspectives inattendues, la mise au pilori d’attitudes abjectes, de comportements étroits est allègrement assumée. L’ironie, comme sous la plume de Voltaire, a pour objet de conquérir les intelligences et les cœurs des lecteurs de façon à les détourner de divers conformismes et de diverses adhésions qui trop souvent en font des moutons de Panurge.

À côté de l’ironie dénonciatrice, il est une autre ironie, l’ironie tendre – « c’est par elle qu’on atteint au très grand art, voyez Laforgue et Villiers... », écrit-il à Jules Huret. Cette ironie est une sœur de la compassion face à la souffrance, en soi et hors de soi, afin de pouvoir prendre de la distance vis-à-vis d’elle et la nommer à l’adresse des lecteurs, sans tomber dans la sensiblerie.

Voir aussi les notices Ironie de la vie, Humour noir, Dérision, Éloge paradoxal et Interview imaginaire.

G. P.

 

Bibliographie : Anna Jodłowiec, L'Ironie dans “Le Journal d'une femme de chambre” d'Octave Mirbeau, mémoire de maîtrise dactylographié, université de Wroclaw, juin 2010, 75 pages ; Octave Mirbeau, Combats littéraires, L’Âge d’homme, Lausanne, 2006 ; Pierre Schoentjes, « Ironie et anarchie : de l’esthétique à l’éthique », in Silhouettes de l’ironie, Droz, Genève, 2007, pp. 209-224 ; John Walker, L'Ironie de la douleur - L'Œuvre d'Octave Mirbeau, thèse dactylographiée, Université de Toronto, 1954, 514 pages.

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IRONIE DE LA VIE

Mirbeau aime bien parler d’ironie de la vie chaque fois que les événements se déroulent à rebours de ce qu’on était logiquement en droit d’imaginer. Ainsi, dans « Agronomie » (1885), le narrateur voit dans le couple Lechat « deux pauvres êtres, égarés dans les millions par une inquiétante ironie de la vie », et, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), Célestine observe avec étonnement que, « par une inexplicable ironie de la vie », elle a refusé net le « bonheur, tant de fois souhaité et qui s'offrait, enfin ». Que faut-il entendre par cette expression ?

Pour un existentialiste avant la lettre tel que Mirbeau, l’existence terrestre apparaît comme une farce sinistre. Tout se passe en effet comme si une puissance sardonique se jouait des fantoches humains et s’amusait à tromper leur attente ou à leur infliger des  souffrances incongrues ou des récompenses imméritées, tel un gamin qui prendrait plaisir à perturber le bon ordre d’une fourmilière et à affoler, ou à écraser, les pauvres fourmis, au gré de sa fantaisie. Évidemment, pour un athée, cette farce sans farceur, ou ce crime sans criminel, est la preuve même qu’il n’y a aucune providence, aucune harmonie pré-établie, aucune fatalité autre que la mortalité de notre condition : l’univers est un chaos livré au hasard, sans rime ni raison, où, à l’instar de la femme de chambre, les pauvres humains errent à l’aventure, en quête de boussoles (les mauvais bergers de la politique, de la religion, de la presse ou de la pseudo-science), qui, en fait, les égarent au lieu de les guider. Face à cette ironie de la vie, qui déjoue les pronostics les plus assurés et condamne arbitrairement les projets les mieux conçus, plutôt que de s’en désespérer, autant trouver, sinon une consolation, du moins un dérivatif ou une compensation, dans la conscience amusée de l’universelle absurdité : l’humour est bien alors la plus efficace des formes de résistance de l’esprit aux forces disproportionnées qui nous écrasent.

Trois romans de Mirbeau constituent une particulière illustration de cette ironie de la vie :

* Dans le roman-tragédie qu’est Dans la vieille rue (1885), leffet tragique est renforcé par l’ironie de la vie, c’est-à-dire celle du romancier qui tire les ficelles, qui piège à loisir ses personnages et qui, à l’instar du dieu de Rimbaud, semble prendre plaisir à les voir se débattre entre les mâchoires d’effrayants dilemmes. En l’occurrence, il s’avère que le sacrifice de son amour et de son bonheur que consent Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que Maximin vient de mourir, sans qu'elle ait été présente pour lui offrir son aide au cours de son agonie ! Avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui est devenu “absurde”. Nouvelle ironie de la vie quand reparaît le tentateur, Lybine, qui lui fait entrevoir une vie d'aisance et de plaisir : Geneviève l'écarte vite, au nom de la « conscience du bien et du mal » que lui a inculquée sa religion, mais, si brève qu’ait été cette tentation d’une vie émancipée, elle est suffisante pour lui faire sentir plus douloureusement encore l'horreur de son emprisonnement à jamais dans une existence absurde et décolorée. Geneviève aura donc été dupée de bout en bout, et l’ironie du romancier met en lumière la mauvaise pioche de ceux qui ont eu le tort de parier pour un dieu qui, à l’expérience, se révèle absent, sourd, impuissant... ou sadique. Dans un univers où tout va à rebours des aspirations de l’homme à la justice, chaque bonne action semble devoir recevoir aussitôt sa punition, comme dans l’univers du Divin Marquis.

* Sébastien Roch  (1890) est également un roman placé tout entier sous le signe de l’ironie, qui culmine dans la scène de la communion et qui ressort aussi du récit de la mort absurde de Sébastien. Généralement discrète, cette ironie nous incite à jeter un regard critique sur chacun des épisodes de la passion de Sébastien et à nous en faire découvrir toute la monstrueuse absurdité.  L’ironie du roman tout entier tient à la légère distance, teintée d’apitoiement, avec laquelle le romancier observe ses personnages et les regarde se démener dérisoirement, comme si leurs faits et gestes avaient un sens, comme s’ils pouvaient être les maîtres de leur propre vie, comme s’ils avaient la capacité de conformer le monde à leurs pitoyables aspirations. Ainsi Sébastien croit-il naïvement obéir à sa raison, qui ne cesse pourtant de l’égarer, lors même qu’il se démène lamentablement dans les rets du prédateur de Kern. L’ironie du romancier est bien alors le reflet de l’ironie de la vie, où tout se passe comme si un malin génie s’évertuait à se moquer des velléités de liberté des misérables humains et jouait avec eux comme le chat avec la souris.

* Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), l’ironie qui est dans la vie se reflète dans la façon dont Célestine perçoit et nous restitue les choses, en mettant en lumière leur tragique cocasserie, dont, à tout prendre, il vaut bien mieux rire que pleurer. Tout, dans la société où elle vit, donne l’impression d’aller à rebours du bon sens et de la logique, comme Mirbeau ne cesse de le répéter depuis son article à scandale sur le comédien, en 1882 :  de même qu’il voyait dans le triomphe des cabotins qui se pavanent sur le devant de la scène médiatique le symptôme le plus éclatant de la déliquescence sociale, de même, ici, au chapitre XVI, c’est le triomphe du cocher-piqueur Edgar, qui témoigne du déboussolement d’une société où tout est cul par-dessus tête et où règne la plus totale confusion des valeurs, rendant le réel indéchiffrable. Le récit de Célestine offre nombre d’autres exemples, hétéroclites, de cette ironie de la vie, qui veut que les êtres et les choses ne soient jamais ce qu’ils devraient être. Ainsi, la richesse des Lanlaire est inversement proportionnelle à leurs mérites, mais le respect et la fascination qu’ils suscitent sont fonction de leurs millions qui, de notoriété publique, ont pourtant été mal acquis. Il en va de même dans les domaines les plus divers : la pauvre Marianne engrossée par son maître se sent très honorée et reconnaissante de lui avoir servi à assouvir bestialement des ardeurs éveillées par Célestine, laquelle, de son côté, garde un souvenir ému de sa sordide et précoce défloration par un vieillard puant du nom de Cléophas Biscouille ; les invités des Charrigaud, au chapitre X, bénéficient d’un respect et d’une aura proportionnels à leurs vices et à leurs tares, réels ou supposés, de même que Rose, saluée bien bas, sur le pavé du Mesnil-Roy ; les domestiques méprisent et exploitent sans vergogne les faiblesses des maîtres qui ont le malheur d’être bons avec eux, cependant qu’ils filent doux devant les plus crapuleux ; le saint homme, lecteur du polisson Fin de siècle, qui organise de pieux pèlerinages à Lourdes, en profite pour « rigoler aux frais de la chrétienté » ; les pseudo-patriotes et les cléricaux applaudissent aux forfaitures des grands chefs de l’armée et accablent un bouc émissaire dont le seul crime est d’être innocent sans l’autorisation expresse de ses supérieurs, etc. Bref, tout choque nos exigences d’intelligibilité et notre soif de justice. Mais c’est surtout l’épilogue, qui met le plus en lumière ce renversement de toutes les valeurs : alors que Célestine nous est souvent apparue comme une révoltée assoiffée de justice, elle a été peu à peu fascinée par l’impénétrable Joseph, non pas malgré ses soupçons, mais, bien au contraire, parce qu’elle s’est mis dans la tête qu’il avait bel et bien violé et assassiné la petite Claire ! Après avoir revendiqué sa liberté, crié sa haine des bourgeois et proclamé les droits imprescriptibles des domestiques, la voilà qui finit par épouser Joseph, qui bénéficie bourgeoisement de l’argent volé à ses maîtres, qui houspille ses bonnes et qui se dit prête à  suivre son nouveau maître « jusqu’au crime » !

En mettant en lumière l’ironie de la vie, Mirbeau permet à ses lecteurs de prendre conscience de l’abîme qui sépare la réalité de l’idéal.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 68 pages.

 

 

 

 

 

 

           

 

           

 


JAPONISME

C’est à travers l’art des estampes, que Mirbeau évoque le Japon. En effet, après 1860, avec l’ouverture de Meiji, les relations d’échange s’intensifient avec le Japon. Les artistes européens découvrent alors les estampes des peintres de l’ukiyo-e (Scènes du Monde flottant). Utamaro, Hokusai, Hiroshige deviennent une nouvelle source d'inspiration pour les peintres impressionnistes. Le collectionneur Philippe Burty donne un nom à cette influence : le japonisme.

Mirbeau, dans La 628-E8, reprendra un des récits légendaires de la découverte des estampes japonaises : « J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journée féérique où Claude Monet, venu en Hollande […], trouva, en dépliant un paquet, la première estampe japonaise qu’il lui eût été donné de voir. » Pour d’autres, ce serait le peintre Bracquemond, qui aurait découvert, chez l'imprimeur Delâtre, un volume de la Mangwa d'Hokusai ayant servi à caler des porcelaines expédiées par des Français établis au Japon. Ernest Chesneau, dans  « Le Japon à Paris » (Gazette des beaux-arts, 1878), écrit que  « c’est un peintre qui, flânant chez un marchand de curiosités venues de l'Extrême-Orient, que l'on confondait alors indistinctement sous le nom commun de chinoiseries, découvrit, dans un récent arrivage du Havre, des feuilles peintes et des feuilles imprimées en couleur, des albums de croquis aux traits rehaussés de teintes plates, dont le caractère esthétique – et par la coloration et par le dessin – tranchait nettement avec le caractère des objets chinois. Cela se passait en 1862. » Mais qu’importe le nom, ou les noms, de ces découvreurs ? Ce qui compte, c’est l’importance de l’influence de cet art japonais dans la peinture occidentale, qu’Octave Mirbeau souligne dans son roman de 1907 : « Ce fut le commencement […] d’une telle évolution de la peinture française. » Chesneau, dans son article, cite, parmi les artistes collectionnant des estampes japonaises, Manet, James Tissot, Fantin-Latour, Degas, Carolus-Duran, Monet, Félix Régamey, Bracquemond et Jules Jacquemard. On retrouve, dans cette liste, aussi bien des artistes défendus par Mirbeau que des noms détestés par lui.

Mirbeau souligne ainsi la nature de la révolution artistique apportée par les Japonais : « Le paysage ! Ce sont eux qui l’ont fait comprendre à nos artistes. Ce sont eux qui leur ont montré à fixer les plus fugitives fêtes de la lumière, à chérir tous les aspects de la Nature et à la représenter avec autant d’amour sous les givres, les brumes, que sous la caresse de l’azur et le triomphe du soleil. ». De nouvelles conceptions se présentent pour les couleurs et la lumière, les lignes, la composition. À Paul Gsell qui, en visite chez Mirbeau, s’« extasie devant un aigle et un tigre d’Hokousaï », l’écrivain répond : « Ah ! ces Japonais ! Quelle sensibilité merveilleuse ! Chez les êtres vivants, ils sont arrivés à noter des détentes de muscles, des soubresauts, des tressaillements que jamais n’avaient observés les Occidentaux. » On retrouve ici un des éléments du Beau d’Octave Mirbeau : faire ressentir la vie à travers l’œuvre.

Dans Le Jardin des supplices (1899), après la visite du bagne, Clara inconsciente est portée par le narrateur dans un lieu dédié à l’amour, ou plutôt au sexe, et voici ce qu’il aperçoit : « Une pieuvre, de ses tentacules, enlaçait le corps d'une vierge et, de ses ventouses ardentes et puissantes, pompait l'amour, tout l'amour, à la bouche, aux seins, au ventre. » On ne peut pas s’empêcher de penser à l’estampe d’Hokusaï (1760-1849) intitulée Le Rêve de la femme du pêcheur :


Toujours excessif Octave Mirbeau dira des peintres japonais : « Ce sont les rois des artistes ! »

F. S.

 

Bibliographie : Ernest Chesneau. « Le Japon à Paris », Gazette des beaux-arts, 1878 ; Paul Gsell, Interview d’Octave Mirbeau, La Revue, 15 mars 1907 (recueilli dans les Combats esthétiques de Mirbeau, Séguier, 1993, t. II, pp. 418-430) ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle, 1899 ; Octave Mirbeau, « La découverte de Claude Monet », in La 628-E8, Fasquelle, 1907, chapitre V (recueilli dans les Combats esthétiques, Séguier, 1993, t. II, pp. 461-463).

 

 

 

 


JARDINAGE

Octave Mirbeau adorait la nature. Il le dit dans des textes, dans des œuvres : « Je vous dirai que j’aime les fleurs d’une passion presque monomaniaque. Les fleurs me sont des amies « silencieuses et violentes », et fidèles. Et toute joie me vient d’elles » (« Le Concombre fugitif »). « Moi, j’en arrive à trouver une motte de terre admirable et je reste des heures entières en contemplation devant elle. Et le terreau ! J’aime le terreau comme on aime une femme » (lettre à Claude Monet, septembre 1890).

Il ne se satisfaisait pas d’aller à la rencontre des fleurs des prairies, des forêts, des montagnes, il pratiquait le jardinage. Mirbeau a habité plusieurs maisons à la campagne, il disposait de jardins, parfois fort grands. Il est attentif à ce qui pousse dans ses jardins, jardins de fleurs, jardins potagers. Il accueille dans son jardin de nombreux visiteurs. Entre autres Edmond de Goncourt, reçu en juillet 1895 : « […] dans le jardin, dans le petit parc, des plantes venues de chez tous les horticulteurs de l’Angleterre, de la Hollande, de la France […] c’est un plaisir de voir Mirbeau, parlant de ses plantes, avoir dans le vide des caresses de la main, comme s’il en tenait une » (Journal). En 1907 Paul Gsell est entraîné dans le jardin potager : « Nous entrâmes dans un grand enclos dont les murs étaient revêtus par des treilles de raisins ambrés, par des espaliers de pêches pourpres et de poires ravissantes. Des carrés de choux, de carottes, de tomates, de cardons étaient bordés par des noueux pommiers […]. Mirbeau m’indiquait les améliorations qu’il projetait […] » (La Revue, 15 mars 1907). Mirbeau fréquente des horticulteurs – Truffaut, Vilmorin, Godefroy-Lebeuf (il a collaboré anonymement à deux périodiques de cet horticulteur d’Argenteuil) –, il échange des plantes, en particulier avec Claude Monet installé à Giverny.

Dans de nombreuses lettres au peintre dont il est l’ami il parle avec enthousiasme des plantes récemment acquises, il l’invite à le rejoindre dans son propre domaine (« Nous causerons jardinage […] », écrit-il dans une lettre de septembre 1890), il lui demande conseil (« J’aurai bien […] des questions de jardinage à vous faire », dans cette autre lettre de décembre 1890). Mirbeau a suivi de très près l’élaboration des jardins de Giverny. Il est en terrain familier. Le jardinier-chef, Félix Breuil, est le fils du jardinier de son père à Rémalard, il dialogue avec lui comme il dialogue avec le jardinier en charge de sa propriété. Il peut se flatter d’être intervenu auprès du préfet de l’Eure afin que Monet réalise son rêve, avoir un jardin d’eau. Fervent jardinier, Mirbeau a décrit avec fougue les jardins de Claude Monet à différentes saisons dans un article de L’Art dans les Deux Mondes, 7 mars 1891). Un autre ami peintre, Camille Pissarro, possède un jardin. De là des échanges à propos de fleurs et de légumes.

Il est effondré quand la nature contrarie ses espoirs de floraison : « Ici, rien ne pousse, et à part des roses, rendues horribles par la pluie, je n’ai pas une fleur, pas une ! » (à Claude Monet, juillet 1890) ; « Je crois bien que ce soir [suite à la tempête] il ne va plus rien rester de mon jardin. Les lys magnifiques sont couleur de cachou, rôtis, dévorés. […] » (à Claude Monet, juillet 1895).

À la fin de sa vie, il est gravement malade. Il rend visite, avec d’autres écrivains de l’Académie Goncourt, à Claude Monet. Lucien Descaves se souvient de leur passion commune pour les fleurs : « Ils échangeaient des noms, des adresses, des caprices de collectionneurs » (L’Œuvre, 11 décembre 1926). On ne s’étonnera donc pas de cette dédicace de Remy de Gourmont : « À Octave Mirbeau, parce que je l’aime beaucoup et aussi parce que Phocas était jardinier » (Phocas, L’Ymagier, 1895).

 

G. Po.

 

Bibliographie : Marianne Alphant, Claude Monet, une vie dans le paysage, Hazan, 1993, pp. 562-564 ; Eva Figes, Lumière [1983], traduit de l’anglais par G. Barbedette, Rivages, 1989 ; Octave Mirbeau, Correspondance avec Claude Monet, édition établie, présentée et annotée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Du Lérot éd., 1990 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques 1, Séguier, 1993, pp. 428-433 ; Octave Mirbeau, Monet et Giverny, Séguier, coll. Carré d’art, 1995, pp. 7-21.

 

 


JARDINS

Embarquement pour fleurir

Octave Mirbeau n'a jamais oublié ses racines rurales. Né dans le Calvados, berceau de sa famille maternelle, il a appris à observer la végétation dans le paysage et les jardins à Trévières « avec la mer en fond de tableau », puis dans la campagne de Rémalard et au « Chêne vert », dans la propriété paternelle. C'est vers 1889 que commence sa période florale avec l'installation du couple Mirbeau aux Damps, puis à Carrières-sous-Poissy trois ans plus tard. Ses différentes résidences campagnardes comportent un parc boisé, un potager, un poulailler et un jardin floral attenant à la maison bourgeoise. Pour l'écrivain et le journaliste, le jardin rural s'inscrit dans un paysage dont il est indissociable. Cette conception, proche de celle de son ami Claude Monet, installé près de Vernon depuis 1884, rompt avec la conception bourgeoise et « mosaicultrice » des jardins de l'époque : « Oh ! les jardins d’aujourd’hui, comme ils me sont hostiles ! Et quel morne ennui les attriste »  (« Le Concombre fugitif »). Le « wild garden » d'Octave (forme paysagée de jardin vulgarisée en Angleterre par Robinson) n'est pas éloigné  du « Paradou », jardin clos redevenu à l'état sauvage dans lequel se réfugient l'abbé Mouret et la blanche Renée, dans La Faute de l'abbé Mouret d'Émile Zola.



Jardins sauvages et impressionnistes : aux sources de l'imaginaire mirbellien

Les jardins naturels et impressionnistes – ceux notamment du Clos Saint-Blaise, immortalisés par son ami Camille Pissarro – permettent au jardiniste (concepteur de jardins) de satisfaire plusieurs motivations : créer, aimer « quelque chose pour ne pas mourir », entretenir des relations avec ses proches amis, s'adonner à des expériences horticoles qui deviendront la source d'un imaginaire oscillant entre la facétie et la décadence.

« Génie apparu des jardins », Mirbeau, « attiré par le charme silencieux des fleurs » (Paul Hervieu), conçoit son parc et lui aussi « horticulte avec rage ». Comme Monet, il entretient de nombreuses relations avec des pépiniéristes les plus réputés (Godefroy-Leboeuf, Truffaut, Vilmorin) et procède à des propositions d'échanges de plantes qui sont autant d’occasions de rencontrer plus souvent ses amis peintres-jardiniers dont il défend âprement les œuvres : Caillebotte, Pissarro et Monet. La connivence avec celui qui confie « n'être bon à rien en dehors de la peinture et du jardinage » est parfaite, notamment dans les registres de la peinture et de l'art des jardins : « Oui, Monet, aimons quelque chose pour ne pas mourir » ; « Celui qui n'a pas d'amis sera mis à mort ». Et Octave d'ajouter dans sa missive au maître des séries : « sinon on prend le risque de devenir fou » (sous-entendu : comme l'est devenu Guy de Maupassant). Ses relations  littéraires gardent des souvenirs émerveillés de ses clos : Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, Gustave Geffroy, Jules Huret. Robert de Montesquiou, en fin connaisseur des fleurs, n'oubliera jamais le delphinium bleu Wedgwood que le « grand jardinier du Calvaire » avait distingué de son nom et imaginera un poétique « Embarquement pour fleurir », peu de temps avant qu'Octave ne prenne la décision de déménager à Carrières-sous-Poissy. Les iris d'Octave pour la tombe d'Edmond de Goncourt et la transplantation d'arbrisseaux venant du jardin d'Auteuil dans le Clos Saint-Blaise expriment ses sentiments profonds pour son cher disparu.

 

Facéties de jardiniers et décadence

Les contes « Le Concombre fugitif » et « Explosif et baladeur », parus dans Le Journal en 1894, correspondent  à une étape, entre appropriation de la théorie darwinienne, facétie et imaginaire décadent, vers Le Jardin des supplices, écrit également  au Clos Saint-Blaise en 1898-1899. Mirbeau ne s'en tient pas qu'aux apparences des plantes et à leur esthétique. Une merveille peut se révéler monstrueuse. Les fleurs sont pour lui, certes, des « amies fidèles », mais « silencieuses et violentes ». Les plantes se développent, se fertilisent, s'hybrident, certaines sont dominantes au point de supprimer les autres ou se déplacent de façon inexpliquée. Elles se nourrissent de  décompositions. Ainsi dans l'imaginaire mirbellien, la beauté est paradoxale, car elle côtoit la décadence et toutes deux, exprimées initialement sous la forme d'un canular à la Alphonse Allais ou d'une caricature à la J. J. Grandville, se métamorphosent sous la forme outrancière d'un  drame humain, savant mélange d'humour noir et de dénonciation de la déliquescence d'une société reposant sur l'inexorable et monstrueuse loi du meurtre. Dans ce  jardin cantonnais,  Mirbeau fait un lien permanent entre la beauté des fleurs et la monstruosité humaine, qui s'inscrit dans l'ordre naturel (alors que, dans la littérature chinoise, les lettrés chinois, tel Shitao, font l'inverse : les plantes expriment les vertus humaines) : « — Tu vois, cher amour, professa Clara... ces fleurs ne sont point la création d'un cerveau malade, d'un génie délirant... c'est de la nature... Quand je te dis que la nature aime la mort !... / —  La nature aussi crée les monstres ! », rétorque le soi-disant embryologiste et anonyme narrateur.

 

Jardin dual : des délices aux supplices

Les jardins, dans l'imaginaire du « Don Juan de l'Idéal », constituent un espace dualiste : leur apparente beauté propice aux délices et à l'intimité (Hortus delicarium) ne peut faire oublier que ce lieu de vie est susceptible de devenir un lieu de souffrance et de mort, à l'instar de la perversité et de la cupidité humaines, et se transmuter en Jardin des supplices. Cette conception littéraire du jardin décadent peut être rapprochée des jardins haussmaniens de La Curée, d'Émile Zola, des Serres de Maurice Maeterlinck et, plus récemment de « Douce nuit », de Dino Buzzati. La monstruosité du jardin décadent exprime ainsi un mal de vivre et les  douloureuses désillusions d'Octave. Elle perturbe la vision intimiste et protectrice du jardin paradisiaque donnée par l'Église au début du Moyen-Âge (Hortus conclusus).

Au soir de sa vie, « dans son jardin plein de roses et bordé de peupliers » de Cheverchemont, la lecture de Goha le simple, par Adès et Josipovici, permet à « l'imprécateur au cœur fidèle » de renouer un instant avec « une forme de beauté du monde » et d'idéal auxquels il a toujours aspiré. Mais l'arrivée de la « monstreuse » guerre, ultime aboutissement de ses incoercibles désenchantements, finira par terrasser  le « génie apparu des jardins ».

J. C.

 

Bibliographie : Marion Baudet, « Le Jardin décadent : de l'intimité dévoilée à l'intimité dévoyée », in Jardins et intimité dans la littérature européenne (1750-1920), Presses universitaires Blaise Pascal, collection « Révolution et romantisme », n° 12, 2008, pp. 357-369 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2003, 361 pages ; Christian Limousin, « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, mars 2001, pp. 256-278 ; ; Claire Margat, « Ensauvager nos jardins », in Les Carnets du paysage, été 2003, pp. 27-45 ; Evanghélia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus – Tétragone et Décadence dans l'Europe fin de siècle, Droz, Genève, 2004, 602 pages.

 

 

 


JESUITES

JÉSUITES

 

            À l’égard des jésuites, ces « pétrisseurs d’âmes » qui lui ont infligé pendant quatre longues années « l’enfer » du collège Saint-François-Xavier de Vannes, Mirbeau a la rancune tenace. Il y a été extrêmement malheureux et il en a été chassé dans des conditions plus que suspectes, à quelques semaines seulement de la fin de l’année scolaire, ce qui laisse penser qu’il pourrait bien y avoir subi des violences sexuelles, comme le petit Sébastien Roch du roman homonyme : séduit et violé par son maître d’études, le père de Kern, il a ensuite été lui aussi  expulsé ignominieusement, sous prétexte d’amitiés particulières. Pour avoir subi leur « empreinte » et « conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique » qu’on lui a inculquées, il est bien placé pour connaître leur malfaisance. Un quart de siècle après son renvoi, il s’est lancé dans la rédaction cathartique de Sébastien Roch (1890), où il règle tardivement ses comptes avec ses bourreaux. L’image qu’il donne d’eux est terrifiante : il voit en eux une espèce de pieuvre dévoratrice qui étend ses tentacules « sur le monde » en vue d’assurer sa « toute-puissance ».

Dans l’entrée en matière de Sébastien Roch (I, 1), il explique ainsi la « vogue » dont bénéficient les jésuites sous le Second Empire : « Cette vogue, ils la tenaient de leur programme d'enseignement, réputé paternel et routinier ; ils la tenaient surtout de leurs principes d'éducation, qui offraient d'exceptionnels avantages et de rares agréments: une éducation de haut ton, religieuse et mondaine à la fois, comme il en faut à de jeunes gentilshommes, nés pour faire figure dans le monde, et y perpétuer les bonnes doctrines et les belles manières. » Et il voit dans leur « discipline spirituelle » et leur « goût du merveilleux et de l'héroïque [...] le grand moyen d'action des Jésuites, par quoi ils rêvent d'établir, sur le monde, leur toute-puissance ». Il explique aussi pourquoi, après avoir été chassés de France, ils sont revenus s’installer dans le Morbihan, particulièrement réceptif aux manipulations programmées :  « Aucun décor de paysage et d'humanité ne leur convenait mieux pour pétrir les cerveaux et manier les âmes. Là, les mœurs du moyen-âge sont encore très vivantes, les souvenirs de la chouannerie respectés comme des dogmes. » Soucieux de façonner à leur gré ceux qui ont des chances, par la suite, au cours de leur carrière politique, militaire ou diplomatique, d’accéder aux plus hautes fonctions, ils sélectionnent impitoyablement les candidats à l’inscription sur une base de classe (mais il semble que Mirbeau, en l’occurrence, ait notablement exagéré) : « En principe, ils n'admettaient à l'internat que les fils de nobles et de ceux-là dont la position sociale pût faire honneur à leur palmarès. Pour le reste, pour le menu fretin des bourgeoisies obscures et mal rentées, ils demandaient à réfléchir; après quoi, ayant réfléchi, ils ne demandaient, le plus souvent, qu'à s'abstenir, sauf, bien entendu, lorsqu'on leur présentait un petit prodige, qu'ils s'attribuaient généreusement, en vue des prospectus à venir. »

            En pétrissant ainsi les âmes des futurs dirigeants du pays, les jésuites espéraient conserver sur eux un contrôle durable et une influence décisive. Le haut-état major de l’armée française était même, pour cette raison, souvent surnommé la « jésuitière », et le général de Boisdeffre, qui le dirigeait lors de l’affaire Dreyfus, avait précisément pour confesseur le “père” Du Lac (voir la notice), l’ancien maître d’études de Mirbeau au collège de Vannes, qui lui a servi de modèle pour le personnage du père de Kern. C’est pourquoi, comme d’autres dreyfusards, mais plus radicalement encore, Mirbeau fait peser sur les jésuites, non sans quelque exagération, la responsabilité de ce « crime » qu’est l’affaire Dreyfus (voir la notice), car ce sont eux qui ont conditionné la soldatesque au coup d’État et à la guerre civile. Dans ses « Souvenirs » de collège (L’Aurore, 22 août 1898), il fait dire à un ancien condisciple, ou supposé tel : « La vraie joie, ce serait de sabrer les Parisiens... le rêve, de mitrailler tous ces cochons d’intellectuels qui déshonorent la France. » Beau programme, en vérité, dont l’affaire Dreyfus a failli faciliter la réalisation, car, pour Mirbeau, c’est incontestable, « l’affaire Dreyfus est un crime exclusivement jésuite » : « Ce sont les jésuites qui ont façonné et pétri, à l’image de leur âme, l’âme de presque tous ses chefs » [de l’armée]. L’alliance du sabre et du goupillon, sous la férule des jésuites, constitue donc un danger mortel pour la liberté de pensée et pour un État de droit.

            Ce qui, pour Mirbeau, rend les jésuites si dangereux, c’est que, pour parvenir à leurs fins obscures, mais d’autant plus inquiétantes, ils disposent de trois armes incomparables. En premier lieu, leur art de pétrir les esprits à leur gré et de tuer en eux tout ce qui est incompatible avec leurs objectifs,  ce qui équivaut bel et bien, pour Mirbeau, au meurtre des âmes d’enfants qu’on leur livre en pâture, comme l’illustre un rêve hautement significatif que fait Sébastien Roch : « La nuit dernière, mon rêve a été autre, et je le note ici, parce que le symbolisme m'en a paru curieux. Nous étions dans la salle du théâtre de Vannes : sur la scène, au milieu, il y avait une sorte de baquet, rempli jusqu'aux bords de papillons frémissants, aux couleurs vives et brillantes. C'étaient des âmes de petits enfants. Le Père Recteur, les manches de sa soutane retroussées, les reins serrés par un tablier de cuisine, plongeait les mains dans le baquet, en retirait des poignées d'âmes charmantes qui palpitaient et poussaient de menus cris plaintifs. Puis, il les déposait en un mortier, les broyait, les pilait, en faisait une pâtée épaisse et rouge qu'il étendait ensuite sur des tartines, et qu'il jetait à des chiens, de gros chiens voraces, dressés sur leurs pattes, autour de lui, et coiffés de barrettes » (Sébastien Roch , II, 2). En deuxième lieu, les jésuites sont passés maîtres dans l’art de cacher leurs pires vilenies derrière de belles justifications et de légitimer les pires monstruosités par des arguties hautement jésuitiques, comme le dénonçait déjà Pascal dans ses Provinciales : pour s’élever ad augusta, ils sont prêts à passer per angusta, la fin, supposée noble, justifiant tous les moyens mis en œuvre. Mais, comme le prouve l’exemple du père de Kern, ils peuvent tout aussi bien mettre à profit les plus nobles aspirations des enfants aux choses augustes pour satisfaire tortueusement leurs plus ignobles appétits : ce ne sont certes pas les scrupules qui les étouffent, et d’ailleurs la confession est là, bien pratique, pour les laver de leurs propres souillures à la faveur de l’absolution qu’ils ne rechignent pas à s’octroyer les uns aux autres... Enfin, la discipline rigoureuse imposée aux membres de la Compagnie de Jésus et un esprit de corps sans failles aboutissent à une obéissance  aveugle – perinde ac cadaver – qui étouffe les éventuels scrupules des rares individus susceptibles d’être accessibles à la pitié et aux sentiments humains. C’est ce que Mirbeau nous fait découvrir à la fin de la première partie de  Sébastien Roch, quand l’adolescent, violé et chassé comme un malpropre, se confie au seul jésuite du collège qui lui ait paru doté de quelque humanité, le père de Marel : « Chez cet homme, bon pourtant, dans les ordinaires circonstances de la vie, une pensée dominait, en ce moment, toutes les autres : empêcher la divulgation de ce secret infâme, même au prix d'une injustice flagrante, même au prix de l'holocauste d'un innocent et d'un malheureux. Si petite que fût cette petite créature, de si mince importance que demeurassent, aux yeux du monde, les accusations d'un élève, renvoyé, il en resterait toujours – même l'événement tournant en leur faveur – un doute vilain et préjudiciable à l'orgueilleux renom de la congrégation. Il fallait éviter cela, aujourd'hui surtout que la malignité publique était encore excitée par l'aventure scandaleuse d'un des leurs, surpris en wagon, avec la mère d'un élève. Cette impérieuse nécessité, cette espèce de raison d'État étouffant en lui toute émotion, toute pitié, le rendaient presque complice du père de Kern. Il le sentait et ne se reprochait rien. Consciemment, il redevenait le Jésuite fourbe, le prêtre implacable, sacrifiant la générosité naturelle de son cœur à l'intérêt supérieur de l'Ordre, immolant à la politique ténébreuse un pauvre être, victime d'un attentat odieux que lui, chaste, il détestait et maudissait. À cette seconde, il éprouvait même, contre l'enfant possesseur d'un tel secret, et qui n'en était pas mort, la haine qu'il eût dû éprouver contre le Père de Kern, seul, et qu'il n'éprouvait point » (Sébastien Roch , I, 7).

            Voir aussi les notices Église, Morale, École, Sébastien Roch et Du Lac.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau, Édouard Estaunié et l’empreinte »,  Mélanges Georges Cesbron, Presses de l'Université d'Angers, 1997, pp. 209-216.; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24  ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau,  L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1891.

 

 


JEU

L’œuvre de Mirbeau est cruellement dépourvue d’enfants qui goûtent aux plaisirs du divertissement, aux joies naïves du jeu : Albert Dervelle, Sébastien Roch, le jeune Mintié font l’expérience contre-nature d’une existence sans dimension ludique, sans rires, cependant que leurs parents multiplient des conduites de fuite en avant ou de mise en échec du monde adulte assez proches du jeu. Tirer les oiseaux et les chats (Le Calvaire, 1886), se livrer tout entier au démon de midi (L’Abbé Jules, 1888), bâtir par avance sa propre sépulture pour en rédiger l’épitaphe (Sébastien Roch, 1890) : selon une logique inversée chère au pamphlétaire Mirbeau, le monde paraît être le jouet d’adultes irresponsables, alors que l’enfant est sommé d’endosser l’austérité et le sérieux des anciens.

Au vrai, c’est dans l’écriture même de Mirbeau qu’il convient de lire une authentique stratégie ludique, sous la forme d’une initiative narrative et stylistique. Fin 1907, La 628-E8, « nouveau jouet de Mirbeau », selon Remy de Gourmont, laisse transparaître la jubilation qui s’empare de Mirbeau retraçant son parcours en Europe, à la manière d’un vrai jeu de l’oie ou d’une marelle à l’échelle des pays. Les récits d’inspiration autobiographique baignés de tristesse enfantine sont loin. Délimité dans le temps comme il l’est par l’espace, le voyage mirbellien s’en remet à la rêverie, bercé par les aléas d’un itinéraire qui laisse la part belle à l’improvisation, par exemple. Son point de départ s’apparente à une mise en jeu, dans la mesure où un identique événement inaugure, puis clôture, cette grande épreuve. L’entrée dans chaque pays se décline sur le mode ludique et carnavalesque, avec ses faux départs, ses retours en arrière, les tours à passer. Le recours au voyage en automobile contribue à cette perspective farceuse qui se joue des réactions des autochtones rencontrés en chemin ; mais la structure narrative même de l’œuvre engage les attitudes propres au jeu, telles qu’elles sont inventoriées et analysées par Roger Caillois, par exemple : l’alea gouverne l’automobiliste qui s’en remet aux caprices du hasard dans le choix de ses étapes. La mimicry, ou simulacre, investit l’objet automobile, qui simule, dans sa perfection, les organes de vie, tout comme le style mirbellien se déguise et se moule aux contours de cette machine moderne ; l’ilinx, ou vertige, trouve une expression privilégiée dans les effets de la vitesse en voiture ; l’agôn s’incarne dans le corps froid du véhicule mué en en un inquiétant char d’assaut qui fait, un temps, oublier à l’auteur ses aspirations pacifistes. Quant à la mégalomanie du personnage de Weil-Sée, elle cristallise de façon paroxystique les facettes de l’agôn, de l’alea et de la mimicry.

En définitive, le jeu est ainsi chose trop sérieuse pour que Mirbeau se contente des avatars médiocres qu’en dispense la société. On rappellera sa méfiance à l’égard des formes socialement intégrées du jeu : le sportif, le cycliste – nonobstant la pratique du vélo par Mirbeau –, le comédien, en sont des figures voisines, certes, mais suffisamment éloignées pour être honnies de Mirbeau ; quant aux jeux de hasard, on relira avec profit la série d’articles qu’il signe dans les années 1884-1885, et dans lesquels il exhale le profond dégoût que lui inspirent tripots et maisons de jeu. Par-delà l’aspect du délassement, l’écrivain paraît avoir entrevu dans le jeu un outil de réflexion portant sur l’attitude de régression de nos sociétés civilisées. À l’Europe, il reproche de céder aux sirènes du masque et du vertige, de la grimace et du délire, selon une ligne de pente qui la mène à un point de régression incompatible avec l’avènement de la civilisation.

Voir aussi les notices Enfant, Cyclisme, Tripot et La 628-E8.

S. L.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « La 628-E8, “Le nouveau jouet de Mirbeau », Cahiers Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 54-67 ; Octave Mirbeau, « Le Jeu à Paris », Le Gaulois , 5 novembre 1884 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 1907.

 

 

 

 


JOURNALISME

JOURNALISME

 

Une carrière de quarante années

 

Avant d’accéder tardivement à la gloire littéraire, comme romancier et dramaturge à succès, Mirbeau a été un journaliste professionnel, et il l’est resté toute sa vie. Pendant une quarantaine d’années il a en effet collaboré à quantité de quotidiens : les uns à fort ou très fort tirage, tels L’Écho de Paris, Le Matin et surtout Le Journal, où il a œuvré de 1892 à 1902 ; les autres à tirage plus modeste, mais qui s’adressaient à une élite sociale et culturelle (Le Gaulois et Le Figaro, et, à degré moindre La France, 1884-1885, et L’Événement, 1884-1885), ou à un lectorat engagé (L’Aurore, 1898-1899, et L’Humanité, 1904) ; d’autres encore à tirage confidentiel, tels L’Ordre de Paris (1872-1877) et L’Ariégeois (1878). Il a aussi été, en 1883, rédacteur en chef d’un bi-quotidien d’informations rapides, Paris-Midi Paris-Minuit, et d’un hebdomadaire de combat à grande diffusion, Les Grimaces, qui n’ont duré, respectivement, que trois et six mois.

Sa production journalistique est donc très abondante, même si elle s’est extrêmement réduite à partir de 1902. On peut lui attribuer environ 2 000 articles : contes, chroniques, dialogues ou extraits de romans. Une partie a paru anonymement, lors de ses débuts dans L’Ordre de Paris ; d’autres ont paru sous la signature de ses employeurs (Dugué de la Fauconnerie et Émile Hervet dans L’Ordre, et très rarement Arthur Meyer dans Le Gaulois) d’autres encore sous divers pseudonymes : Tout-Paris, Gardéniac et Henry Lys dans Le Gaulois, Auguste dans Les Grimaces, Montrevêche et Le Diable dans L’Événement, Jean Maure, Jean Salt et Jacques Celte dans Le Journal.

Mirbeau n’avait pourtant aucune illusion sur la presse de son temps. Mais, avant de connaître de rémunérateurs triomphes littéraires, c’était son seul gagne-pain, et, quel qu’ait été son dégoût, force lui a été, pendant une douzaine d’années, de vendre sa plume et de se plier aux diktats de ses employeurs successifs, avant de parvenir, peu à peu, à établir un rapport de forces plus favorable et de leur imposer à son tour ses conditions. Par la suite, lorsqu’il a entamé sa rédemption par la plume, après le grand tournant de 1884-1885, il a tenté de faire des journaux auxquels il collaborait, malgré qu’ils en eussent, des armes efficaces, dans les grands combats qu’il menait, dans tous les domaines, pour la Vérité et la Justice. Entre ses mains, l’article de journal est alors devenu un instrument de conscientisation d’un lectorat anesthésié et a été mis au service de ses idéaux éthiques et esthétiques.

 

Critique du journalisme

 

            Au risque d’être accusé de cracher dans la soupe, Mirbeau n’a jamais cessé de critiquer le journalisme de son temps, considéré pourtant comme l’époque bénie de la presse, avant l’apparition de la radio, de la télévision et d’Internet. Il n’a cessé de dénoncer vigoureusement le mercantilisme et la fonction d’abêtissement qui lui était dévolue, quand ce n’était pas carrément une presse de chantage – trois de ses articles sont précisément intitulés « Le Chantage » !

Tout d’abord, il déplore que la presse soit entre les mains de propriétaires ignorants, qui ne voient dans les journaux qu’un moyen de gagner de l’argent, à l’instar d’Isidore Lechat de sa comédie Les affaires sont les affaires (1903), ou de conquérir le pouvoir, ou d’exercer une pression sur les gouvernements, ou encore de se mettre à l’abri de la “Justice”, comme les panamistes commanditaires du Journal. Dès lors le journaliste n’est plus, sous leur férule, qu’un « prolétaire de lettres », chargé d’exécuter sans scrupules les ordres de ses patrons : « Au journaliste comme il y en a tant, on ne demande rien qu’une souplesse à tout faire sans rien faire, à tout dire sans rien dire, un sacrifice complet de ses goûts, et la répudiation de ses opinions et de ses idées si, par hasard, il se paie l’impertinence d’en avoir qui lui appartiennent. » (« La Liberté de la presse », Le Gaulois, 7 juin 1886). Mirbeau compare même son métier à celui des filles de joie, qui font leur persil dans les colonnes des journaux : « Le journaliste se vend à qui le paie. Il est devenu machine à louange et à éreintement, comme la fille publique machine à plaisir ; seulement celle-ci ne livre que sa chair, tandis que celui-là livre toute son âme. Il bat son quart dans ses colonnes étroites – son trottoir à lui – accablant de caresses et de gentils propos les gens qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations » (« Le Chantage », Les Grimaces, 9 septembre 1883).

Dans ces conditions, faut-il s’étonner si les rédacteurs les mieux vus sont aussi les plus démunis de talent ? On trouve dans les journaux quantité d’individus dépourvus de toute qualité et qui n’ont pas reçu la moindre formation afin de remplir leur office : « Quand on ne sait plus que faire, on se fait journaliste, et il n’importe pas qu’on sache écrire – au contraire, cela embarrasse – ou qu’on sache quoi que ce soit – cela inquiète. » En revanche, gare à ceux qui s’aviseraient d’avoir « des idées », ils risqueraient fort de se retrouver placardisés, comme l’a été un temps le grand reporter Jules Huret : « Un jour que je reprochais amicalement à l’un de ses anciens directeurs de ne pas se servir de cette force qu’il avait là, sans cesse, sous la main : / – Huret ? … me répondit-il. Mais c’est un très mauvais esprit et qui se permet d’avoir des idées ! … Allons donc ! Je vais lui jouer un bon tour… Dès demain je vais le mettre aux “Échos de théâtre”…Ah ! ah ! Il en aura là, des idées, s’il veut ! … Elle est bonne, n’est-ce pas ? » (Préface de Tout yeux, tout oreilles, 1901).

Mirbeau accuse également la presse de l’époque, comme d’ailleurs le théâtre, pour les mêmes raisons, de s’abaisser au niveau d’un lectorat abêti, au lieu de lui apporter les lumières intellectuelles dont il aurait pourtant tellement besoin : « Politique dédaignée et méprisée, littérature rapetissée aux mesures marchandes du comptoir, art rabaissé jusque dans le plus bas métier, aspirations généreuses étouffées, incroyances étalées, réclames triomphantes payées en argent ou en poignées de main, primant la vérité et faisant taire la franchise, lâchetés agenouillant les consciences devant les sacs d’écus. C’était donc cela, le journalisme, cela que, sans révolte, le public dévore tous les matins, cela avec quoi il pense et de quoi son intelligence vit, cela qui lui fait ses opinions, ses admirations, ses dégoûts » (« Le Journalisme », Le Gaulois, 8 septembre 1884). Dès lors, lecteurs et rédacteurs sont bien à l’unisson, mais au niveau le plus bas :  « Il en est du journalisme comme des gouvernements : le public n’a jamais que les journaux qu’il mérite et les journaux d’aujourd’hui sont en décadence aussi profonde que l’est le public lui-même. Lisez un journal parisien, et vous avez le niveau presque mathématique de l’intelligence parisienne, de ses légèretés, de ses ignorances, de ses inquiétudes, de ses abêtissements. Au lieu de marcher de l’avant, le journalisme, chez nous, retourne en arrière » (« Le Journalisme français », La France, 14 mai 1885). Il en résulte une désinformation générale et un abêtissement programmé du public : « De tous ces journaux, combien en est-il qui défendent un intérêt général ? Toutes les questions vitales d’un État et d’un peuple, on ne les traite, la plupart du temps, qu’à travers le mensonge d’ambitions ou d’intérêts particuliers. [...] Jamais le niveau intellectuel et moral n’a été aussi bas, et précisément dans un temps où le journalisme – qui a la prétention, dans ses prospectus, d’être un porte-lumière – a tout envahi, tout pénétré. On ne peut pas dire qu’il a été la cause exclusive de cet abaissement, mais on peut affirmer qu’il en est un des principaux et plus actifs agents » (« La Liberté de la presse », Le Gaulois, 7 juin 1886).

Dans le domaine de la création artistique et littéraire, le bilan établi par Mirbeau est tout aussi accablant. Car, en cédant à la « réclame » et à la « camaraderie », la presse a contribué à promouvoir de fausses gloires, au détriment des génies créateurs et des talents originaux : «  Chose extraordinaire, la presse ne persiste que dans les besognes mauvaises et ne montre de passion, d’enthousiasme, que pour les choses petites et basses. Elle a tué la littérature, tué l’art. [...] Les mauvais peintres, les pires écrivains, les saltimbanques de tout poil, elle s’attache à eux pour les exalter ; pour eux, elle fabrique de la gloire de saison à tant le mètre, dans les Old England de ses réclames, la Belle Jardinière de ses camaraderies ; mais elle étouffe les grands, insulte les forts. Il faut que les réputations qu’elle manufacture soient à la hauteur de son esprit, qu’elle ne puisse jamais être reniée par ses faux grands hommes, et qu’il y ait entre elles une communauté de mépris qui les rive éternellement au même boulet » (« Le Journalisme français », loc. cit.).

Trop souvent aussi les journalistes, lâches et misonéistes, préfèrent hurler avec les loups et se faire, à l’occasion, les auxiliaires zélés de la police liberticide. Ainsi en est-il lors de l’affaire Jacques Saint-Cère (voir la notice) : « Voyez ce qui se passe aujourd’hui dans les journaux. Le spectacle en est simplement hideux, et il soulève le cœur de dégoût. Sous prétexte d’information, la presse est devenue quelque chose comme la succursale de la préfecture de police et l’antichambre du cabinet du juge d’instruction. [...] Il n'est pas de jour où la presse ne dénonce quelqu'un. Et aussitôt elle instruit son procès, juge et condamne. » Il en allait déjà de même deux ans plus tôt, lors de la grand-peur suscitée par les attentats anarchistes : « Pour être inquiété dans son repos, à cette époque de terreur, il suffisait qu’un journal vous signalât, sans raison, comme suspect, ou qu’il publiât une phrase de vous, prise sans l’entour qui en détermine le sens, dans un ancien article. Nous fûmes quelques-uns à protester contre les tendances de la presse à se substituer à la police, à en montrer le rôle dégradant » (« La Police et la presse », Le Gaulois, le 15 janvier 1896).

Quant au journalisme financier, que Mirbeau a bien connu à l’époque où il boursicotait, ce n’est jamais que du chantage et du vol apparenté à celui des détrousseurs de diligences : « Il y a le journal qui exploite les hommes politiques, les hommes de finance et de Bourse, celui qui exploite les artistes, les sportsmen, les industriels, les médecins, les avocats, les dentistes, les restaurateurs. Chaque profession, si humble qu’elle soit, a derrière elle un journal braqué, de petit ou de gros calibre, qui toujours tire sur elle à articles rouges et lui envoie la mitraille de ses entrefilets. Nous avons vu les journaux qui exploitent les cocottes, les tables d’hôtes et les tripots. Mais ce sont les banquiers et les sociétés de crédit qui ont surtout la préférence, parce que là on tire à coup sûr, et que l’ennemi répond en vous bombardant de chèques, de billets de banque ou de louis d’or. [...] Aujourd’hui qu’il n’y a plus de forêts, de coches et de tromblons, mais des chemins de fer et des gendarmes, le banditisme a dû prendre une autre forme, plus raffinée, plus compatible avec notre civilisation et les protections élargies du progrès. Il a quitté les Abruzzes et la forêt de Bondy, où son chapeau à plumet rouge n’effrayait plus personne, pour opérer en habit noir dans les journaux financiers. Et le journalisme financier n’est pas autre chose que la forme contemporaine du banditisme » (« Le Chantage », La France, 12 février 1885).

Ainsi, au lieu d’informer, de cultiver et d’émanciper intellectuellement, comme ce serait son devoir, la presse, d’après Mirbeau, ne fait que désinformer, conditionner et crétiniser les larges masses, poursuivant à sa façon le travail entamé par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

Une bonne partie des articles de Mirbeau a été recueillie dans les volumes suivants : Combats politiques (1990) ; Contes cruels (1991, deux volumes) ; L’Affaire Dreyfus (1991) ; Lettres de l’Inde (1991) ; Combats esthétiques (1993, deux volumes) ; Premières chroniques esthétiques (1995) ; Combats littéraires (2006) ; Dialogues tristes (2006).

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Les Articles d’Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2009, 246 pages ; Jean-François Nivet, Université de Lyon, Mirbeau journaliste, thèse dactylographiée, deux volumes, 1987.


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