Thèmes et interprétations

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Terme
MAGISTRATS

Pour Mirbeau, les magistrats sont des « monstres moraux ». D’abord, parce qu’ils s’arrogent le pouvoir exorbitant d’expédier, sans scrupules, des êtres humains en prison, au bagne ou à l’échafaud, « au nom du peuple français », qui n’en peut mais. Ensuite, parce que, impitoyables aux pauvres et aux sans défense, comme le vieux magistrat de Vieux ménages, ils rampent devant les riches et les puissants. L’affaire Dreyfus lui a cependant révélé qu’ils n’étaient pas tous à mettre dans le même sac d’infamie et qu’il pouvait y avoir, parmi eux, des hommes honnêtes et courageux, tels qu’Alphonse Bard (1850-1942), conseiller à la chambre criminelle de la Cour de Cassation, auteur d’un rapport qui a permis de casser le premier jugement condamnant Dreyfus, et Louis Loew (1828-1917), président de la même chambre, dessaisie par le gouvernement pour cause d’honnêteté suspecte, et qui ont été tous deux la cible de virulentes attaques diffamatoires de la part des anti-dreyfusards.

Mais, par-delà les individus qui le font fonctionner et qui ne sauraient exciper de leur ignorance, c’est le système judiciaire dans son ensemble que Mirbeau condamne, tant dans son principe (l’exécution de lois inégalitaires, répressives et liberticides) que dans son fonctionnement, où règne un total arbitraire (voir par exemple « La Vache tachetée », Le Journal, 20 novembre 1898).

Voir aussi les notices Justice, Prison, État et Supplices.

P. M.

 


MANICHEISME

En tant que polémiste et pamphlétaire, Mirbeau est forcément suspect de manichéisme. On ne bataille pas impunément pour les causes les plus diverses sans se faire beaucoup d’ennemis et sans essayer de les pourfendre ou de les ridiculiser, histoire de les réduire à leur « minimum de malfaisance », comme il le dit de l’État. Que la cause soit celle de ses employeurs successifs, lors de ses douze années de prolétariat de la plume, ou celles qu’il a faites siennes à tout jamais au lendemain du grand tournant de 1884-1885, force lui est de se battre et, donc, d’invectiver les combattants du camp adverse, qu’il s’agisse de critiques misonéistes, de peintres académiques, de symbolistes « vermicellistes », de ministres concussionnaires ou d’antisémites et nationalistes à front de taureau. Le Bien ne cesse alors de s’opposer au Mal, et les Bons (les talents novateurs, les libertaires, les dreyfusards, les « humiliés et offensés » victimes des multiples oppressions qu’il dénonce) d’être aux prises avec les Méchants, qu’animent seules la sottise, l’ignorance, l’ambition ou la férocité.

Mais en est-il de même dans son œuvre littéraire ? On l’en a soupçonné aussi, dans la mesure où, dans toutes ses fictions, les représentants des institutions supposées respectables (politiciens, militaires, magistrats, notaires, notables de tout poil) et les membres de la classe dominante (mondains, bourgeois, affairistes et nantis de toutes origines) sont immanquablement présentés sous les couleurs les plus noires et leurs turpitudes révélées au grand jour et dûment stigmatisées. Il ne semble pas pour autant que cela soit suffisant pour qu’on puisse taxer Mirbeau de manichéisme.

- D’abord, parce qu’il n’y a pas que les riches et les puissants qui soient ainsi critiqués. Les « petits » et les prolétaires ne valent pas beaucoup mieux : les pauvres paysans du Perche et du Vexin se révèlent cruels et âpres au gain ; les ouvriers des Mauvais bergers (1897) sont versatiles et grégaires ; les domestiques du Journal d’une femme de chambre (1900) sont idéologiquement aliénés et de surcroît corrompus par leurs maîtres, de sorte que les capacités de résistance des exploités semblent dérisoirement faibles. À vrai dire, leur responsabilité est réduite, car c’est la nature humaine qui est soumise à l’irréfragable loi du meurtre, et c’est la société qui crétinise les individus pour les réduire à l’état de « larves ». Rares sont ceux qui échappent à la crétinisation programmée et à la prégnance de l’instinct de mort et qui sont en mesure de conformer leurs actes à une éthique digne d’estime.

- Ensuite, parce que tous les personnages qui peuvent, au premier abord, apparaître comme détestables du fait de leur position sociale et des divers abus dont ils se rendent coupables, ne sont pas forcément, en tant qu’êtres humains individualisés, indignes de toute pitié de la part du lecteur ou du spectateur. Car ils sont susceptibles de souffrir eux aussi, et ils sont traversés de contradictions qui les déchirent et qui contribuent à les rendre plus humains, à l’instar du patron Hargand, dans Les Mauvais bergers, ou du baron Courtin du Foyer (1908). Même Isidore Lechat, au dénouement des Affaires sont les affaires (1903), peut susciter un peu de pitié, quand il découvre avec effarement qu’il a « tout perdu » en un jour ; quant à son rôle économique et social, il n’est pas seulement négatif, et Mirbeau prend bien soin de montrer que ce « pirate », ce « brigand », contribue aussi à  développer les forces productives. Inversement, ceux que l’on serait tenté de considérer comme des porte-parole de l’auteur, qui leur prête un certain nombre de ses idées, commettent des vilénies qui affaiblissent la portée de leur discours, à l’instar de l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, et de Clara, dans Le Jardin des supplices (1899). Même la chambrière Célestine du Journal d’une femme de chambre trahit gravement l’éthique de son créateur et les valeurs qu’elle-même semblait avoir faites siennes quand elle exhibait les « bosses morales » de ses maîtres, en devenant la complice de Joseph, qui est à coup sûr voleur et antisémite, et qui pourrait bien être de surcroît un violeur et assassin d’enfant, comme elle s’en est persuadée. Les œuvres de Mirbeau ne sont jamais univoques et, si elles dérangent tant le lecteur, c’est précisément parce qu’elles l’obligent à remettre en question les frontières habituellement établies entre le bien et le mal.

- Enfin, parce que Mirbeau est un homme perpétuellement aux prises avec des doutes lancinants. Il  prétend d’autant moins posséder la vérité qu’il la sait inaccessible à l’esprit humain. Aussi se méfie-t-il de tous ceux qui s’en proclament les seuls détenteurs et se garde-t-il bien d’opposer aux discours dominants un contre-discours dont le lecteur pourrait faire son miel. Il cherche bien à l’inquiéter, ce lecteur, mais c’est pour qu’il se pose des questions, qu’il puisse envisager de se remettre en cause, non pour lui imposer des idées toutes faites.

Voir aussi les notices Contradictions, Ambiguïté, Vérité, Combat et Crétinisation.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Cet irrésistible désir d’éduquer... Manipulation. Endoctrinement. Mystification, Actes du colloque de Lódz de septembre 2005, Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2009,  pp. 157-169.

 


MARCHANDISATION

MARCHANDISATION

 

            Octave Mirbeau n’a cessé de dénoncer la marchandisation galopante dans la société bourgeoise et l’économie capitaliste de son temps. Alors qu’il travaille encore pour la droite, il écrit déjà, dans une chronique en forme d’utopie, « Royaume à vendre » (« Le Gaulois, 29 avril 1883) : « Ce siècle est bizarre. C’est le siècle de l’encan. Il vend de tout : des consciences, des tableaux, des fidélités et de vieilles faïences, des serments et des broderies, des réputations et des billets de loterie. Il vend de l’amour, il vend de la foi, de la justice et de l’honneur. » Vingt ans plus tard, l’affairiste Isidore Lechat, de sa grande comédie Les affaires sont les affaires, généralise le constat au business dans son ensemble, car toutes les affaires reposent sur des échanges : « Les affaires sont des échanges... On échange de l’argent... de la terre... des titres... des mandats électoraux... de l’intelligence... de la situation sociale... des places... de l’amour... du génie... ce qu’on a contre ce qu’on n’a pas... »

            Dans ce triomphe du mercantilisme, qui transforme tout, non seulement les choses, mais aussi les valeurs et les hommes, en de vulgaires marchandises destinées à être échangées sur le marché, il y en a qui choquent particulièrement la conscience éthique de Mirbeau et qu’il stigmatise avec prédilection :

            - La marchandisation de l’intelligence et du talent : « Le journaliste se vend à qui le paye », déplore-t-il dans ses Grimaces de 1883 ; dans « Un raté » (1882), il met en scène un écrivain réduit à faire le nègre et qui, après avoir rédige quantité d’œuvres diverses pour le compte d’autrui, se trouve dépossédé du fruit de son intelligence ; dans Les affaires sont les affaires, un jeune biologiste de talent, resté longtemps sans emploi, se voit obligé d’accepter de mener des recherches absurdes imposées par le seul employeur qu’il ait trouvé, Isidore Lechat ; dans son roman inachevé Un gentilhomme, c’est parce qu’il crève littéralement de faim que le narrateur accepte le travail de secrétaire particulier chez un hobereau normand. Mirbeau étant passé par là et ayant dû prostituer sa plume pendant une douzaine d’années, on comprend qu’il soit particulièrement sensible à l’humiliation ressentie par tous ceux qui, comme lui, ont dû se vendre aux « marchands de cervelles humaines » et à « l’infâme capital littéraire » contre qui, dans Les Grimaces », il appelait les « prolétaires de lettres » à se révolter.

            La marchandisation des corps : Ce sont les femmes qui en sont le plus souvent les victimes, que ce soit dans le mariage bourgeois, qui n’est qu’un vulgaire maquignonnage (voir, par exemple, Les affaires sont les affaires), ou dans toutes les formes prises par la prostitution, seule issue proposée à quantité de jeunes femmes issues des milieux les plus démunis. Mais plus monstrueuse encore est la prostitution des enfants, que Mirbeau évoque avec indignation, notamment dans L’Écuyère (1882), dans « De Paris à Sodome » (L’Événement, .9 mars 1885), « Les Petits martyrs » (L’Écho de Paris, 3 mai 1892) et Le Foyer (1908). Même le corps des jeunes hommes peut devenir lui aussi une marchandise offerte aux amateurs : ainsi le narrateur d’Un gentilhomme en est-il réduit par la faim à envisager, pour survivre, de répondre aux sollicitations de messieurs très respectables...

            - La marchandisation des consciences et des honneurs : Pour acheter la conscience des hommes politiques, il suffit d’y mettre le prix, comme l’a révélé le scandale de Panama ; quant aux breloques de la Légion dite “d’Honneur”, elles étaient mises à l’encan dans les officines de l’Élysée par le gendre du président Grévy, Daniel Wilson. On comprend que Mirbeau n’ait rien espéré de politiciens massivement corrompus (voir Politique) et, comme Flaubert, ait jugé déshonorants ces prétendus honneurs que le premier venu peut obtenir en échange de déloyaux services (voir « Décorations », Le Gaulois, 5 janvier 1885).

            - La marchandisation de la foi : Mirbeau, depuis son adolescence, a manifesté un profond mépris pour la manière dont les prêtres catholiques s’assurent la domination des âmes en même temps qu’ils remplissent les coffres de leur Église, quittes à pactiser, pour le partage du magot, avec leurs concurrents, les Cartouche de la République (voir « Cartouche et Loyola »). Dans Les affaires sont les affaires, le brasseur d’affaires Isidore Lechat, qui s’y entend, rendra hommage à cette capacité de l’Église catholique à faire argent de tout : « Elle n’a pas que des autels où elle vend de la foi... des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles... des confessionnaux où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux... Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises... des banques pleines d’or... des comptoirs... des usines... des journaux et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu’ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés. »

            La “Justice”, l’amour et, bien sûr, le travail salarié n’échappent pas davantage à une tendance qui est devenue le symptôme d’une société moribonde, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice.

P. M.

 


MARGINALITE

Soucieux de produire sur ses lecteurs un choc pédagogique en les obligeant à découvrir les êtres et les choses sous un angle nouveau, Mirbeau ne pouvait que s’intéresser aux marginaux qui, du fait de leur distance par rapport aux normes, en ont une perception différente. Le propre de ces marginaux extrêmement divers, c’est d’avoir peu ou prou échappé, pour différentes raisons,  à l’éducastration programmée par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

Au premier rang de ces ratés du conditionnement, on trouve les véritables  artistes, c’est-à-dire ceux qui ont conservé le génie potentiel de l'enfance grâce auquel ils peuvent jeter sur toutes choses un regard neuf. Dès lors, ils ne peuvent être que des étrangers et des irrécupérables, parce que leur vision personnelle des choses est, à elle seule, un facteur de subversion, indépendamment de leur statut social et de leurs idées sur la société. Entre la masse amorphe d’êtres larvisés et émasculés et cette minorité, marginalisée et moquée, que sont les véritables artistes, existent ceux que Mirbeau appelle des « âmes naïves », c’est-à-dire des individus qui ont mieux résisté que d’autres au laminage des cerveaux et se laissent moins facilement duper  par les « grimace » de respectabilité des dominants. Parmi ces âmes naïves, il en est que leurs conditions d’existence prédisposent à jeter sur la société un regard débarrassé des œillères des habitudes : ceux qui sont victimes d’oppressions spécifiques ou de processus d’exclusion leur permettant de découvrir, par expérience, ce que les autres ne voient pas – ou ne veulent pas voir. Mirbeau s’est spécialement intéressé à quatre catégories d’exclus et de marginaux :

* Les domestiques :

Ce n‘est certes pas un hasard si, dans son roman le plus célèbre, Mirbeau prête sa plume à une femme de chambre, dont. le journal apparaît comme une belle entreprise de démolition et de démystification. Elle présente l’avantage incomparable de nous faire percevoir le monde par le trou de la serrure. Grâce à elle, le romancier fait de nous des voyeurs autorisés, exceptionnellement, à pénétrer au cœur de la réalité cachée de la société, dans les arrière-boutiques des nantis, dans les coulisses du théâtre du “beau” monde. Célestine, nouveau Virgile, a pour fonction de nous en faire traverser les cercles infernaux et de nous en exhiber les turpitudes.

            * Les prostituées :

Ce n’est pas un hasard non plus si, à la fin de sa vie, Mirbeau a rédigé un essai en forme de réhabilitation de ses sœurs de misère, les pauvres prostituées. Dans L’Amour de la femme vénale, il voit dans la « fille de joie » « une anarchiste des plus radicales, parce qu’elle a la possibilité de ne voir l’homme que dans sa bestialité primitive, qui fait tomber son masque. [...] Elle découvre ainsi le décalage entre les responsabilités civiques [de ses clients] et leur véritable nature. Dès lors, la civilisation ne lui apparaît plus que comme une pure grimace. »  Pas plus que Célestine la prostituée ne peut se laisser duper.

            * Les vagabonds :

Nombreux sont les trimardeurs, les rouleurs, les sans-logis, les clochards, les errants, dans les contes et les romans de Mirbeau. Qu’ils aient choisi librement de faire la route, par refus de l’enracinement cher à Barrès et par révolte contre la société, ou qu’ils aient été chassés de partout, ils ont en commun, d’une part, de ne pas travailler, dans une société qui fait du travail une valeur cardinale, et, d’autre part, de ne pas avoir de domicile fixe, ce qui les rend coupables du délit de vagabondage, comme en fait l’amère expérience le naïf Jean Guenille du Portefeuille (1901). Les vagabonds sont en effet considérés comme des êtres inassimilables, et donc potentiellement dangereux. pour l’ordre social, dans la mesure où, ne possédant rien et ne dépendant de personne, ils exercent pleinement leur liberté : exemple ô combien subversif !

            * Les “fous” :

Nombreux aussi chez Mirbeau, ils apparaissent comme des êtres inoffensifs, rêveurs et douloureux, que l’on tient soigneusement à l’écart des individus normalisés pour qu’ils ne risquent pas de les contaminer en posant des questions auxquelles la société serait bien en peine de répondre. Mais au-delà des fous pathologiques, ce qui intéresse Mirbeau, c’est que tous les individus dotés d’une forte personnalité, et a fortiori ceux qui contestent les fondements mêmes de l’ordre social jugé “naturel” ou “normal”, quoique visiblement pathogène, sont considérés comme fous, histoire de discréditer leurs propos et de désamorcer la bombe qu’ils représentent. Ainsi Mirbeau intitule-t-il « Un fou »  l’article qu’il consacre à son maître Tolstoï et fait-il de Don Quichotte le modèle du journaliste justicier toujours prêt à se battre contre les géants, de sorte que le lecteur finit par perdre ses repères et par ne plus savoir où est la raison, où commence la folie. Ainsi, dans L’Abbé Jules (1888), le père Pamphile; qui accumule, au cours d’un demi-siècle d’errances à travers l’Europe, une fortune colossale destinée à reconstruire l’église de son abbaye en ruines, mais qu’il gaspille en pure perte, est complètement détaché des choses de ce monde, et prêt à supporter les pires avanies à cause de son idée fixe : totalement libre à l’égard de tout et de tous, ce fou aboutit paradoxalement au comble de la sagesse, ce qui oblige le lecteur à s’interroger sur les normes.

Mirbeau ne cache pas pour autant que ces différents types de marginaux ne sauraient constituer des modèles à suivre. Les domestiques nous sont présentés dans leur grande majorité comme aliénés et corrompus par leurs maîtres, et même Célestine se révèle incapable de donner un contenu positif à sa révolte ; les prostituées sont qualifiées d’« infantiles » et immatures, elles se laissent facilement truander, et c’est « sans le savoir » qu’elles sont des anarchistes potentielles ; les vagabonds peuvent être abrutis par la misère et l’errance, ou  être poussés au crime, comme dans Dingo (1913) ; quant à ceux qui sont taxés de fous, il arrive qu’ils soient réellement dérangés ou hébétés, et inaptes à toute vie sociale. Si Mirbeau est perpétuellement en révolte, il ne tombe pour autant ni dans l’angélisme, ni dans le manichéisme ; et s’il accorde tant de place et d’importance aux marginaux, c’est  aussi parce qu’il reconnaît en eux des frères, puisque, par leur seule existence, ils constituent un défi à la normalité qu’il honnit et à l’ordre social qu’il rêve d’abattre.

Voir aussi Domesticité et Prostitution.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la marginalité »,  cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, décembre 2002.

 


MARIAGE

Bien qu’il se soit marié – à moins qu’il ne faille dire plutôt “parce qu’il a été marié pendant près de trente ans” –, Mirbeau n’a pas pour l’institution du mariage les yeux de Chimène. À le lire, il ne semble pas qu’il puisse y avoir de ménages heureux, et il s’est complu dans l’évocation de l’enfer conjugal, que ce soit dans sa pièce en un acte Vieux ménages (1894) ou dans sa longue nouvelle de la même époque, Mémoire pour un avocat. S’il a fini par épouser Alice Regnault (voir la notice), après trois années de « collage », mais honteusement et en catimini, il n’en savait pas moins qu’il commettait une erreur qu’il allait payer très cher, comme en témoigne un conte au titre amèrement ironique, « Vers le bonheur », qu’il publie à peine quelques semaines plus tard (Le Gaulois, 3 juillet 1887). Pourquoi une vision aussi négative du mariage ?

Deux raisons essentielles peuvent être avancées.

            * La première tient à l’irrémédiable étrangeté des deux sexes, qui sont séparés par un « abîme » que rien ne permettra jamais de combler, parce que les hommes et les femmes sont trop différents, biologiquement, culturellement, socialement, pour jamais pouvoir se comprendre, comme l’écrit le narrateur de « Vers le bonheur » au lendemain de son mariage. : « Et l'abîme qui nous séparait n'était même plus un abîme : c'était un monde, sans limites, infini, non pas un monde d'espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n'est point de possible rapprochement. Dès lors, la vie nous fut un supplice. Quoique l'un près de l'autre, nous comprenions que nous étions à jamais séparés, et cette présence continuelle et visible de nos corps rendait encore plus douloureux et plus sensible l'éloignement de nos âmes... Nous nous aimions pourtant. Hélas ! qu'est-ce que l'amour ? Et que peuvent ses ailes courtaudes et chétives devant un tel infini ? En voyant pleurer Claire, je me suis demandé : “La souffrance est peut-être la seule chose qui puisse rapprocher l'homme de la femme ?” » (« Vers le bonheur »). Le narrateur de Mémoire pour un avocat.  lui fait écho : « Ce que je reproche à ma femme, c’est de comprendre la vie d’une façon autre que moi, d’aimer ce que je n’aime pas, de ne pas aimer ce que j’aime. » Certes, il n’est pas exclu qu’ils puissent connaître certains plaisirs, certains embrasements des sens, comme à la fin de sa farce Les Amants (1901), mais c’est exceptionnel (le plus souvent il n’y a aucune harmonie sexuelle au sein des couples et le désir n’est pas partagé), et ils ne peuvent de toute façon qu’être qu’éphémères : à peine le désir satisfait, ce sont deux étrangers, voire deux ennemis, qui se retrouvent face à face. Ce que révèle Vieux ménages, c’est que, à défaut d’amour et de désir, la haine et la pourriture peuvent souvent du moins lier solidement l’un à l’autre deux êtres par ailleurs complètement étrangers.

            * La deuxième raison tient à la nature juridique et à la pratique du mariage en tant qu’institution bourgeoise, de surcroît sacralisée par la religion dominante qui le prétend indissoluble. Sa finalité étant « l’organisation de la richesse et la transmission de la propriété » (« À un magistrat »,  Le Journal, 31 décembre 1899), le mariage unit bien souvent deux personnes que rien ne rapproche, hors les préjugés propres à leur classe, et qui sont liées l’une à l’autre pour des décennies, le plus souvent pour le pire. Il en va ainsi, par exemple, du couple des parents de Jean Mintié, dans Le Calvaire (1886) : « Entre lui, un peu lourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y avait un abîme qu’il n’essaya pas un seul instant de combler, ne s’en reconnaissant ni le désir, ni la force. Cette situation morale de deux êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté de pensées et d’aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait s’il trouvait la maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses manies strictement respectées ; en revanche, elle était très pénible, très lourde au cœur de ma mère. » Même disparité et même incompatibilité chez les parents de l’abbé Jules, dont la mère est extrêmement douce et sensible et le père « ivrogne » et « très violent » (L’Abbé Jules, 1888, I, 3). Le mariage monogamique bourgeois n’est alors qu’un hypocrite maquignonnage – à l’instar de celui que projette Isidore Lechat pour sa fille Germaine dans Les affaires sont les affaires (1903) –, au terme duquel les époux sont deux ennemis également frustrés, tant sur le plan affectif que sur le plan sexuel, et par conséquents agressifs, rancuniers et prêts à tout pour connaître du moins le plaisir de la vengeance. L’adultère, thème du théâtre bourgeois par excellence, et la prostitution, sujet de nombreux romans réalistes de l’époque, sont deux des effets pervers de ces unions patrimoniales et malthusiennes, d’où le sentiment est exclu et où le nombre d’enfants est généralement limité, histoire d’éviter la division du patrimoine.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15.

 

 


MASOCHISME

Aux yeux de Sacher-Masoch, qui l’a connu en 1887 et qui a lu ses premiers contes et romans, Mirbeau semble bien posséder des aspects susceptibles d’être qualifiés de masochistes. Dans nombre de ses récits, et tout particulièrement Le Calvaire (1886), « Vers le bonheur » (1887), Mémoire pour un avocat (1894) et Le Jardin des supplices (1899), on rencontre en effet des personnages masculins qui se laissent esclavagiser par leurs compagnes, maîtresses ou épouses, et qui semblent incapables de se révolter et de recouvrer leur dignité et leur liberté, quittes, comme le narrateur de « Vers le bonheur », à espérer illusoirement que la douleur finira un jour, peut-être, par rapprocher deux êtres séparés par un abîme infranchissable : « Et l'abîme qui nous séparait n'était même plus un abîme : c'était un monde, sans limites, infini, non pas un monde d'espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n'est point de possible rapprochement. Dès lors, la vie nous fut un supplice. Quoique l'un près de l'autre, nous comprenions que nous étions à jamais séparés, et cette présence continuelle et visible de nos corps rendait encore plus douloureux et plus sensible l'éloignement de nos âmes... Nous nous aimions pourtant. Hélas ! Qu'est-ce que l'amour ? Et que peuvent ses ailes courtaudes et chétives devant un tel infini ? En voyant pleurer Claire, je me suis demandé : “La souffrance est peut-être la seule chose qui puisse rapprocher l'homme de la femme ?” »

Mais ce lien qu’il établit entre « supplice » et « amour », et qui sera réaffirmé par le narrateur du Jardin des supplices, et, plus encore, par sa maîtresse Clara, suffit-il pour qu’on puisse parler de masochisme à propos de Mirbeau ? Comme ce mot a donné lieu à quantité d’analyses et d’interprétations différentes, nous nous garderons bien de trancher dans un domaine par trop controversé et qui n’est pas de notre compétence. Contentons-nous de dégager quelques traits susceptibles d’expliquer que ce terme ait été utilisé à propos du romancier du Calvaire.  Et entendons-le dans son acception la plus ordinaire et la plus générale : l’association de la douleur et du plaisir.

* Tout d’abord, il est clair que Mirbeau a souffert toute sa vie d’un vif sentiment de culpabilité, qui l’a poussé parfois à adopter des comportements d’autopunition, à commencer par son mariage en catimini, en mai 1887. Mais ce sentiment est surtout lié à l’empreinte (voir la notice) de son éducation catholique et il n’est pas évident qu’il y ait trouvé du plaisir, et a fortiori du plaisir sexuel.

* Il est vrai aussi qu’à deux reprises au moins – mais des expériences comparables se laissent entrevoir à travers ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois – il s’est montré incapable de briser les liens douloureux et mortifiants qui l’ont attaché successivement à Judith Vimmer, de 1880 à l’hiver 1884, et à Alice Regnault, à partir de l’automne 1884 (voir ces notices). Force est d’en conclure qu’il devait trouver, dans son propre assujettissement, certaines satisfactions susceptibles d’impliquer une forme de masochisme, peut-être tout simplement l’énergie créatrice indispensable pour rédiger thérapeutiquement Le Calvaire ou Dans le ciel. Pour ce qui est de ses relations avec Judith Vimmer, nous disposons de quelques lettres adressées à son confident Paul Hervieu et qui révèlent que la connaissance qu’il a des turpitudes de sa maîtresse, à la fois méprisée et douloureusement désirée, loin de tuer son amour, ne fait paradoxalement que l’alimenter. En revanche, sa correspondance est muette sur ses relations avec sa femme Alice et, si confidences il y a bien quand même, elles sont indirectes, transposées dans des fictions vengeresses telles que « Vers le bonheur » et Mémoire pour un avocat. Tout se passe comme si, nolens volens, outre le contrat de mariage stricto sensu, il respectait scrupuleusement, en se taisant auprès de ses amis, un autre contrat tacite passé avec elle lors de leur mariage. Dans ces conditions, il n’est sans doute pas abusif de parler de comportement masochiste.

* Enfin, Le Jardin des supplices présente deux cas de masochisme bien caractérisés.

- Tout d’abord, celui de l’anonyme narrateur au visage ravagé, qui se laisse humilier par sa maîtresse, qui la suit au spectacle des plus atroces supplices comme un vulgaire toutou tenu en laisse et qui pénètre, grâce à elle, « au plus noir des mystères humains », sans pouvoir même « la maudire », parce que, selon lui, « elle est à elle toute seule toute la nature ». Il en arrive à regretter « ce délicieux et torturant enfer, où Clara respirait, vivait… en des voluptés inconnues et atroces, dont je mourais maintenant de ne plus prendre ma part ». Du moins son avilissement et sa douleur lui ont-ils apporté les sinistres lumières de la connaissance, qu’il paie au prix fort, et, par voie de conséquence, lui ont-ils permes d’accoucher d’un talent d’écrivain, trempé dans la souffrance, que rien ne laissait soupçonner chez ce forban de la politique.

- Ensuite celui de Clara. C’est à coup sûr une sadique, qui se complaît à contempler le spectacle d’épouvantables agonies : « Quand je vais aux forçats… ça me donne le vertige… et j’ai, dans tout le corps, des secousses pareilles à de l’amour. » Mais ce sadisme si constamment exhibé  pourrait bien n’être qu’une forme de masochisme inversé, car elle s’imagine à la place des suppliciés plus encore qu’à celle des bourreaux, comme, par exemple, quand elle assiste au supplice d’un homme frappé à coups de badine rougie au feu : « À moi, aussi, chère petite âme, il me semblait que la badine entrait, à chaque coup, dans mes reins… C’était atroce et très doux ! » C’est cette imagination des supplices subis avec délices qui la conduit, après chaque visite, à la « petite mort » hystérique sur laquelle se clôt le récit.

Reste à savoir si le créateur de ces deux personnages doit pour autant être taxé lui aussi de masochisme. Toujours est-il que l’horreur qu’il communique à son lectorat se double d’une indéniable fascination pour le spectacle d’insupportables agonies et que, face à cette monstrueuse alliance du beau et de l’atroce, du plaisir et de la souffrance infligée ou subie, les catégories morales du lecteur risquent fort d’en être ébranlées.

Voir aussi les notices Femmes, Gynécophobie, Sexualité, Expiation, Vimmer, Regnault, Le Jardin des supplices et Mémoire pour un avocat.

P. M.

 

Bibliographie : Michel Delon, « L'Ombre du Marquis », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 393-402 ; Pierre Michel,  « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 225-234 ; Fabien Soldà, La Mise en scène et en images du sadisme dans “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Université de Besançon, 1991, 150 pages ; Robert Ziegler, « Utopie et perversion dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 91-114.

 

 

 


MATERIALISME

MATÉRIALISME

 

Mirbeau est un matérialiste convaincu et impénitent, à condition d’entendre ce mot dans son sens philosophique, qui n’a évidemment rien à voir avec le pseudo-matérialisme trivial de la société de consommation, lequel n’est en réalité qu’un idéalisme grossier. Pour lui, il n'existe donc qu'une seule substance, la matière, et elle est indestructible : « Il m'est impossible de concevoir la mort de la matière. » Cette « conception de la matière maîtresse de la vie [lui] paraît une conception autrement grande, autrement consolante, autrement morale, que celle d'un Dieu, baroque et dément, neurasthénique, qui ne se plaît qu'à mystifier les hommes, quand il n'exerce pas sur eux les pires violences et les plus folles cruautés. ». Aussi, à l'encontre des vœux des « mauvais bergers » de la République, soucieux d'assurer leur main-mise sur des âmes bien dociles, et qui se contentent de badigeonner d'une laïcité formelle l'enseignement religieux traditionnel, souhaite-t-il logiquement chasser « de l'enseignement primaire tout ce qui survit de spiritualisme, c'est-à-dire de mensonges rongeurs et de préjugés sociaux », afin d'y substituer « un enseignement rationaliste, matérialiste, qui permette à l'homme de se défendre contre les fantômes religieux et de regarder en face la vie telle qu'elle est, et non telle qu'on la lui montre, à travers les espérances énervantes, dévirilisantes » (« Propos de l'instituteur », L'Humanité, 31 juillet 1904).

            Le matérialisme de Mirbeau ne se limite pas à la simple affirmation du monisme selon lequel il n’existe qu’une seule substance, par opposition au dualisme. Matérialiste radical, il s’oppose aussi, et fondamentalement, à toutes les formes d’idéalisme. Il souhaite éliminer, en premier lieu, celui des anciennes religions aliénantes et culpabilisantes, tout juste bonnes pour des « pensionnaires de Charenton », et qu’il accuse d’entretenir l’espoir mystificateur d’une autre vie, supposée meilleure et consolatrice, pour mieux inciter les exploités à se soumettre à leurs oppresseurs et à se résigner à leur misère. Mais il combat également l’idéalisme camouflé sous les apparences d’un matérialisme pseudo-scientifique, succédané laïcisé des vieilles religions, qui se révèle, à l’expérience, tout aussi dangereux : celui des scientistes, toujours prêts, au nom de la science, à expérimenter les inventions les plus dommageables pour l’humanité ; et aussi celui des rêveurs d’utopies politiques et des vendeurs d’orviétan révolutionnaire, pour qui c’est hic et nunc qu’il convient de concrétiser les espérances, et qui sont résolus à justifier tous les moyens au nom de fins supposées émancipatrices.

Pour Mirbeau, en effet, l'espoir n'est en réalité qu’« un opium », comme il l'écrivait en 1897 à propos du dénouement nihiliste des Mauvais bergers, et il constitue bien souvent une forme de politique de l’autruche, interdisant de prendre conscience de l’horrifique réalité : par exemple, que l’univers est « un immense, un inexorable jardin des supplices », où tous les jours d’innocentes créatures sont mises à mort au terme d’atroces tortures, et que tous nous allons, indifféremment et  inéluctablement, « à la pourriture », comme il le confie en 1911 à Georges Docquois. Être matérialiste, c’est au contraire regarder Méduse en face, ne rien espérer et se purger de toutes les illusions, prétendument consolantes, qui en réalité nous aliènent. Grand démystificateur, Mirbeau a donc entrepris de désenchanter l’univers une bonne fois pour toutes, quitte à désespérer Billancourt.

 

Une éthique matérialiste :



 À la pseudo-morale liberticide et répressive, qui est imposée par une autorité religieuse ou politique et transmise de génération en génération par l’autorité paternelle, il convient de substituer une éthique, qui s'élève de la cons­cience du sujet et qui se propose de chercher le bonheur en soi-même, comme le prêche l'abbé Jules : rejetant violemment les idéaux propo­sés par la société et « dont sont nés les ban­quiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux », il prône l'eudémonisme : « Qu'est-ce que tu dois cher­cher dans la vie ?... Le bonheur !... »

Ce bonheur du sage n'a rien à voir avec les illusions que la société nous fait miroiter pour mieux nous piéger : il n'est ni dans la satisfaction d'ambitions sociales, ni dans l'accumulation des biens matériels, ni dans la quête effrénée du plaisir mortifère, qui, selon Mirbeau, « vient de la vanité et va au crime », qui « vide les cervelles, pourrit les âmes, dessèche les muscles » et qui, « d'un peuple d'hommes robustes, fait un peuple de crétins » (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885,). Pour nous éviter le triste destin des enfants « déséquilibrés » et « malheureux », parce que des parents et des enseignants leur imposent, « des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent [...] un véritable supplice », Mirbeau nous incite à développer au mieux nos « facultés dominantes » et nos « forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie », seule fa­çon d'être vraiment « adéquat à soi-même » (Dans le ciel) et de devenir un être unique, et non le mouton anonyme et indifférencié d'un troupeau qu'on conduit aux urnes et à l'abattoir.

Mais, comme l’explique l’abbé Jules à son neveu, innombrables sont les obstacles sur la voie du bonheur : car la société cherche à tuer l’homme dans l’homme afin de le réduire à l’état larvaire, et l’individu se retrouve perpétuellement déchiré entre les instincts de sa nature et les contraintes et les interdits de sa  culture. Mirbeau sait par expérience que, pour se libérer des préjugés « corrosifs » inculqués pendant des années, il faut « des efforts  persistants qui ne sont pas à la portée de toutes les âmes » : « C'est plus difficile qu'on ne pense d'effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous » (« Palinodies ! », L’Aurore, 15 novembre 1898). Aussi, bien avant Sartre et Ionesco, Mirbeau oppose-t-il les âmes faibles, les larves, moutons et rhinocéros, dûment pétris et crétinisés par la famille, l'école, l'Église et la presse et qui ont perdu toute autonomie et tout esprit critique au sein d’une foule, et les âmes fortes, âmes d’exception, qui résistent aux forces d’oppression, ne serait-ce qu’en leur opposant leur propre force d’inertie, comme les cancres de lycée, et qui ne deviennent elles-mêmes qu'au terme d'une douloureuse ascèse, à l’instar des grands artistes créateurs tels que Claude Monet et Auguste Rodin.

Mirbeau est cependant trop lucide pour s’imaginer que cette ascèse sera suffisante pour parvenir à une sérénité proche du bonheur entrevu. Comme tout idéal, le bonheur est inaccessible et, tel un mirage, s'éloigne chaque fois que l'on croit s'en être rapproché. Face au tragique de notre condition, il en arrive alors, comme l'abbé Jules, à souhaiter l'extinction de la conscience. Ce que les bouddhistes appellent le Nir­vana – pseudonyme précisément adopté par Mirbeau pour publier ses Lettres de l'Inde de 1885. À défaut d'y parvenir, il convient du moins, comme le prêche l'abbé Jules, de « diminuer le mal en diminuant le nombre des obligations sociales », et de se détacher progressivement de tout ce qui entrave l'ascension : « les remords qui attristent, les passions d'amour ou d'argent qui salissent, les inquié­tu­des intellectuelles qui tuent. » Au terme de ce dépouillement d'inspiration schopenhauerienne, il faudrait arriver à « ne plus sentir [son] moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage ». Mais, re­connaît l'abbé Jules, dont la grande carcasse est agitée de passions mal contenues et de désirs inas­souvis et toujours renaissants, « ce n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Maho­met, un Napoléon, qu'un Rien » (loc. cit.).

Paradoxalement, c'est parce qu'il est un matérialiste radical que, sans entretenir la moindre illusion, Mirbeau en arrive à préconiser un détachement maximal des biens matériels pour réduire la vie « à son minimum de malfaisance », comme il le dira de l’État ; et c'est parce qu’il souhaite rendre « l'individu libre et heureux » qu'il aboutit lucidement à l'apologie du renoncement et de l'anéantissement de la conscience.

 

Une esthétique matérialiste :

 

 L’esthétique de Mirbeau n’est pas moins matérialiste que son éthique. Il rejette tous les ingrédients d'un art idéaliste et mensonger, qu’il ne cesse de tourner en dérision, pour y substituer un art et une littérature qui nous aident à jeter sur les choses un regard neuf et à y découvrir ce que, par nous-mêmes, nous n'y aurions jamais vu ni senti.

Son esthétique refuse tout d’abord toute référence à un modèle divin, à une beauté absolue, transcendant les siècles et les cultures, comme le présuppose l'idéal classique pétrifié en académisme.  Le beau n'est pas seulement variable dans le temps et dans l'espace et relatif à l'époque et à la culture dominante, qui conditionnent nos goûts, il est aussi variable d'un artiste à l'autre et fonction du regard tout personnel qu'il jette sur les choses, selon son tempérament et son état d’esprit du moment. Il est donc totalement subjectif : « Il n'existe pas une vérité en art ; il n'existe que des vérités variables et opposées, correspondant aux sensations également va­riables et opposées que l'art éveille en chacun de nous » (« Aristide Maillol », La Revue, 1er avril 1905). Logique avec ses principes matérialistes, Mirbeau en arrive même à se méfier de ses propres critères de jugement, la Vie, sans laquelle il n'y a pas d'art, et la Nature, source inépuisable où l'artiste doit puiser des motifs et des leçons. En ré­cusant de la sorte toute prétention à l'absolu et à l'universel, il remet en cause sa propre autorité de critique : « Ce que je pense des critiques, je le pense de moi-même, lorsqu'il m'arrive de vou­loir expliquer une œuvre d'art. Il n'y a pas pire duperie. [...] Le mieux serait d'admirer ce qu'on est capable d'admirer, et, ensuite, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dégoût » (préface au catalogue de l’exposition Félix Vallotton, janvier 1910).

En deuxième lieu, son esthétique de la lucidité  se garde de tout finalisme et du désir suspect, qu’a l'écrivain ou l'artiste, de donner du monde une vision claire et intelligible, ce qui serait présupposer un dieu rationnel et bienveillant. C’est ainsi que, pour contribuer à détruire l'illusion romanesque, qui entretient l’illusion rationaliste et l’illusion finaliste, Mirbeau a procédé à des romans-collages, tels que Le Jardin des supplices ou Les 21 jours d'un neurasthénique, faisant voisiner des textes de nature et de ton très dif­fé­rents, et mettant à rude épreuve les habitu­des culturelles de lecteurs déconcertés. Dans un univers où rè­gnent le chaos et l'entropie, ce se­rait une mystification que d’attendre de l'œuvre d'art qu'elle nous rassure en nous of­frant du monde une vision claire, ordonnée et totalement intelligible. 

Enfin, une esthétique matérialiste doit récuser l'inspiration et le romantisme. Aussi Mir­beau, dans la continuité de Flaubert, a-t-il toujours mis l'accent sur la nécessité impérieuse, pour tout artiste digne de ce nom, de se débarrasser des verres déformants du conditionnement cultu­rel, afin de « voir avec son œil, et non avec celui des autres » et de faire passer les sensations éprouvées au contact du monde exté­rieur à travers l'alambic de son « tempérament ». Mais il y faut une lutte incessante et douloureuse, contre soi-même, d’abord, et aussi, bien sûr, contre une société misonéiste, réfractaire à cette angoissante recherche de l'originalité.

 

Une politique matérialiste :

 

Le matérialisme, en matière politique, s’oppose radicalement à toute espèce de propagande, qui ne peut être que mensongère et manipulatoire, et tourne aussi le dos à l'utopisme, source de dangereuses illusions. Mirbeau a comme une prémonition de ce que seront les totalitarismes du vingtième siècle, et en parti­culier du stalinisme : « Qu'est-ce donc que le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l'État, sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d'un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu'aucun autre ? » (« Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896). Non seu­lement il dénonce les grandes escroqueries intellectuelles que sont à ses yeux le christianisme, surtout à la sauce catholique romaine, ou le collectivisme de Jules Guesde, mais, comme dans Les Mauvais bergers, il refuse d'entretenir l'espoir des opprimés, sans lequel il semble pourtant bien difficile d'imaginer une action collective. Et il n’a cessé de se battre pour autant...

En tant que matérialiste et qu’intellectuel engagé, Mirbeau est pris dans une contradiction : il lui faut croire à quelque chose dont il ne cesse en même temps d'affirmer l'illusion, agir comme si l’action pouvait réellement changer les hommes et les sociétés, tout en sachant pertinemment qu’au dénouement c’est toujours la mort qui triomphe, comme dans Les Mauvais bergers ou Les affaires sont les affaires. Par son engagement éthique dans les luttes de la cité, il est bien progressiste et se bat sans relâche pour un peu moins d’injustice et de mal-être, comme si l’homme était amendable et la société perfectible. Mais, en bon matéria­liste, il se refuse à sombrer dans les mystifications de la propagande et les rêves souvent sanglants de l'utopisme. Selon la formule de Jaurès, au pessimisme de la raison, il oppose l’optimisme de la volonté. Mais la coexistence de ces deux postulations simultanées et contradictoires n’est pas facile à vivre.

            P. M.

 

Bibliographie : ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, le grand démystificateur », in Comment devenir un homme, Nouveau Théâtre d’Angers, 1995, pp. 36-45 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001.

 

 


MEDECINS

Fils d’un officier de santé provincial, Mirbeau a passé son enfance dans le milieu médical, baigné par les conversations d’un père intarissable sur son art. À l’instar du jeune narrateur de L’Abbé Jules (1888), qui doit subir les comptes rendus des opérations chirurgicales effectuées par son géniteur sur la population des alentours, Mirbeau est très vite horrifié par la barbarie dont font preuve certains praticiens. Il avouera à son fidèle confident Alfred Bansard des Bois son aversion « pour la lancette et le bistouri », qui supposent d’« avoir l’âme attachée dans le corps avec de gros boulons d’acier pour écorcher les gens vifs et les raccourcir quelquefois d’une jambe ou d’un bras ; bienheureux quand ce n’est pas de la tête » (lettre du 1er juillet 1869, dans laquelle il évoque avec humour, malgré l’horreur de la chose, une délicate opération d’ablation de la verge à laquelle il a assisté, in Correspondance générale, L’Âge d’Homme, t. 1, 2002, pp. 142-143).

Nombreuses sont les figures médicales qui jalonnent l’œuvre de Mirbeau. Dès Le Calvaire (1886), les chirurgiens militaires sont présentés comme des monstres froids, peu préoccupés de soulager les souffrances des blessés, mais arrogants et imbus d’eux-mêmes. On retrouve dans plusieurs Contes cruels ces véritables bouchers, comme dans « Le Tronc » (Le Journal, 5 janvier 1896), autre satire de la médecine de guerre. Le docteur Triceps est sans doute le plus célèbre de ces personnages caricaturaux. Protagoniste de L'Épidémie (1898), il devient l’un des estivants de la ville de cure des Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) et achève sa carrière dans diverses chroniques journalistiques. Cynique, amoral et odieux, il est l’emblème de la profession selon Mirbeau.

Le pamphlétaire a d’ailleurs également usé de sa verve polémique dans les journaux pour en dénoncer les méfaits. Lorsqu’en 1901 Élie Faure lui fait visiter Bicêtre, Mirbeau, fort ému par le spectacle qui s’offre à lui, publie dans Le Journal deux articles polémiques contre les médecins afin d’en dénoncer l’incurie et la suffisance (le 15 décembre 1901 et le 6 janvier 1902). Six ans plus tard, ce sont cinq chroniques successives que le romancier fera paraître dans Le Matin, du 29 mai au 31 juillet 1907, sous le titre générique de Médecins du jour (avec une variante pour la dernière, intitulée Médecins d’aujourd’hui), afin de révéler, de nouveau, au public les agissements criminels de la Faculté de médecine. Car le médecin de l’époque a un pouvoir de nuisance qui dépasse de très loin celui des héritiers de Diafoirus. Enorgueilli par l’essor du positivisme, qui va rapidement dégénérer en scientisme, le praticien moderne s’est assuré une emprise nouvelle sur la société. Il est désormais l’un des prescripteurs de la morale, celui qui, par le biais de l’étude physiologique, décrète la santé ou l’affection du sujet, en souligne les symptômes de vitalité ou ceux de décrépitude. Le scandale provoqué par la série Médecins du jour n’est pas le premier à mettre au crédit de Mirbeau. Il aura l’avantage d’attirer l’attention sur le problème du mandarinat, sur l’aveuglement scientiste qui touche la médecine et le sentiment d’infaillibilité et d’immunité d’un certain nombre de praticiens, un peu dans la lignée des Morticoles, roman que Léon Daudet a publié en 1894. L’une des cibles de Mirbeau, le docteur Doyen, avait déjà eu l’honneur d’être l’une des têtes de Turcs du numéro éponyme de L’Assiette au Beurre (31 mai 1902), entièrement rédigé par Mirbeau et illustré par Léopold Braun.

À l’inverse, il faudrait enfin évoquer l’admiration de Mirbeau pour certains médecins, au premier rang desquels se trouve le docteur Robin, son médecin traitant, qui soigne aussi Alice, sa femme, et parvient à faire des miracles pour la soulager. Très cultivé et très mondain, Robin a néanmoins l’heur de plaire à Mirbeau pour sa conversation et ses compétences. Ne fut-il pas celui qui convainquit Mirbeau de l’intérêt de ce nouveau traitement : l’homéopathie ?

A. V.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Le Calvaire, Ollendorff, 1886 ; Octave Mirbeau, L’Abbé Jules Ollendorff, 1888 ; Octave Mirbeau, « Les Pères Coupe-Toujours », Le Journal, 15 décembre 1901 ; Octave Mirbeau, « Propos gais » , Le Journal, 6 janvier 1902 ; Octave Mirbeau, « Têtes de Turcs », L’Assiette au Beurre, n° 61, 31 mai 1902 ; Octave Mirbeau, Médecins du jour, Le Matin, du 29 mai au 31 juillet 2007.

 

 


MEDUSE

MÉDUSE.

 

« C'est en face qu'il faut regarder Méduse », conseille Mirbeau. Il semble bien que la figure de Gorgô, la Méduse mortelle, soit la figure mythique latente qui se profile derrière l'œuvre de notre auteur, qui projette sur le monde sa propre angoisse.

 

Sauvagerie

 

La bestialité, la férocité et la voracité (voir Le Jardin des suplices) sont l'apanage de l'humanité tout entière : Méduse en nous, phénomène endopsychique. Mais on reconnaît aussi la face de Méduse (« rêverie pétrifiante », « complexe de Méduse », Bachelard) à la sauvagerie de la société qui tente de dissimuler ses tares, à l'aide de « masques » et de « grimaces », alors qu'elle ne fait qu'aggraver les vices des individus qui la composent. Règne de l'Argent, qui corrompt les esclaves de la civilisation industrielle.

Les “véritaires” ne se satisfont pas d'une conception restrictive du Beau. Déjà, à la fin de XVIIe siècle, l'esthétique circéenne émerge pour faire entrer en ligne de compte la tendance masochiste du plaisir esthétique. Il s'agit d'exercer un pouvoir de quasi-envoûtement sur le public et le lecteur, mais l'esthétique circéenne n'accorde pas le droit de donner libre cours à l'imagination. Or l'univers mirbellien se caractérise par le terrible et le grotesque, qui vont du stupéfiant à l'immonde, produisent l'effarement, ont le charme pervers de l'énorme. Pour identifier la figure mythique qui confère à l'œuvre son visage, on préférera celle de Méduse à celle de Circé, de manière à faire la place qu'elle mérite à la « folle du logis ».

 

Fascination

 

Méduse, figure fascinante parce qu'elle joue des interférences entre l'homme et la bestialité : selon Mirbeau, « il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté : c'est la pourriture ». Renouvellement de la poésie par le macabre.

Ce qui devrait engendrer la répugnance détient un pouvoir de fascination. Séduction de l'horrible. Gorgô nous fascine par le faisceau d'images qui font émerger une structure profonde de l'imaginaire, à commencer par le fourmillement, image fugitive mais première : ainsi Sébastien Roch va-t-il vivre « seul au milieu d'un grouillement d'êtres qui lui seront toujours étrangers et hostiles ».

 

Ténèbres

 

Les ténèbres engendrent l'insécurité et la peur, la nuit est le moment où se déchaînent les forces maléfiques : le braconnier d'Un gentilhomme, père incestueux, a des yeux « pareils aux yeux des oiseaux que blesse la lumière et qui n'exercent leur puissance que la nuit », nuit valorisée négativement et où se reconnaît la terreur qu'inspire la noirceur de Gorgô.

L'inconscient est représenté sous un aspect ténébreux, louche et aveugle : « Une force me poussait vers quelque chose d'irréparable : folie, crime ou suicide ». La face hideuse de Méduse est bien propre à figurer  la doublure inconsciente de notre âme : la glace « me renvoya son image décomposée, si funèbrement livide, que j'eus peur de moi-même , comme si je me fusse trouvé, soudain, en présence de mon propre spectre ».

Le premier miroir, c'est l'élément aquatique. À propos de l'eau hostile – typifiée par le Dragon –, sœur de Gorgô, Bachelard parle de « stymphalisation ». Chez Mirbeau, les yeux de la femme sont miroir aux alouettes : « Sa voilette, elle l'avait retroussée, l'enjôleuse, afin de me mieux prendre au miroir de ses yeux ». Ce sont aussi « de troubles eaux » que « les foules humaines ». Les larmes sont « la matière du désespoir » (Bachelard) : « Hortense se prit à pleurer. Non plus des larmes furieuses, mais de terrassées, de dolentes ».

Liée à l'eau noire, la chevelure qui s'animalise en crinière lorsqu'il s'agit de rendre l'agressivité de Chronos. Les femmes, telles des « fleurs sexuelles », ont des « enroulements tentaculaires ».

 

Hécate

 

Féminines ou germinatives, soumises au cycle lunaire, les eaux sont confondues avec la lune en la même divinité : Hécate. On comprend que le sang, menstruel ou non, soit associé à la nuit : « La Seine est toute noire, sinistre et muette », le feu rouge d'un chaland « se reflète comme une tache sanglante ». Féminité sanglante de la vamp qui ne doit pas faire oublier la sauvagerie sanguinaire de la Société : « Il suffit de la moindre provocation pour que le sang coule ».

Gorgô, malgré son refoulement et, sans doute, à cause de lui, semble offrir, fallacieusement, par la pétrification, le moyen d'échapper aux tribulations temporelles, aux aspects négatifs de la vie synthétisés par la chute et l'enfer : « Et d'une chute plus lourde, vertigineuse, je retombai dans le silence et dans la nuit. »

 

Humaine condition

 

Mais, dans le meilleur des cas, et tel est le but que poursuit Mirbeau, paradoxalement, la terreur que nous inspire Méduse démystifie : elle fait éclater les faux-semblants ; elle est une dimension du surnaturel, du mystère, mystère du Cosmos, de l'humanité, de la Mort ; elle est au fond du puits de la caverne de Lascaux.

Condition humaine ? Comment expliquer, par exemple, ce goût de la servitude qui nous pousse à choisir de nouveaux maîtres ? Terreur bénéfique, puisque la satire mirbellienne fait apparaître le terrible et le grotesque. Bataille a recours au mot « maniérisme » pour traduire la violence tendue sans laquelle nous ne saurions nous libérer de la « convention, créer un choc, le partage de l'émotion : unité fondamentale de peintures dont « l'obsession » est de « traduire » la fièvre, le désir, la brûlante passion. L'épithète « sublime » permet à Mirbeau de qualifier la nature, les hommes, leurs sentiments, l'art. Employé ironiquement, le qualificatif peut aussi servir, chez Mirbeau, à brocarder les grotesques.

La démesure gorgonéenne, l'excès, la fascination, c'est ce que commande la religion dionysiaque. Elle nous force à réagir, le monstrueux produit le même effet que la grandiose, le colossal que Mirbeau admire chez Rodin comme chez Michel-Ange.

« Il a fallu que la République montrât sa hideuse tête de Gorgone », écrit Mirbeau dans Les Grimaces. La fascination, littéraire, ne nous prive ni de notre révolte, ni de notre pitié. L'écriture gorgonéenne de Mirbeau favorise la prise de conscience et laisse intacte notre aptitude à la révolte et à l'insoumission.

 

Grotesque

 

Dans son entreprise de démystification, Mirbeau souligne le grotesque de Méduse. Il y est aidé par son sens de la dérision. L'exagération à fin humoristique n'est jamais gratuite. Recours fréquent à l'antiphrase, les mots « terrible », « terreur », « terrifiant », eux-mêmes, ne font pas exception.

Persée tue Méduse et se sert de la tête qu'il a coupée pour pétrifier Phinée. Fascinant Mirbeau.

Dans la guerre des dieux qui se déroule à l'intérieur de chacun de nous et à l'intérieur de la Société, Isis répond à l'appel de la solidarité. (voir Le Calvaire).

                                  

C. H.      

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l’œuvre d’Octave Mirbeau, Librairie Nizet, 1992, 107 pages ; Claude Herzfeld, Le Monde imaginaire d’Octave Mirbeau, Presses Universitaires d’Angers, 2001, 100 pages.  

 

 

 


MER

Percheron d’origine, Mirbeau est un terrien. Il aime la terre comme un amoureux, il a un culte pour les fleurs, il s’intéresse passionnément à l’agronomie, il suit avec ferveur le cycle des saisons et le perpétuel renouveau de la nature, et il se soucie de la pitoyable condition des paysans attachés à la glèbe. Mais cela ne l’empêche pas d’être aussi fasciné par la mer, cette « divinité gigantesque et changeante qu’aucune puissance humaine ne saura jamais étreindre toute », et d’être tout autant sensible à la dure vie et à l’admirable courage des pêcheurs bretons, auxquels il rend hommage (voir par exemple « Kervilahouen », Revue indépendante, 1er janvier 1887). Souventes fois il a admiré les paysages changeants et impressionnants offerts par la mer, qu’il a jadis découverte à Arradon, lors de ses études au collège des jésuites de Vannes, et il a cherché auprès d’elle un refuge et des consolations : à Audierne en 1884, à Noirmoutier en 1886, à Belle-Île, puis à Auray, de 1887 à 1889. Par la suite, il l’a retrouvée, mais dans de tout autres conditions, à Menton, Cannes, Nice ou Honfleur, où la mer, humanisée et aménagée pour le tourisme, ne pouvait pourtant pas lui fournir les mêmes sensations fortes que la Bretagne.

Pour lui, en effet, « il n’est pas de consolatrice des cœurs affligés meilleure et plus doucement berceuse que la mer », comme il l’écrit à propos d’un recueil de poèmes de Jean Richepin : « Quand, brisés de souffrances, épuisés de dégoûts, las de patauger dans cette ordure et dans ce mensonge qui sont la vie parmi les hommes, vous allez en quête d’un lieu de repos, d’un lieu où les êtres et les choses ne vous soient pas hostiles, c’est vers la mer d’instinct que vous fuyez, non point la mer déshonorée par les casinos et salie par les baigneurs, mais la mer solitaire, la mer sauvage avec ses grèves désertes, hantées des cormorans, ses falaises que les flots bombardent et démantèlent, ses roches chevelues de goémon qui baignent dans les flaques où fleurit la triste anémone, où s’agrège le pouce-pied. Et vous vivez seul dans l’horreur et dans sa beauté des choses de la mer. Les tempêtes qui tordent, comme des crinières, l’écume colère des brisants, étouffent le cri de votre âme dans leur fracas de canonnades ; les calmes mélancoliques vous endorment au ronron de leurs chansons, pareilles aux chansons des nourrices maternelles, et, devant l’immensité de la mer verte, qui, là-bas, va rejoindre, en un poudroiement d’opale, l’immensité du ciel bleu, vous vous sentez emporté, sur le vol d’une bernache ou sur la fuite d’une voile, vers l’infini, si loin de la terre, ah ! si loin ! À celui qui sait l’écouter, comme la mer sait parler un langage apaisant, et comme sa brise est douce aux blessures qui saignent, aux yeux qui pleurent ! Mieux que la plaine et ses fins horizons poudrés de brumes délicates, mieux que la montagne qui vous rapproche du ciel, mieux que la forêt inquiétante et mystérieuse, elle est l’amie des inconsolés » (« La Mer », Le Matin, 29 janvier 1886).

P. M.

 


MEURTRE

MEURTRE

 

Un des thèmes majeurs de Mirbeau, le plus souvent martelés, est ce qu’il appelle « la loi du meurtre » et que, pour sa part, Sacher-Masoch qualifie symboliquement de « legs de Caïn ». Il s’agit d’une loi universelle, qui régit les relations entre toutes les espèces vivantes et à laquelle Mirbeau consacre le « Frontispice » de son roman Le Jardin des supplices (1899). Il y reprend des passages entiers d’articles publiés antérieurement :  « L’École de l‘assassinat » (Le Figaro, 23 juin 1889), « La Loi du meurtre » (L’Écho de Paris, 24 mai 1892), « En écoutant la rue » (L’Écho de Paris, 24 octobre 1893), « Divagations sur le meurtre » (Le Journal, 31 mai 1896), « Après dîner » (L’Aurore, 29 août 1898)  et « Après boire » (Le Journal, 6 novembre 1898). Les idées qu’il y exprime sont tantôt exprimées en son nom propre, tantôt mises dans la bouche de personnages divers.

Cette loi du meurtre est à la fois naturelle et culturelle.

 

Une loi naturelle

 

Elle est naturelle, parce que « le besoin de tuer naît chez l'homme avec le besoin de manger et se confond avec lui » et que « ce besoin instinctif est la base, le moteur, de tous les organismes vivants », comme l’affirme le philosophe auquel Mirbeau donne la parole dans le « Frontispice » du Jardin des supplices. « C'est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine », confirme un « savant ». « Il faut manger ou être mangé », dit sobrement l’araignée que fait parler le narrateur de Dans le ciel et qui « jouit de la joie des meurtres ».

Ce verbe « jouir », mis dans la bouche – c’est le cas de le dire – de la prédatrice araignée par le porte-plume de l’écrivain nous introduit cependant dans une autre dimension que la simple nécessité physiologique d’assurer sa survie en tuant d’autres êtres vivants pour s’en nourrir. Car, comme l’observe le savant du « Frontispice », il y a aussi le « désir de tuer » et le « plaisir instinctif de tuer ». Désir, jouissance, plaisir : tous ces termes suggèrent  que, pour Mirbeau, le sexe et la mort ont partie étroitement liée et que le meurtre est indissociablement lié à l’instinct sexuel : « C'est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l'instinct génésique... Et c'est tellement vrai que, la plupart du temps, ces deux instincts se combinent si bien l'un par l'autre, se confondent si totalement l'un dans l'autre, qu'ils ne font, en quelque sorte, qu'un seul et même instinct, et qu'on ne sait plus lequel des deux nous pousse à donner la vie et lequel à la reprendre, lequel est le meurtre et lequel est l'amour. »

Aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver, dans les contes et les romans de Mirbeau, un nombre symptomatiquement élevé de viols, qui constituent déjà en eux-mêmes « le meurtre d’une âme » (voir L’Écuyère, 1882, et Sébastien Roch, 1890), et qui sont souvent accompagnés d’assassinat (voir notamment Le Journal d’une femme de chambre, 1900, Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901, et Dingo, 1913). Pour illustrer son propos, le savant du « Frontispice » évoque le cas extrême « d'un honorable assassin qui tuait les femmes, non pour les voler, mais pour les violer. Son sport était que le spasme de plaisir de l'un concordât exactement avec le spasme de mort de l'autre : “Dans ces moments-là, me disait-il, je me figurais que j'étais un Dieu et que je créais le monde !” » On lui objectera qu’il s’agit précisément d’un cas exceptionnel rappelant certains personnages du Divin Marquis. Mais des personnages beaucoup plus représentatifs de l’humanité moyenne sont parfois prêts eux aussi, chez Mirbeau, à céder au :désir de meurtre, inséparable de celui de jouir du corps de l’autre : ainsi, Jean Mintié face à Juliette Roux, dans Le Calvaire, l’abbé Jules lorsqu’il tente de violer la jeune Mathurine, dans le roman homonyme, et Sébastien Roch lorsqu’il fait l’amour avec Marguerite pour la première fois : « Il frissonna, car des profondeurs de son être, obscures et de lui-même ignorées, un instinct réveillé montait, grandissait, le conquérait, un instinct farouche et puissant, dont pour la première fois, il subissait l'effroyable suggestion. Ce n'était plus seulement de la répulsion physique qu'il éprouvait, en cette minute, c'était une haine, plus qu'une haine, une sorte de justice, monstrueuse et fatale, amplifiée jusqu'au crime, qui le précipitait dans un vertige avec cette frêle enfant, non pas au gouffre de l'amour, mais au gouffre du meurtre ». Il n’est pas jusqu’à la femme de chambre Célestine, si souvent porte-parole du romancier et qui jette pourtant sur les êtres et les choses un regard d’une impitoyable lucidité, qui ne soit prête à suivre « jusqu’au crime » – ce sont les derniers mots du Journal d’une femme de chambre – le mari qu’elle s’est choisi justement parce qu’elle s’est persuadée, à tort ou à raison, qu’il était un violeur et un tueur d’enfant. Si même la clairvoyante et sympathique Célestine n’échappe pas à la tentation, à plus forte raison tous les autres humains...

De fait, conclut le savant du Jardin des supplices, « nous sommes tous, plus ou moins, des assassins... » Et un autre convive, professionnel de la philosophie, d’opiner : « Je ne crois pas qu'il existe une créature humaine qui ne soit – virtuellement du moins – un assassin... [...]  Ce n'est point une aberration de mon esprit, mais je ne puis faire un pas sans coudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous les paupières, sans en sentir le mystérieux contact aux mains qui se tendent vers moi. »

 

Une loi sur laquelle reposent les sociétés

 

            Mais le meurtre n’est pas seulement un fait de nature, il ne résulte pas seulement de la prégnance des gènes hérités de nos ancêtres, bêtes lubriques, sauvages et cannibales : il doit largement autant, voire bien davantage, à l’organisation sociale elle-même. Alors que toutes les sociétés qui se prétendent civilisées se targuent de combattre le meurtre par le recours à la loi, aux tribunaux, à la prison et à la guillotine, en réalité elles sont toutes criminelles et criminogènes.

 

* Criminelles :

- Criminelles, tout d’abord, parce qu’elles reposent toutes sur l’exploitation et l’oppression des larges masses, que l’on condamne à mourir, soit à petit feu, des suites de l’usure, des privations, de l’épuisement ou des maladies professionnelles, soit brutalement, lors d’accidents du travail, ou bien à coups de massacres d’ouvriers en grève et de paysans révoltés, comme au dénouement des Mauvais bergers (1897). Ces « crimes », ces « assassinats » sont particulièrement révoltants quand ce sont des enfants qui en sont les victimes : alors la révolte redevient, pour Mirbeau, « le plus saint des devoirs » (voir « Les Petits martyrs », L’Écho de Paris, 3 mai 1892).

- Criminelles aussi parce que leur seul objectif, à toutes, malgré la culture dont elles se réclament, est de « tuer l’homme dans l’homme » pour fabriquer, à la place d’êtres pensants et sensibles, soit des larves humaines, telles que celles qui peuplent les contes et les romans de Mirbeau, soit des monstres d’inhumanité, tels que les soldats ou les magistrats. L’éducation telle qu’elle se pratique est fondamentalement mortifère aux yeux de Mirbeau.

– Criminelles également parce que, comme l’expose un « savant darwinien » dans le « Frontispice, « le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… » Si la paix civile régnait parmi les hommes, si l’anarchie idéale se généralisait, il n’y aurait en effet plus besoin de police, de “Justice” ni de gouvernements... Heureusement que des criminels existent pour justifier l’existence de ces institutions !

- Criminelles encore, puisque toutes les sociétés de l’époque pratiquent encore la peine de mort et ne craignent pas de continuer à faire du bourreau la « pierre angulaire » de l’ordre social. Illogiques autant qu’hypocrites, elles mettent à mort des individus dont le seul tort est apparemment de faire en temps de paix ce qui leur est présenté comme un devoir sacré en temps de guerre : « Lorsque je lis quelque part qu'un homme a été condamné à mort parce qu'il a tué, cela me semble toujours une chose extraordinaire et d'une déroutante injustice. Je comprendrais qu'on condamne à mourir les gens qui se refusent à tuer, ce sont des réfractaires au devoir social. Mais guillotiner ceux qui tuent, n'est-ce point d'un illogisme et d'une prétention qui confinent à la folie, en une société telle que l'ont faite les lois, les habitudes, les éducateurs, les religions ? » (« L’école de l ‘assassinat », loc. cit.).

- Criminelles surtout, parce qu’elles n’ont connu et ne connaissent encore que l’assassinat, en gros ou au détail,  artisanal ou industriel, quand il s’agit de monstrueuses guerres, pour résoudre les conflits de toute nature qui opposent entre eux les individus, les classes, les nations et les États. Parce qu’elles envoient à la boucherie des millions de Sébastien Roch que l’on transforme en chair à canon ou en assassins terriblement efficaces. Parce que, au nom de la « civilisation », du « progrès » ou d’une religion dite « d’amour », les sociétés européennes s’arrogent le droit de s’approprier le monde et transforment des continents entiers en jardins des supplices (voir Colonialisme)..

 

* Criminogènes, parce que les sociétés dites « civilisées », au lieu de tenter de réduire le meurtre, voire de l’éliminer, comme elles le devraient au nom des valeurs morales dont elles se vantent, ne cessent en réalité de l’alimenter.

- Tout d’abord, parce que, dans le conditionnement infligé aux individus dès leur plus tendre enfance, tout est conçu pour leur faire admettre la loi du meurtre comme allant de soi, voire pour la sacraliser : « Ce besoin instinctif, qui est le moteur de tous les organismes vivants, l'éducation le développe au lieu de le réfréner ; les religions le sanctifient au lieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne notre admirable société. Dès que l’homme s’éveille à la conscience, on lui insuffle l’esprit du meurtre dans le cerveau. Le meurtre, grandi jusqu’au devoir, popularisé jusqu’à l’héroïsme, l’accompagnera dans toutes les étapes de son existence. On lui fera adorer des dieux baroques, des dieux fous furieux qui ne se plaisent qu’aux cataclysmes et, maniaques de férocité, se gorgent de vies humaines, fauchent les peuples comme des champs de blé. On ne lui fera respecter que les héros, ces dégoûtantes brutes, chargées de crimes... » (« Frontispice » du Jardin des supplices).

- Ensuite, parce que tous les dérivatifs imaginés par les sociétés pour canaliser l’instinct du meurtre contribuent au contraire à en inculquer l’idée, à y accoutumer les esprits et à en susciter le désir. Et cela aussi bien dans les milieux populaires, avec les divertissements des fêtes foraines, où « il est loisible à tout honnête homme de se procurer, pour deux sous, l’émotion délicate et civilisatrice de l’assassinat » (voir « À une fête de village », Le Journal, 3 juillet 1898), que dans les classes supposées « cultivées » et « policées », qui ont une prédilection pour « l’escrime, le duel, les sports violents, l’abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, les exercices variés du patriotisme, la chasse… toutes choses qui ne sont, en réalité, que des régressions vers l’époque des antiques barbaries où l’homme – si l’on peut dire – était, en culture morale, pareil aux grands fauves qu’il poursuivait ». Grâce à quoi, « les “esprits cultivés et les natures policées” écoulent, sans trop de dommages pour nous, ce qui subsiste toujours en eux d’énergies destructives et de passions sanglantes. » L’antisémitisme et les pogromes auxquels il donne lieu, dans l’Algérie de la France républicaine comme dans la Russie des tsars, constitue aussi, pour les masses manipulées, un puissant dérivatif, expérimenté avec succès pendant l’affaire Dreyfus.

- Enfin, parce que les «  misères indicibles », la sous-alimentation, la précarité, les logements sordides, et toutes les formes possibles d’injustices, créées et entretenues par une société oppressive et profondément inégalitaire, ne peuvent qu’engendre le crime, chez les uns, et, chez les autres,  la révolte, parfois homicide – pensons à Ravachol, à propos duquel Mirbeau écrit : « Elle a semé la misère, elle récolte la révolte. C’est juste. [...] Le vieux monde croule sous le poids de ses propres crimes. C’est lui-même qui allumera la bombe qui doit l’emporter » (« Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892). Le meurtre, qu’il soit crapuleux ou camouflé derrière de nobles intentions émancipatrices ou patriotiques, apparaît dans les deux cas comme le sous-produit de nos sociétés, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice, comme Mirbeau ne cesse de le répéter depuis ses Grimaces de 1883..

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Le Jardin des supplices : du cauchemar d’un juste à la monstruosité littéraire », préface du Jardin des supplices, 2003 ; Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Fasquelle 1899 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Librairie Séguier, 1990 ; Octave Mirbeau et l’instinct de meurtre, Bibliothèque électronique du Québec,  « La Petite collection bleue »,  n° 1.


MIRBELLIEN

Formé sur le nom latin de Mirbeau, Mirbellus (sous lequel s’est fait connaître un distingué canoniste du dix-septième siècle, prénommé Celestinus), l’adjectif « mirbellien », de création récente, a deux acceptions possibles.

* D’une part, il signifie tout banalement « de Mirbeau » ou « propre à Mirbeau », dans des expressions telles que « l’humour mirbellien », ou « l’œuvre mirbellienne », ou « la pratique mirbellienne du recyclage ».

* D’autre part, il peut signifier « digne de Mirbeau », « comparable à ce qu’on trouve chez Mirbeau » et sous-entendre une allusion à une des caractéristiques supposées de Mirbeau écrivain, par exemple la férocité de son humour, ou sa lucidité impitoyable, ou son pessimisme radical, ou l’acuité de ses traits, ou sa tendance à l’exagération et à la caricature, ou encore son espèce de prescience en matière de goût. On pourra ainsi parler d’une « farce mirbellienne », ou d’un « fait-divers mirbellien », ou d’une « formule mirbellienne », ou d’une « caricature mirbellienne ».

Adapté dans d’autres langues, l’adjectif mirbellien donne mirbellian en anglais, mirbelliano en italien, et mirbellano en espagnol, voire mirbellisch en allemand ou mирбeлзский en russe. .

P. M.

 


MISANTHROPIE

Mirbeau a été souvent considéré comme un misanthrope, que ce soit pour le déplorer ou lui faire un mauvais procès, ou au contraire pour l’en louer, comme Romain Rolland parlant de sa « saine misanthropie », dont Léon Werth aurait hérité. La cruauté dont témoigne toute son œuvre et le dégoût que lui inspirent, par exemple, les « insupportables collections de toutes les humanités » qu’il a été amené à côtoyer toute sa vie, et dont se plaint le narrateur des Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901), lors de sa cure dans les Pyrénées, semblent plaider en faveur de cette interprétation. Mirbeau est convaincu, d’une part, que les hommes ne sont que de grands fauves dont le vernis de civilisation camoufle mal les instincts homicides, et d’autre part, que la société bourgeoise a pour fonction de les déshumaniser pour en faire de « croupissantes larves ». Si l’on ajoute que l’amour est une cruelle duperie et que les femmes ont, selon lui, pour mission naturelle de torturer les mâles, on conviendra qu’il est difficile, en effet, d’aimer les hommes dans ces conditions.  Et pourtant...

Trois nuances d’importance méritent en effet d’être apportées.

* D’abord, la haine ou le dégoût qu’il éprouve pour une bonne partie de ses congénères ne sont que l'envers de ses enthousiasmes déçus, et la cruauté de ses déceptions est proportionnelle à l'ampleur de ses ferveurs et de ses espérances. C'est pour avoir trop aimé les hommes et trop attendu d'eux en retour qu'il a été de plus en plus porté vers la misanthropie, comme le note avec pertinence son ami Georges Rodenbach : « Sa haine ne provient que de trop d'amour ».

* Ensuite, il n’a jamais englobé tous les hommes dans un même rejet, et sa lucidité habituelle lui a toujours permis de distinguer parmi eux quantité d’individus dignes d’amitié, d’estime ou d’admiration. Non seulement les « grands dieux » de son cœur que sont Rodin, Monet, Pissarro ou Mallarmé, mais aussi des gens simples, modestes paysans, ouvriers, artisans, jardiniers, employés, instituteurs, qu’il a eu l’occasion de rencontrer et d’apprécier. Et, avec tous ceux qu’il aime – et ils sont nombreux ! –, il n’a jamais lésiné et s’est toujours montré d’une générosité et d’une serviabilité sans pareilles.

* Enfin, quelle qu’ait pu être l’ampleur de ses déceptions, il sait pertinemment que c’est la société qui, combinant sa nocivité à la loi du meurtre qui régit le monde animal, porte l’écrasante responsabilité du triste tableau offert par l’humanité, et il n'en persiste pas moins à l’aimer, à la défendre envers et contre tout, et à élever des temples à l'amitié, qu’il sacralise. Nul n’étant méchant volontairement et chacun ne faisant, le plus souvent, que suivre le chemin tracé par la nature et la culture, pourquoi faudrait-il haïr ? C’est la leçon qu’il nous offre, et qu’il se donne sans doute aussi à lui-même, dans la première des Lettres de ma chaumière de 1885, où, réfugié dans sa « chaumière », il écoute « la chanson du vent » : « Pourquoi haïr ? dit la chanson. Ne sais-tu donc pas ce que c’est que les hommes, quelles douleurs les rongent et les font saigner, les riches et les pauvres, le vagabond qui, le ventre affamé, s’est endormi sur la berge de la route, ou le voluptueux qui se vautre, repu, sous les courtines parfumées ! Ne hais personne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtra jamais la seule jouissance qui console de vivre : faire le bien. »,

Voir aussi les notices Amitié, Amour, Cruauté, Pessimisme, Larve et Neurasthénie.

P. M.

 


MISONEISME

C’est par ce terme, assez peu usité, que Mirbeau désigne l’hostilité des hommes, et surtout des Français, à tout ce qui est nouveau et qui perturbe leur confort mental et leurs habitudes de vie. Cela concerne tous les domaines.

  • Sur le plan artistique, c’est l’impossibilité de la plupart des gens à admettre les recherches et innovations qui bousculent leurs conceptions bien arrêtées, résultat de leur conditionnement socioculturel, ce qui expose les véritables artistes à la risée du public et à « la blague » des artistes mercantiles (voir ses Combats esthétiques).

  • Sur le plan technologique, c’est une méfiance craintive à l’égard des nouveautés qui menacent le train-train quotidien, au premier chef l’automobile : « Ah ! les automobiles ! Quel désastre !... quelle folie !... quel crime ! »), ce qui fait que Mirbeau n’en apprécie que davantage l’ouverture d’esprit des Jurassiens  (voir La 628-E8, 1907).

  • Sur le plan idéologique, c’est l’attachement à des « préjugés corrosifs » inculqués à l’enfant par la famille (le « coup de pouce » du père), l’école et l’Église (« l’empreinte ») et confortés, chez l’adulte, par la presse et les gouvernements, fussent-ils républicains.

  • Quant à la vie quotidienne des Français, elle est, à en croire Mirbeau, engluée dans la routine et le mépris de l’hygiène la plus élémentaire, ce qui contraste péniblement avec le dynamisme et la propreté de des Pays-Bas ou de l’Allemagne, où « le progrès ne fait pas peur ».

Pour qui souhaite un chamboulement profond de l’organisation sociale, aberrante et foncièrement injuste, pour la remettre sur ses pieds, le misonéisme majoritaire constitue un obstacle quasiment insurmontable. Dans l’espoir de  l’ébranler malgré tout et de faire naître, chez certains de ses lecteurs, l’étincelle de la conscience critique, Mirbeau s’emploie à démystifier et à désacraliser les valeurs consacrées et les institutions respectées et met en œuvre une pédagogie de choc.

Voir aussi les notices Empreinte, Larve, Bourgeois, Artiste, Désacralisation et Démystification.

P. M.

 


MONSTRUOSITE

S’il est une opération à laquelle le XIXe siècle a procédé, c’est bien celle du classement ; il s’agissait alors de trouver un ordre qui pût rendre compte de la totalité du savoir. Cependant, assez rapidement, à cette histoire globale s’est substituée petit à petit une histoire générale, c’est-à-dire une histoire qui s’attachait plus à des séries, des découpes, des limites, des dénivellations, des décalages, qu’à des stades, des strates, voire de grandes unités. Alors que la première approche tentait par tous les moyens d’assurer une continuité et de restaurer une illusoire unité, la seconde privilégiait les relations verticales au détriment des relations horizontales et, sans craindre la dispersion, tentait de repérer les ruptures. C’est dans ce cadre épistémologique que le monstre (physique ou moral) fait son apparition.

Définition du monstre

S’il est utile, pour les besoins d’une analyse, de distinguer le monstre physique (sous la figure du handicapé) et le monstre moral, dont Clara donne une image impressionnante dans Le Jardin des supplices (1899), il convient ici de proposer une définition plus large. En effet, le monstre n’est pas là seulement pour susciter des sentiments d’horreur ; il est là aussi pour montrer. Rappelons que le monstrum est, à l’origine, un signe grâce auquel les dieux s’adressaient aux hommes. Les créatures contrefaites ne servent donc pas uniquement de réceptacles à nos émotions ; elles doivent permettre de comprendre le monde dans lequel nous vivons. D’ailleurs, toute modification anatomique, de la plus minime à la plus importante, est un signe. La grimace mirbellienne est déjà une monstruosité, puisqu’elle modifie les traits et déforme les chairs. Jean ne voit-il pas, dans Le Calvaire  (1886), le corps de Juliette se dédoubler et se transformer ? La Méduse, la célèbre gorgone à la bouche étirée et la langue pendante, dort en chacun de nous et peut surgir à n’importe quel moment. La tante paralytique de Sébastien Roch, « acariâtre, méchante », n’est ni pire ni meilleure que ses contemporains, sinon qu’elle n’arrive pas à cacher cette part mauvaise, cette « animalité » que le digne bourgeois réussit à masquer. Montrer la bosse, le pied bot, le corps tordu, le visage « grimaçant », c’est donc dévoiler une violence que la comédie sociale tente de faire oublier. Mettre en scène un marginal (physique ou moral), c’est refuser l’hypocrisie d’un monde trop beau pour être vrai, c’est obliger l’homme à se regarder dans un miroir, c’est, enfin, lancer des accusations et mettre les causes (famille, société bourgeoise, religion) à nu.

 

Montrer le vrai visage de la famille

La monstruosité mirbellienne s’explique d’abord par les « pourritures séculaires » ou la « crasse morale » dont la famille se nourrit. La fêlure – mot cher à Zola mais qu’Octave ne renierait sans doute pas, dans le cas présent – représente le mal qui court depuis des générations et qui accable les enfants. « De quelles hérédités impures, s’interroge par exemple l’ami du docteur Triceps, de quelles sales passions, de quelles avaricieuses et clandestines débauches, de quels cloques conjugaux, M et Mme Tarabustin furent-ils, l’un et l’autre, engendrés, pour avoir abouti à ce dernier spécimen d’humanité tératologique, à cet avorton déformé et pourri de scrofules qu’est le jeune Louis-Pilate ? » (Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901). Les torsions, les brisures, les cassures, les déformations qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent dans les romans mirbelliens, dessinent une géographie des corps soumis à la fêlure des origines et que rien ne peut sauver, surtout pas l’amour.

Pour Mirbeau, le monstre existe dans la sphère privée parce que ni la famille ni le couple ne favorisent l’épanouissement des individus. Il est, en quelque sorte, l’image que le malheureux renvoie à ceux (parents, amante) qui prétendent détenir la vérité ou qui excipent de la pureté de leurs sentiments. L’enfant rachitique dénonce ainsi la médiocrité parentale, quand l’amante, changée en gorgone, trahit la fausseté de sa passion.  

 

Montrer le vrai visage de la société

Le monstrueux accuse aussi la société bourgeoise qui « tente désespérément de retarder l’explosion sociale en anesthésiant le prolétariat par la charité ou son succédané laïc, la philanthropie ». Cependant, en attendant le grand soir, le corps de l’ouvrier porte la trace des conditions de vie que lui inflige le grand Capital, dont le souci constant est plutôt la rentabilité de son entreprise et l’accroissement de ses richesses personnelles que le bien-être de ses employés. L’enfer est donc bien là, sur terre et sous terre, en temps de guerre comme en temps de paix. Et si les « damnés de la terre » ne se mettent pas « debout », c’est que, pour reprendre l’expression de Mirbeau, « l’État arrive et l[eur] brise les jambes d’un coup de bâton » avant de leur briser les bras quand, incapables dorénavant de marcher, ils usent de leurs bras pour « étreindre quelque chose » (Dans le ciel). Pour peu que cela leur soit utile, les Pouvoirs, politiques ou économiques, n’hésitent jamais à broyer les corps sans se préoccuper des conséquences. Ainsi le « très vieux » père Franchart, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, est-il condamné à vivre « fort mal » de « menues industries bizarres, de la charité publique », parce que, « voilà plus de quinze ans », il avait eu « le bras gauche broyé dans l’engrenage d’un moulin ». Et que dire des malheureux qui croupissent dans l’infernal cloaque décrit par Mirbeau dans Le Jardin des supplices ? On y voit « d’effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables », une face « décharnée, sabrée de rictus squelettaires, les pommettes crevant la peau mangée de gangrène, la mâchoire nue sous le retroussis tumescent des lèvres », une peau « toute en houles violentes, ici creusées, là boursouflées, comme par une tumeur », et surtout les bourreaux, « pierres angulaires de la société », qui en se chargeant de torturer, tourmenter, martyriser les prisonniers, participant volontiers ainsi « non seulement [aux] atrocités coloniales, mais aussi, plus généralement » à la brutalité et à la barbarie des « institutions humaines ». Sous la plume du romancier, la société est un terrain de manœuvres, une aire de combats où le prolétariat ne cesse d’être frappé dans sa chair.

 

Montrer le vrai visage de la religion

Dernière raison de l’existence du monstre dans l’œuvre de Mirbeau : la religion. On sait que le clergé et, au-delà, la croyance en une vie future, ont été constamment attaqués par l’écrivain, qui ne manque jamais une occasion de condamner les « pétrisseurs d’âme », tout en pestant, ici, contre « l’instruction cléricale » qui « persiste hypocritement dans l’instruction laïque », là, contre la « malaria religieuse ». En exhibant le marginal, il poursuit le même combat puisque, par un retournement spectaculaire, auquel n’étaient sans doute pas préparés les lecteurs nourris à Octave Feuillet (auteur charmant qui mettait dans ses romans ceux que Ferdinand Brunetière appelait « des gens de bonne compagnie »), le monstre finit, au mieux, par faire entendre l’« assourdissant silence » de Dieu, au pire, par montrer son absence. Comment en effet le Très-Haut peut-Il justifier de se taire quand tant de misères s’abattent sur les pauvres ? Comment peut-Il supporter qu’une femme de chambre soit seule capable de « donner confiance en la vie » à M. Georges, l’avorton qui crache son sang ? La cité mirbellienne, enfouie dans les Pyrénées,  est à ce point abandonnée de Dieu que « les enfants eux-mêmes ont l’air de petits vieillards » (Les 21 jours d’un neurasthénique). Le monstre est bien l’expression de notre condition tragique.

 

Une écriture monstrueuse

Par un usage judicieux de la troncation et de l’assemblage, Mirbeau tente de figurer dans son écriture même, quelque chose de la monstruosité. En assemblant des morceaux littéraires a priori disparates (notamment dans ses derniers romans), en brisant la linéarité de la prose par des points de suspension, il refuse la beauté classique du verbe pour mieux coller à la réalité du monstre. Tels quels, grâce à ses défauts supposés, les textes choquent, dérangent, provoquent les « beaux esprits » et prouvent, au tournant du XXe siècle – au moment où quelques médecins sont tentés d’éliminer ceux qui présentent la moindre tare – que le monstre a raison d’exister pour témoigner et porter haut la voix de l’humanité plurielle.

Voir aussi la notice Handicap, et également Famille, Religion, Capitalisme, Prison et Collage.

Y. L.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani, « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 88-108 ; Fernando Cipriani, « Metafore della mostruosità in Villiers e Mirbeau », in Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato,  Naples, ESI, 2004, pp. 197-217 ;  Christine Colas, La Monstruosité dans “Le Jardin des supplices”,  mémoire de D.E.A., dactylographié, Université de Paris IV - Sorbonne, 1992, 90 pages ; Céline Grenaud, « Le Monstre féminin dans les romans de Mirbeau », in Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 57-68 ; Yannick Lemarié, « Faits et contrefaits, la monstruosité physique chez Zola et Mirbeau », in Particularités physiques et marginalité dans la littérature, cahier n° XXXI des Recherches sur l’imaginaire de l’université d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, automne 2005, pp. 106-118 ; Evanghelia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus : tératogonie et Décadence dans l'Europe fin-de-siècle, Genève, Droz, 2004, pp. 260-265 et 286-290.


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