Familles, amis et connaissances

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Terme
LA JEUNESSE, ernest

LA JEUNESSE, Ernest (1874-1917), journaliste, polémiste, et romancier, qui possédait aussi un certain talent de dessinateur. Il est “monté” à Paris mener sa carrière littéraire après avoir passé sa jeunesse à Nancy. Il a été une figure curieuse et pittoresque du boulevard et de la littérature au tournant du siècle, tant par ses œuvres irrévérencieuses, qui dénotent un esprit libre, sans préjugés ni crainte de choquer les « honnêtes gens », que par ses impertinences calculées et volontiers colportées, sa laideur proverbiale, une apparence de petit vieillard qui dément son patronyme, sa voix de castrat et ses excentricités vestimentaires. Outre Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains (1896), volume quelque peu insolent qui l’a signalé à l’attention de Mirbeau, il a publié des romans « contemporains » (L’Holocauste, 1898, L’Inimitable, 1899, Sérénissime, 1900), des critiques dramatiques (Des soirs, des gens, des choses, 1911), de la critique littéraire passablement impertinente (Cinq ans chez les sauvages, 1901), et L’Imitation de notre maître Napoléon (1897), dont l’ex-bonapartiste Mirbeau a rendu compte élogieusement dans Le Journal du 31 janvier 1897. La Jeunesse collaborait aussi au Journal, mais, cordialement détesté de la plupart de ses confrères, il s’y était fait beaucoup d’ennemis. Ainsi Alfred Jarry l’a-t-il caricaturé dans Les Jours et les nuits, sous le nom d'Allmensch Severus.

            Mirbeau a été le protecteur attitré du jeune littérateur venu de sa province et qui, un peu perdu dans la jungle parisienne, s’est adressé à lui comme au seul capable de le comprendre et de l’aider. C’est lui qui lui a notamment permis d’être embauché au Journal et d’y gagner sa pitance, lui aussi qui, selon toute vraisemblance, a intercédé auprès de Fasquelle pour qu’il publie Les Nuits. Il apprécie en effet, chez La Jeunesse, son esprit de rébellion, son idéalisme naïf, son ironie, son déboulonnage des gloires consacrées, et aussi son tempérament qui lui confère un style personnel. De son côté, La Jeunesse voue à son « Maître », comme il l’appelle, une vive admiration qui ne s’est jamais démentie. Dans Cinq ans chez les sauvages, il raconte comment il a eu, le 25 mars 1891 exactement, la révélation de Mirbeau grâce à  la reprise, dans La Vie populaire, d'un de ses contes, « Le Pauvre sourd ». La lecture du Calvaire, de L’Abbé Jules et surtout de Sébastien Roch lui a permis ensuite de se découvrir un véritable ami,  « un ami lointain et proche, l'ami des jours de jeûne et des soirs de deuil, l'ami des nuits glacées et des pâles aurores, l'ami qui ne tenterait pas méchamment de m'apporter la banale consolation aux souffrances qu'on ne console pas, qui me donnerait la fièvre et le feu, le dégoût et la colère ». Mieux encore, Mirbeau est devenu pour lui un professeur de liberté, ce qui n’a pas dû manquer de flatter son amour-propre... Il semble cependant que leurs relations se soient distendues par la suite : peut-être Mirbeau a-t-il fini par comprendre tout ce qu’il y avait d’arrivisme et d’égoïsme derrière des insolences trop calculées pour être totalement honnêtes.

            Les lettres de Mirbeau à La Jeunesse sont recueillies dans le tome III de sa Correspondance générale.

 

P.M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Ernest La Jeunesse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp.  172-203.

 


LANDAUER, gustav

LANDAUER, Gustav (1870-1919), écrivain et militant anarchiste allemand. Exclu de l’université à cause de son activisme, il a d’abord fait partie de l’Association des socialistes indépendants, qui a fait scission d’avec le S.P.D. marxiste, et au début de 1893, est devenu rédacteur en chef de leur organe, Der Sozialist, auquel il a donné une orientation nettement anarchisante, très critique à l’égard du S.P.D. Il a été plusieurs fois emprisonné à cause de ses activités militantes. Il a participé à la fondation de la Neue Freie Volksbühne, en octobre 1892, et a été membre de la commission artistique chargée du choix des pièces, qui étaient  données officiellement sous forme de représentations “privées” pour contourner la censure prussienne. En 1893, il a publié Der Todesprediger (1893), roman où se ressent l’influence de Nietzsche et qui comporte un plaidoyer en faveur de Ravachol. Après le tournant du siècle ont paru ses discours programmatiques : Die Revolution (1907) et Aufruf zum Sozialismus (1911). En 1909, il a repris la direction du Sozialist, mais cette fois c’était pour en faire l’organe du Sozialistischer Bund, qu’il avait fondé en 1908.  Pendant la révolution de 1918 en Allemagne, il eut un rôle important en tant que commissaire à la culture dans la République des Conseils en Bavière, proclamée le 7 avril 1919. Après l’effondrement de cette éphémère République, Landauer a été arrêté par les troupes blanches, le 1er mai 1919, et assassiné le lendemain, à la prison de Stadelheim, à Munich.

Landauer s’est senti une fraternité d’esprit avec Mirbeau après avoir lu, dans la préface de Grossmann à sa traduction de La Grève des électeurs, qu’il était « antipolitique ». Il a découvert ensuite, dans Les Temps nouveaux, des extraits des Mauvais bergers, qu’il a alors entrepris de traduire, particulièrement intéressé par la critique des politiciens socialistes. Mais, condamné à six mois pour délit de presse, c’est en prison qu’il s’est attelé à cette traduction, réalisée en dix jours, avec l’aide de son ami Fritz Mauthner. Il était encore en prison, où il n’avait plus que 24 heures à purger, lorsque a eu lieu, à Berlin, au théâtre Thalia, la représentation des Schlechte Hirten, par la Neue Freie Volksbühne, le 25 février 1900. La pièce a fait une grosse impression sur les 1 100 spectateurs, mais, sans doute pour des raisons financières, il n’y eut pas de seconde représentation. Il est à remarquer que, contrairement au texte français et à la traduction, fidèle, de Landauer, le dénouement a été modifié à la représentation : Madeleine ne meurt pas au cinquième acte, et tout espoir ne meurt donc pas avec elle et avec l’enfant qu’elle porte, et qui, peut-on imaginer, sera un jour le vengeur des ouvriers massacrés... En 1912, Landauer a publié une interview de Mirbeau sur le siège de Tripoli (« Der Raubzug nach Tripolis », Der Sozialist, 1er janvier 1912), mais il ne semble pas avoir eu avec lui de relations directes.

P. M.

 

Bibliographie : Walter Fähnders  et Christoph Knüppel,  « Gustav Landauer et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 207-211.


LARBAUD, valery

LARBAUD, Valery (1881-1957), écrivain français. Très riche (son père possédait les sources d’eaux minérales Vichy Saint-Yorre), il a mené une vie de dandy et d’esthète, sans jamais être obligé de travailler, mais, ayant dépensé toute sa fortune, il sera, sur le tard, contraint de vendre tous ses biens, y compris son immense bibliothèque. Polyglotte, critique et traducteur, il a été un passeur et a notamment contribué à acclimater en France James Joyce et Samuel Butler. Il a fait ses débuts littéraires en 1908, avec un recueil de Poèmes d’un riche amateur, publié sans nom d’auteur (complété et réédité en 1913 sous le pseudonyme de Barnabooth), puis avec un roman, Fermina Márquez (1911), qui a concouru pour le prix Goncourt. Il est également l’auteur de Ce vice impuni, la lecture (1925-1941). Il a passé les vingt-deux dernières années de sa vie aphasique et hémiplégique, cloué dans un fauteuil.

Pour le prix Goncourt 1908, Mirbeau a voté pour les Poèmes d’un riche amateur, sans savoir qui en était l’auteur, lequel lui en manifestera tardivement sa reconnaissance : « De tous les encouragements que je reçus alors, ce fut peut-être le plus précieux. » Il a récidivé en 1911 pour Fermina Márquez, mais en toute connaissance de cause, cette fois, car les deux hommes s’étaient rencontrés au moins deux fois entre-temps et avaient un lien commun : Marguerite Audoux. Ils ne se sont pas pour autant liés d’amitié : « Il y avait entre nous une différence d’âge qui rendait toute intimité impossible », expliquera le cadet. En 1922, Larbaud a accepté de rendre hommage à son aîné dans le numéro spécial Mirbeau des Cahiers d’aujourd’hui. Il y reconnaît le « rôle important » que l’auteur du Calvaire a joué « dans la vie intellectuelle » de la période 1890-1910. Il lui sait gré d’avoir introduit, dans ses romans-essais à la forme renouvelée, des « préoccupations et des aspirations intellectuelles et des préférences esthétiques ». Passant par-dessus ce qui lui semblait « un peu gros » et propice aux « succès de vente », il s’est avant tout attaché « à tout ce qui était purement littéraire et ouvrage de moraliste et de poète ». Il n’a découvert que plus tard les critiques d’art de Mirbeau et a souhaité qu’on en fasse « une édition complète et soignée », qui « serait assurément le plus beau monument qu’on pourrait élever à sa mémoire ». Quant à l’homme, dont l’apparente « brusquerie » n’était jamais qu’une « habitude née du besoin de protéger une sensibilité très délicate et toujours en danger d’être froissée », il l’a respecté et aimé, « non seulement à cause de ses livres, mais pour la passion avec laquelle il avait servi les lettres ». Et il regrette vivement de ne pas le lui avoir dit.

P. M.

 

Bibliographie : Valery Larbaud, « Mirbeau l’essayiste », Cahiers d’aujourd’hui, 1922, n° 9, pp. 131-134.


LAVEDAN, henri

LAVEDAN, Henri (1859-1940), auteur dramatique français. Fils d’un puissant journaliste conservateur et ultra-catholique, Léon Lavedan, il a fait ses débuts avec un recueil de contes, Mam’zelle Vertu (1885), puis s’est spécialisé dans la rédaction, pour les grands quotidiens, d’un grand nombre de dialogues et de saynètes, jugées un peu légères, où se manifeste sa connaissance de la vie mondaine à Paris et qu’il a recueillis en volume. Il a connu ensuite de grands succès au théâtre avec des pièces de boulevard, se spécialisant dans la peinture superficiellement critique de la vieille aristocratie : Le Prince d’Aurec (1894), Les Deux noblesses (1895), Viveurs (1895), Le Nouveau jeu (1898), Le Vieux marcheur (1899), Le Marquis de Priola (1902), Le Duel (1905), Servir (1913). Il a eu des responsabilités à la Société des Gens de Lettres, pour laquelle il a notamment rédigé, le 9 mai 1898, la résolution par laquelle le comité de la S.G.D.L refusait le Balzac de Rodin et prétendait avoir « le devoir et le regret de protester contre l’ébauche que M. Rodin expose au Salon et dans laquelle il se refuse à reconnaître la statue de Balzac ». Au même moment, Lavedan se range résolument dans le camp anti-dreyfusard en adhérant à la Ligue de la Patrie française, ce qui lui ouvre les portes de l’Académie Française, où il est élu le 18 décembre 1898, contre le dreyfusard Paul Hervieu, bien que certains, dans les milieux bien-pensants, lui eussent reproché bien des « obscénités », dans ses saynètes, et des « désordres » dans sa vie privée.

Mirbeau a eu un temps des relations cordiales avec Lavedan, dont il a fait la connaissance au moment où il publiait ses Lettres de ma chaumière chez le même éditeur, Laurent, chez qui paraissait Mam’zelle Vertu. Et il lui a aimablement dédié une de ses Lettres, « La Bonne ». En 1886-1887, il l’a rencontré de temps à autre au dîner des Bons Cosaques, fondé avec Paul Hervieu. En 1888, Lavedan lui a adressé une lettre chaleureuse sur L’Abbé Jules, dont l’orientation anticléricale n’était pourtant guère de nature à lui plaire. Mais, tout en restant polies – Lavedan l’invitait à ses premières, et Mirbeau a eu l’occasion de le recevoir chez lui avec d’autres amis –, leurs relations se sont distendues par la suite, et l’affaire Dreyfus et l’affaire du Balzac ont achevé de les éloigner. Mirbeau voyait en son ancien ami un arriviste sans scrupules, recourant à de vieilles ficelles dramatiques et à un dialogue artificiel.

P. M.

 

 

 

 

 

 


LAZARE, bernard

LAZARE, Bernard, (1865-1903), a été le premier héros de l’affaire Dreyfus (voir la notice). Journaliste et critique, il s’est engagé à la fois dans la lutte littéraire, aux côtés des symbolistes, et dans les luttes politiques et sociales, aux côtés des anarchistes. Comme Mirbeau, il était un libertaire intransigeant et extrêmement hostile au collectivisme. Il a collaboré aux Entretiens politiques et littéraires et au Journal, où il est resté deux ans, avant de passer à L’Écho de Paris, au Paris et au Voltaire. En 1894, il publie L'Antisémitisme, son histoire et ses causes, étude où il critique le judaïsme et qu’il reniera partiellement par la suite, et, en 1895, ses Figures contemporaines. Le 1er février 1896, il fonde son propre hebdomadaire, L’Action sociale, qui n’a  que cinq numéros. S’il intervient alors dans l’Affaire, c’est à la demande de Mathieu Dreyfus, le frère d’Alfred, soucieux de tout mettre en œuvre pour faire éclater l’innocence du condamné. Lazare se consacre désormais entièrement à cette tâche, au point de lui sacrifier sa carrière et sa santé. Il rédige deux brochures révélant l’innocence de Dreyfus : Une erreur judiciaire – La vérité sur l’affaire Dreyfus, en novembre 1896, et  Une erreur judiciaire : l’affaire Dreyfus, en novembre 1897. Ce faisant, ce Juif totalement assimilé et naguère patriote français découvre son appartenance au peuple juif et, tout en restant foncièrement anarchiste, devient un nationaliste juif, comme l’a démontré Philippe Oriol.  À la fin de sa vie, il s’est beaucoup employé pour les misérables Juifs de l’est européen, et notamment de Roumanie. Bernard Lazare le Juste passe ses dernières années dans la misère et meurt prématurément. Ses deux  œuvres littéraires majeures sont Les Porteurs de torches (1898), recueil de contes-paraboles d’inspiration nettement anarchiste, et Le Fumier de Job (posthume).

            Mirbeau et Lazare ont beaucoup d’affinités, tant littéraires que politiques et éthiques, et, pendant une dizaine d'années, ils ont été liés d'amitié, se sont voué une admiration réciproque, et ont participé conjointement au combat pour l'anarchie, pour la Justice et la Vérité. C’est Mirbeau qui fait entrer son cadet au Journal, en octobre 1892, cependant que Lazare trace de son aîné un portrait dithyrambique dans ses Figures contemporaines de 1895. Pour lui, en effet, Mirbeau n’est pas seulement le porte-voix des artistes novateurs, il est surtout celui qui a le plus œuvré à l'émancipation des esprits en arrachant les masques des puissants, en mettant à nu les hideurs de la société capitaliste, en obligeant un lectorat misonéiste  à jeter sur les choses, les hommes et les institutions, un regard neuf, débarrassé des préjugés corrosifs. Il constitue donc à ses yeux un modèle littéraire et journalistique : aussi Lazare se fixe-t-il la même mission politique et esthétique que lui, c’est-à-dire libérer l'esprit de la gangue des préjugés. L’affaire Dreyfus confirme leur compagnonnage, et c’est de conserve, par exemple, qu’ils prennent le train pour se rendre à Rennes assister avec indignation au procès d’Alfred Dreyfus (voir la notice).

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Bernard Lazare », in Bernard Lazare, anarchiste et nationaliste juif, Champion, 1999.

 


LE GUYADER, frédéric

LE GUYADER, Frédéric (1847-1926), poète breton de langue française, n'est pas un illustre inconnu pour les mirbeauphiles. Octave Mirbeau l'a rencontré en 1884, lors de son séjour à Audierne, puis épinglé ( le pauvre était venu se faire pistonner auprès du journaliste influent) dans une lettre à Paul Hervieu du 15 février de la même année et dans la nouvelle des Lettres de ma chaumière intitulée « Un Poète local », pour son entêtement à faire des vers partout et sur tout « en quinze, dix-huit et jusqu'à vingt-deux pieds ». Toujours ce goût de l'exagération chez Octave : Frédéric Le Guyader ne commettait que des alexandrins...

On lui doit des drames historiques comme Le Roi s'ennuie (1867), ou La Mort d'Etienne Marcel (1882), qui n'ont pas laissé, comme à Mirbeau, des souvenirs impérissables. De son oeuvre émergent L'Ere Bretonne (1896) et surtout La Chanson du cidre (1901), dont la « verve rabelaisienne », selon son préfacier, lui permet d'être toujours au répertoire de troupes théâtrales bretonnes... Déchiré entre son métier de receveur des contributions indirectes et ses aspirations littéraires, il terminera sa carrière comme conservateur de la bibliothèque municipale de Quimper, où une rue et une école portent son nom.

Ne mérite-t-il pas un meilleur sort que celui qui lui est réservé dans les Contes cruels de Mirbeau, où il est classé dans le chapitre « Des existences larvaires » ? Car notre poète, dans l'avant-propos de La Chanson du cidre, s'est livré en peu de mots à une analyse judicieuse des failles du roman naturaliste, à propos de Zola venu en Bretagne « faire un roman breton, une étude bretonne, une synthèse bretonne », avec des « monceaux » de documents, statistiques, rapports officiels et médicaux, bref un dossier complet. En panne d'inspiration à cause de ce fatras de papiers, « Zola eut l'intelligence de comprendre qu'il n'avait rien à faire chez nous. Il quitta Sainte-Marine, alla promener ailleurs son bistouri et sa personne. La Bretagne ne fut pas diffamée par Zola ». Tout est dit. « N'est pas Breton qui veut », ajoute le « poète local ». Pas si larve que ça, Frédéric Le Guyader !

J.-P. K.


LEAUTAUD, paul

LÉAUTAUD, Paul (1872-1956), collaborateur au Mercure de France de Vallette, de 1908 à 1941. C’est sous le pseudonyme de Maurice Boissard qu’il se taille une solide réputation de critique dramatique. Ses Entretiens avec Robert Mallet font connaître au grand public sa passion des bêtes abandonnées, son indécrottable misanthropie, sa rare liberté de ton, tous traits en lesquels Mirbeau peut reconnaître un cœur fraternel. Le Petit Ami, en 1903, In Memoriam, en 1929, sont, chacun à leur manière, l’expression du sentiment ambigu de Léautaud à l’endroit de ses parents : l’un évoque la mort du père, l’autre revient sur les rapports complexes, jugés équivoques par certains, à sa mère.

Ses qualités de cœur font de Mirbeau un visage à part, unique, qui séduit et force l’admiration de Léautaud, ce dernier lui donnant du « Cher Maître », dans sa correspondance, et multipliant les « ce bon Mirbeau », ce « Brave Mirbeau », plus loin qualifié d’ « excellent homme, excessivement généreux, toujours prêt à aider de sa bourse », en son Journal littéraire. Les mentions de Mirbeau émaillent de leur souvenir vivant les textes du diariste, comme cette annotation, deux mois avant la mort de Léautaud, relative à « son mariage, ses amours, ses changements d’opinion, sa collaboration au Journal, sa visite et déjeuner chez lui avec George Besson ».

La première rencontre entre les deux hommes a lieu le 20 décembre 1905, chez Mirbeau. Destinée à faciliter la recherche d’un poste de fonctionnaire au bénéfice de Léautaud, elle laisse celui-ci pour le moins perplexe quant à la personne de son hôte : « Une girouette, un parleur, rien au fond. ». Le romancier épaulera néanmoins réellement son cadet auprès du ministre Briand, sans que la recommandation aboutisse.

Hors cette narration factuelle, les affinités profondes se tissent d’un œuvre à l’autre, et d’une sensibilité à l’autre. Rappelons brièvement quelques traits communs. Leurs détestations sont les mêmes : Mirbeau, comme Léautaud, se définit par ses haines, se pose en s’opposant. Les corps constitués, les coteries de toutes sortes, la société, tant dans ce qu’elle a de niveleuse que d’inégalitaire, aiguillonnent, sans jamais la tarir, la verve de ces deux pamphlétaires. À l’instar de Léautaud, Mirbeau ne se fera pas scrupule, après avoir liquidé l’influence d’un milieu conservateur, de nier lui aussi la famille, l’amour, la religion, la patrie. Retenons que tous deux, savent préserver une ardeur de sentiments intacte. Au « Je suis toujours du côté de celui qui souffre et qui pâtit. Je n’ai pas le goût du châtiment » de Léautaud, répond le programmatique « Je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec la malade contre la maladie, avec la vie contre la mort » d’un Mirbeau à l’occasion manichéen.

Le journaliste Mirbeau, très tôt attentif à la mise en place de la loi Grammont, soulève dès 1881, le problème du fonctionnement des S.P.A., pierre d’angle de l’amendement moral de l’homme : « Quelques sourires dont on ait, à l’origine, accueilli la naissance de la société protectrice des animaux, quelques plaisanteries dont on se soit diverti à propos de la loi Grammont, on ne peut nier les tendances civilisatrices qui inspiraient ces mesures, on doit reconnaître qu’un progrès en est résulté. »

Dans la foulée, il affirme sa haine de la chasse et son mépris pour la déshonorante vivisection, s’attriste, lors des inondations de 1910 (« Hier, aujourd’hui, toujours », Paris-Journal, 8 février 1910) de l’indifférence des hommes face à la détresse animale, ou prend fait et cause pour les ânes du manège de l’Avenue de Suffren, en 1900. Profession de foi relayée au quotidien par le contact des nombreuses bêtes qui l’entourent sa vie durant, et qui feraient de lui une manière de Léautaud qui aurait réussi.

Les années où se croisent Mirbeau et Léautaud coïncident avec l’attribution des premiers Prix Goncourt. On lira avec profit les minutes de l’année 1907, dans le Journal littéraire de Léautaud, pour y trouver, pêle-mêle, le détail de l’élection au forceps de Jules Renard à l’Académie Goncourt, moyennant un ultimatum de Mirbeau ; le projet de ce dernier de faire passer en force son protégé Renard et… In memoriam, dudit Léautaud, véritable Arlésienne ; les propos éminemment élogieux tenus par l’auteur de L’Abbé Jules sur Léautaud, au chevet du pauvre Jarry mourant ; les galanteries d’Alice Regnault ; la hauteur de ton d’un Mirbeau aux prises avec les basses attaques de Henry Bernstein ; ou la jolie surprise que  réserve Mirbeau à Léautaud en lui offrant un exemplaire de La 628-E8« un livre neuf, de grand air, qui nous repose des livres savants, des livres faits avec d’autres livres. »  L’année 1908 est, sur ce terrain, plus pauvre qui commence par faire écho à cette nouvelle édifiante : Mirbeau a fait raser sa moustache… Mais l’affaire du Foyer, qui oppose Mirbeau à Claretie, y trouve, dans le Journal littéraire, une caisse de résonance singulière. Léautaud confie qu’il pense par exemple passer dans la presse une retranscription parodique des débats entre Mirbeau et Claretie. Le 29 septembre, il se rend au domicile parisien de Mirbeau, malade, afin de prendre de ses nouvelles, mais n’y rencontre qu’Alice, dont la beauté de grande dame l’impressionne. Le 4 décembre, invité par Mirbeau, il assiste à la répétition générale de la pièce. Dès 1910, auprès d’Apollinaire, il enregistre les premiers troubles de l’aphasie chez Mirbeau, ou consigne de la bouche du même le pedigree du dernier compagnon de Mirbeau, « chien de ruisseau », retient les propos vipérins mais pouffants de Porto-Riche contre le dramaturge Mirbeau ; fait de Mirbeau le champion du roman-pamphlet (tout en reconnaissant ne pas en avoir lu un seul). En 1917, il s’indigne plusieurs pages durant des manœuvres de l’intrigante Alice, vieille cocotte coupable de tenter de réintégrer son défunt mais subversif époux dans le sein de la Patrie, et fait d’elle, au passage, « la sœur de Julia Bartet ». En 1923, il assiste à la répétition générale d’Un sujet de roman, de Sacha Guitry, « pièce du ménage Mirbeau », sans qu’il éprouve le besoin d’infirmer ni de valider le caractère de fidélité à l’itinéraire biographique de l’écrivain.

S. L.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « Paul Léautaud et Octave Mirbeau : Arlequin, l’animal et la mort », Cahiers Mirbeau n° 12, 2005, pp. 154-167 ; Pierre Michel, « Aristide Briand, Paul Léautaud et Le Foyer », Cahiers Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 218-233 ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau et Paul Léautaud », Cahiers Paul Léautaud, 1988, pp. 5-14.

 


LEBLANC, georgette

LEBLANC, Georgette (1869-1941), cantatrice, actrice et femme de lettres française. Née à Rouen dans la bourgeoisie normande, elle fut éduquée par sa mère et des gouvernantes. À Paris, après un mariage raté, elle retrouva son frère aîné, Maurice Leblanc, qui débutait dans les lettres. Elle parvint à se faire engager en 1893 par Alfred Bruneau, ami d’Émile Zola, dans L’Attaque du moulin, opéra naturaliste français aux accents wagnériens, d’après la nouvelle du même Zola. Malgré son succès, elle se brouilla avec l’Opéra-Comique et tenta sa chance à Bruxelles, au Théâtre de la Monnaie. Elle chanta Beethoven, Bizet, Massenet, connut Eleonora Duse, et surtout rencontra, en 1895, le poète et écrivain Maurice Maeterlinck, célèbre en Belgique, en France et en Europe, depuis l’appui retentissant de Mirbeau, cinq ans auparavant. De 1895 à 1918, sa carrière se confondit intimement avec celle de Maeterlinck, qui la suivit à Paris. Inspiratrice, interprète, compagne, elle se fit appeler Georgette Leblanc-Maeterlinck, mais échoua à créer le rôle de Mélisande, devant l’opposition irrévocable d’Albert Carré, le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, qui imposa Mary Garden. Elle prit sa revanche en créant Monna Vanna au théâtre (1902), au succès rapidement européen.

La même année, Octave Mirbeau l’accusa d’être le « mauvais génie « de Maeterlinck. Ils s’étaient rencontrés, en 1897, et Mirbeau lui avait manifesté une certaine bienveillance, puisqu’elle était la compagne de son protégé. Dans ses lettres, il alla même jusqu’à la compter parmi les quelques rares femmes de génie en France, l’invitant à venir donner un récital chez lui et l’applaudissant dans les locaux du Journal. Pourtant, en 1902, il prit le parti d’Albert Carré et de Debussy dans le scandale fait autour de la création de Pelléas et Mélisande. Maeterlinck souhaitait la chute de l’opéra de Debussy, Carré et le compositeur ayant, selon lui, bafoué ses droits. Dans ses Souvenirs (1931), Georgette Leblanc publia une lettre écrite à l’intention de Mirbeau, qu’elle n’osa pas envoyer. En pleine tourmente, elle s’avouait meurtrie par l’accusation de celui de qui elle avait espéré, en vain, aide et compréhension : « Je n’espère pas que vous croirez cette lettre… je pense même que vous serez étonné et un peu choqué de l’exaltation qui la dicte.[…] Vous avez jugé de cette affaire et vous vous êtes trompé sur mon compte sans y attacher plus d’importance que cela n’en comporte. » Elle faillit chanter Mélisande à Bruxelles en 1906. Debussy, apprenant par la presse qu’elle avait été exclue de la distribution, lui écrivit qu’il n’y était pour rien, qu’il le regrettait, « ne doutant pas que vous en auriez fait une création plus qu’intéressante… » (8 octobre 1906)

Elle aimait la littérature. En 1904, son beau roman, Le Choix de la vie, lui valut le soutien enthousiaste de Rachilde dans le Mercure de France. Revenue à l’Opéra-Comique pour créer Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas et Maeterlinck (1907), elle se produisit l’année d’après à Montpellier, dans Castor et Pollux, le chef-d’œuvre de Rameau. Au Théâtre-Réjane, elle fut la Lumière (1911) de L’Oiseau bleu, la féerie de Maeterlinck qui se transforma en succès mondial après sa création à Moscou dans la mise en scène de Stanislavski. Profitant de la vogue américaine de l’œuvre, elle chanta enfin Mélisande à l’opéra de Boston, joua dans Monna Vanna, et publia The Girl who found the Bluebird, en 1912. L’année suivante : The Children’s Bluebird. Après sa rupture avec Maeterlinck (1918), elle s’exila aux États-Unis, en revint pour jouer et coproduire L’Inhumaine, admirable film de Marcel L’Herbier (1924). Puis ce furent dix-sept années de bohème, en compagnie de sa gouvernante et de l’écrivain d’avant-garde américaine Margaret Anderson, du Paris de la rive gauche à l’Italie de Gabriele d’Annunzio, en passant par le « prieuré » de Gurdjieff, avec l’aide, souvent contrainte et parcimonieuse, de Maurice Leblanc, richissime auteur d’Arsène Lupin.

Georgette Leblanc avait vécu dans les marges de la nouvelle époque, mais selon ses principes libertaires et esthétiques, quand elle mourut au Cannet, entourée de ses deux compagnes, le 26 octobre 1941, ne précédant son frère Maurice que de quelques jours en cette deuxième année de l’occupation de la France.

M. B.-J.

 

 

 

Bibliographie : Maxime Benoît-Jeannin, Georgette Leblanc (1869-1941), Le Cri, Bruxelles, 1998 ; Jacques Derouard, Maurice Leblanc, Arsène Lupin malgré lui, Librairie Séguier, 1989 ; Georgette Leblanc, Souvenirs (1895-1918), Grasset, 1931.

 

 


LEMOINE, victor

LEMOINE, Victor (1823-1911), est un horticulteur floral de Nancy, issu d’une lignée de jardiniers et de pépiniéristes. Après ses études, il voyage et apprend le métier d’hybrideur, chez Van Houtte à Gand (Belgique), figure européenne de l’horticulture et chasseur de plantes en Amérique. Un fois installé à Nancy, il devient rapidement célèbre en créant de nombreuses variétés florales, parmi lesquelles des potentilles, des fuchsias, des spirées, des pélargoniums, des montbretias, des heucheras, des bégonias, des deutzias, des glaïeuls et surtout des lilas. Avec son fils et sa femme, dès le début de la guerre de 1870, « armés d’un pinceau, de pinces fines, d’une aiguille et de petits ciseaux », ils réussissent, au fil des années, le croisement d’une centaine de lilas, dont le célèbre Syringa x hyacinthiflora, aux fleurs ressemblant à celles des hyacinthes. Ces lilas français conquirent les jardins d’Europe et d’Amérique, ce qui vaut à Lemoine une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1889. En 1894, il est nommé officier de la Légion d’Honneur.

Mirbeau, dans Le Journal du 29 avril 1894, une fois n’est pas coutume, apprécie cette distinction, car, comme il l’écrit en novembre 1891 à son ami Caillebotte, non seulement Lemoine « est un charmant homme, très intelligent », mais il est aussi « l’horticulteur le plus scientifique de France. » Malheureusement, actualité oblige : la chronique qui promettait de parler de « l’étonnante beauté des fleurs et l’art charmant des jardins » s’efface pour faire place à la protestation contre l’arrestation de son ami Félix Fénéon.

Victor Lemoine a été le premier étranger à recevoir la grande médaille commémorative de la Royal Horticultural Society.

J. C.

 


LOMBARD, jean

LOMBARD, Jean (1854-1891), ancien syndicaliste et écrivain anarchisant et autodidacte, d’origine prolétarienne, mort prématurément « dans une inexprimable misère ». Il est surtout connu comme auteur de deux puissants romans historiques :  L’Agonie (1888), dont l’action est située à Rome sous le règne d’Héliogabale, et Byzance (1890), dont l’action se déroule au huitième siècle. Tous deux sont écrits en un style fort rugueux. Peu avant sa mort il a achevé un livre de psychologie militaire, Un Volontaire de 1792, qui a été publié l’année suivante.

Mirbeau lui a rendu hommage dans un émouvant article nécrologique, « Jean Lombard », (L'Écho de Paris, 28 juillet 1891), à la fin duquel il a lancé une souscription pour venir en aide à sa veuve et à sa petite fille, ce qui les a sauvées d’une misère noire. Il voit en Jean Lombard un « visionnaire »,  « un puissant et probe écrivain, un esprit hanté par des rêves grandioses et des visions superbes, un de ceux, très rares, en qui se confiait notre espoir », et aussi « un penseur profond qui observe, explique les passions humaines, dans le recul, pourtant si incertain, de l’histoire ». Il y insiste sur ses origines plébéiennes : « Jean Lombard avait gardé de son origine prolétaire, affinée par un prodigieux labeur intellectuel, par un âpre désir de savoir, par de tourmentantes facultés de sentir, il avait gardé la foi carrée du peuple, son enthousiasme robuste, son entêtement brutal, sa certitude simpliste en l’avenir des bienfaisantes justices. » Il reconnaît que quelques lecteurs pourraient être « choqués par ce style barbare, polychrome, et forgé de mots techniques, pris aux glossaires de l’antiquité », mais, pour sa part, il en apprécie la « grande allure », les « sonorités magnifiques », le « fracas d’armures heurtées, de chars emportés », qui est « comme l’odeur même, de sang et de fauves, des âges qu’il raconte ». Surtout il admire « la puissance de vision humaine, d’hallucination historique, avec laquelle ce cerveau de plébéien a conçu, a reproduit les civilisations pourries de Rome, sous Héliogabale, et de Byzance », présentant ainsi L’Agonie : « L’Agonie, c’est Rome envahie, polluée par les voluptueux et féroces cultes d’Asie, c’est l’entrée, obscène et triomphale, du bel Héliogabale, mitré d’or, les joues fardées de vermillon, entouré de ses prêtres syriens, de ses eunuques, de ses femmes nues, de ses mignons ; c’est l’adoration de la Pierre noire, de l’icône unisexuelle, du phallus géant, intronisé dans les palais et les temples, avec d’étonnantes prostitutions des impératrices et des princesses ; tout le rut forcené d’un peuple en délire, toute une colossale et fracassante et ironique folie, sombrant en des massacres de chrétiens, et l’incendie des quartiers de Rome. »

Mirbeau reprendra une bonne partie de cet article dix ans plus tard, lorsque l’éditeur Ollendorff lui demandera de préfacer une réédition de L’Agonie, illustrée par Auguste Leroux (préface de L’Agonie, 1901).

P. M.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


LOMBROSO, cesare

LOMBROSO, Cesare (1835-1909), criminologue et anthropologue italien, auteur notamment  de : Le Génie et la folie (1864, traduit en 1889 sous le titre L’Homme de génie), où il rapproche les génies hors normes des fous ; L’Homme criminel (1876, traduction française 1887), où il développe la thèse du criminel-né obéissant à une prédestination génétique ; La Femme criminelle et la prostituée (1895), et Le Crime, causes et remèdes (1900), où il insiste sur les causes biologiques de la prostitution et de la délinquance, dédouanant ainsi la société de toute responsabilité.

Mirbeau s’est souvent élevé contre les thèses de Lombroso, socio-biologiques avant la lettre, et s’est employé à les ridiculiser, notamment dans le chapitre XIX des 21 jours d’un neurasthénique  et dans sa farce Interview (1904).  Pour lui, Lombroso n’est qu’un pseudo-savant, qui utilise son expérience médicale et ses recherches anthropométriques dérisoires dans l’espoir de protéger l’ordre social supposé civilisé, mais qui serait, à l’en croire, constamment menacé par l’existence de ces marginaux que sont les génies, les prostituées, les vagabonds et les criminels en tous genres, tous mis dans le même sac d’infamie. Pour discréditer les thèses lombrosiennes, Mirbeau entreprend une démonstration par l’absurde de leur vanité, par le truchement du docteur Triceps des 21 jours. Extrapolant les thèses de Lombroso à l’ensemble des classes dites « dangereuses », il prétend démontrer, par une « expérimentation rigoureuse », que les pauvres sont des dégénérés : « Je me procurai une dizaine de pauvres offrant toutes les apparences de la plus aiguë pauvreté... Je les soumis à l’action des rayons X... […] Le décisif fut une série de taches noirâtres qui se présentèrent au cerveau et sur tout l’appareil cérébro-spinal... Jamais, je n’avais observé ces taches sur les cerveaux des malades riches, ou seulement aisés... Dès lors, je fus fixé, et je ne doutai pas un instant que, là, fût la cause, de cette affection démentielle et névropathique : la Pauvreté... […] Je séquestrai mes dix pauvres dans des cellules rationnelles appropriées au traitement que je voulais appliquer... Je les soumis à une alimentation intensive, à des frictions iodurées sur le crâne, à toute une combinaison de douches habilement sériées... bien résolu à continuer cette thérapeutique jusqu'à guérison parfaite... je veux dire jusqu'à ce que ces pauvres fussent devenus riches... […] Au bout de sept semaines... l’un de ces pauvres avait hérité de deux cent mille francs... un autre avait gagné un gros lot au tirage des obligations de Panama... un troisième avait été réclamé par Poidatz, pour rendre compte, dans Le Matin, des splendides représentations des théâtres populaires... Les sept autres étaient morts... Je les avais pris trop tard !.. » Pour le même Triceps, tous les génies sont des fous : « Remarquez bien, mes amis, que ce que je dis de Zola, je le dis également d’Homère, de Shakespeare, de Molière, de Pascal, de Tolstoï... Des fous... des fous... des fous... »

Ce que Mirbeau reproche avant tout aux thèses de Lombroso, c’est d’attribuer à la nature, qui n’en peut mais, ce qui relève en réalité de la culture et de l’organisation sociale, et de participer à une normalisation qui condamnerait tous les artistes de génie. Elles ne sont pas seulement aberrantes du point de vue méthodologique, mais elles constituent surtout une grave menace pour qui est en quête d’émotions esthétiques et rêve de transformation sociale.

            P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel,  « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 232-246 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau critico di Lombroso », Colloque Cesare Lombroso de Gênes, septembre 2005.

 

 

 


LORENTOWICZ, jan

LORENTOWICZ, Jan (1868-1940), est un écrivain polonais francophone et francophile, qui a passé plus de dix ans à Paris, jusqu’en 1903. C’est au cours de ce séjour qu’il a participé, en 1892, à la fondation du Parti Socialiste Polonais, et a collaboré au Mercure de France, où il tenait la rubrique de la littérature polonaise. Critique littéraire et dramatique renommé, il a notamment publié une histoire de la littérature polonaise. Il a dirigé le théâtre des Variétés de Varsovie en 1918, puis a. été le premier directeur du théâtre national de la Pologne indépendante. Il a aussi présidé un temps le Pen Club polonais et a été membre de l’académie polonaise de littérature..

            Dans son étude de la “la nouvelle France littéraire”, Nowa Francja literacka - Portrety i nrazenia (Varsovie, Wydawnictwo, Wl. Okreta, 1911, 566 pages),  Lorentowicz a consacré un long chapitre à  « Oktawiusz Mirbeau » (pp. 148-210). Chose curieuse : c’est la première étude d’importance de l’écrivain, et le paradoxe est qu’elle paraisse à l’étranger, dans un pays très catholique. À côté de données biographiques puisées dans le Journal de Goncourt et souvent controuvées, on trouve des analyses plus sérieuses, à défaut d’être originales. Lorentowicz souligne notamment le paradoxe de la popularité  d’un écrivain en révolte contre la bourgeoisie, mais piégé par un succès ambigu dû à un réalisme violent qui confine parfois au sadisme. S’il admire le polémiste, il émet bien des réserves : sur la critique d’art, trop unilatérale à ses yeux ; sur les grandes comédies, où Mirbeau a fait trop de concessions au public ; sur les romans autobiographiques, dont il regrette la composition négligée et le manque de vérité psychologique) ; et même sur Le Jardin et Le Journal, qui lui semblent destinés au grand public et imprégnés d’un « naturalisme hystérique ».

. P. M.

 


LORRAIN, jean

LORRAIN, Jean (1855-1906), pseudonyme de Paul-Alexandre-Martin Duval, écrivain décadent. Journaliste, il a collaboré au Chat noir, au Décadent, au Mot d’ordre, à L’Événement, où il a notamment rendu compte de L’Abbé Jules, à L’Écho de Paris, puis au Journal, où il signe ses chroniques du pseudonyme de Raitif de la Bretonne. Poète (Le Sang des dieux), dramaturge (Yanthis), et surtout conteur et romancier, il s’est spécialisé dans la peinture de personnages pervers et de milieux frelatés : Très russe (1886), Monsieur de Bougrelon (1895), Monsieur de Phocas (1901), Contes pour lire à la chandelle (1897), Le Vice errant (1901), La Maison Philibert (1904), etc. Éthéromane, syphilitique, provocateur, il affichait son homosexualité et sa dilection pour les forts des halles, se complaisait dans les milieux interlopes, jouait à la fois au dandy et au personnage scandaleux et aimait à colporter des anecdotes grivoises et à médire de tout le monde. Il a été violemment anti-dreyfusard.

C’est par le truchement de Paul Hervieu que Mirbeau a fait sa connaissance au cours de l’hiver 1887, à la demande de Lorrain. Ils ne sont pas devenus amis pour autant, mais il l’a reçu quelquefois chez lui avec sa mère, et Lorrain a eu l’occasion d’évoquer, dans L’Écho de Paris du 4 juillet 1895, la maison et le jardin de Carrières-sous-Poissy. Par la suite leurs relations se sont gravement dégradées, et ils ont échangé des lettres violentes et insultantes à l’automne 1899, à une époque où l’affaire Dreyfus les avait éloignés à tout jamais. Mirbeau soupçonnait son confrère de l’honorer de lettres anonymes, s’en est plaint auprès de lui et a reçu en réponse une proposition de se retrouver sur le pré, ainsi qu’un télégramme où Lorrain qualifiait Alice de « fille de trottoir », ce qui a achevé de l’exaspérer.  Le 18 décembre 1899, il lui refuse « l’honneur de [lui] envoyer des témoins » et ajoute : « N’ayez donc pas l’orgueil ou l’inconvenance de penser que ce soient les événements – vous voulez rire – qui m’aient séparé de vous. C’est tout simplement l’affreux et l’insurmontable dégoût que j’ai de votre personne. On méprise vos insultes comme on mépriserait celles d’une fille du trottoir ou d’un souteneur de la berge. Comme eux, vous êtes du ressort de la police correctionnelle. Qu’elle vous garde en attendant qu’elle vous coffre. » Et,  en cas de récidive, il se propose de botter son « joli derrière à tout faire » d’un « énergique coup de pied ». La réponse de Lorrain, deux jours plus tard, est d’une violence inouïe, et aussi passablement incohérente, peut-être sous l’effet de l’éther : « Des ordures naturellement, vous écrivez, il pleut de la merde. Et du dégoût, des dégoûts, du dégoût, vous pouvez avoir du dégoût, vous, m’sieu Mirbeau, mais vous n’avez jamais eu que des intérêts, de sales intérêts qui ont dicté toute votre sale conduite et la boue vous étouffe et le fiel vous étrangle, et de rage de vous savoir percé à jour, vous voyez rouge pour ne pas voir blanc, et jaune pour ne pas voir rouge. / Des dégoûts, vous... ce que vous êtes d’abord et ce que vous étiez jadis, l’agent électoral préféré du duc de Mouchy, et vous parlez des autres. [...] Quant à vos menaces, inutile de jouer les Terreurs ! J’ai dressé des souteneurs plus malins que Bibi, j’ai même reçu plus d’un coup de couteau et je n’en suis pas mort. / Vous comprenez entre les lignes, chéri, donc, mon vieux copain, surveille tes pattes, et tais ta gueule. Je ne te raterai pas si tu bouges. Compris ? » Cela n’empêchera pas Lorrain, quatre ans plus tard, d’essayer de rentrer en grâce auprès de Mirbeau par le truchement de Jules Claretie, après le triomphe des Affaires sont les affaires à la Comédie-Française (« la plus belle pièce que j'aie vue au théâtre depuis près de dix ans », écrit-il à l’administrateur le 29 octobre 1903). En vain, naturellement.

P. M.

Bibliographie : Samuel Lair, « Lorrain et Mirbeau ; deux modernes », in Jean Lorrain (1855-1906) – Autour et alentours, Actes du colloque de Fécamp, Société des amis de Jean Lorrain, 2007 ;  Jean Lorrain, Du temps que les bêtes parlaient, Paris, éd. du Courrier français, 1911, pp. 231-239 ; Éric Walbecq, « Jean Lorrain et Octave Mirbeau &raqu

LOTI, pierre

LOTI, Pierre (1850-1923), pseudonyme de Julien Viaud, a mené une double carrière d'officier de marine et de romancier. Lieutenant de vaisseau depuis 1881, il a publié des récits marqués au coin de l’exotisme et où il met à profit son expérience de marin et de voyageur : Aziyadé (1879), Le Roman d'un spahi (1881), Le Mariage de Loti (1882), Mon frère Yves (1883), Pêcheur d'Islande (1886), Ramuntcho (1897), Judith Renaudin (1898), Les Derniers Jours de Pékin (1902) et L’Inde sans les Anglais (1903). Son fils a publié son Journal intime (1878-1881). En 1891, il a été élu, contre Zola, à l'Académie Française et y a prononcé l'année suivante un discours de réception très hostile au naturalisme.

  Dans un premier temps, Mirbeau a manifesté son admiration pour ses romans, notamment pour Pêcheur d'Islande. Dans l’article qu’il lui consacre en 1886, et où il en profite pour ironiser sur le compte de Maupassant critique littéraire (« Pierre Loti » (Gil Blas, 12 juillet 1886), il voit en Loti « un des écrivains français de ce temps, qui [l]’ émeuvent et [l]’empoignent le plus » : « Il a des yeux de voyant et une âme de poète. Son style est clair, sobre et en même temps raffiné et tout plein de suggestions. En deux lignes, il fait surgir devant vous tout un paysage ; en deux mots, il donne la vie à un être humain. Il ne se borne pas à enregistrer sèchement des faits ; il les explique par la sensation, et ses sensations sont toujours justes, quelquefois nouvelles. Il a beaucoup vu, beaucoup réfléchi, beaucoup noté les changeants spectacles des pays où il a passé, les aspects moraux des humanités parmi lesquelles il s’est attardé. Et puis il est bon, car il a vécu près de l’homme, d’une vie de lutte et de souffrance, et il a eu pitié de lui. [...] Un grand souffle de poésie agreste et maritime passe sur ces récits et les anime, comme le vent du large anime les ajoncs des landes.» Une seule réserve vient tempérer ses éloges : « Le seul reproche qu’on pourrait lui adresser, c’est précisément de voir trop souvent l’homme par son côté noble, de s’efforcer de le grandir ; c’est de ne point aller toujours jusqu’au fond de la vérité psychologique, de s’arrêter parfois devant les brutalités nécessaires, d’hésiter devant le mot qu’il faut dire. Mais c’est la pitié qui en est cause, cette pitié tendre que reflètent si bien les nostalgies de ses livres. » Par la suite, Mirbeau est devenu beaucoup moins amène à son endroit et cette réserve initiale s’est muée en une critique rédhibitoire, quand il a découvert Knut Hamsun dans La Revue blanche, en 1893. De fait, la comparaison ne plaide pas du tout en faveur du Français, qui se révèle décidément trop superficiel à ses yeux : à côté du texte d’Hamsun, écrit-il à un ami, « les pauvres petites pages frileuses de Loti dans Pêcheur d'Islande ne sont que de la gnognotte » (Correspondance générale, tome II, p. 763). Il n’est qu’un peu moins brutal dans l’article qu’il consacre au Norvégien deux ans plus tard : « Il faudrait lire en entier ces courtes et impressionnantes pages, qui ont un autre accent d'humanité frénétique et bestiale que celui de Pêcheur d'Islande. L'apparition soudaine des grands steamers dans la brume, les hallucinations qu'elle provoque dans la nuit, sont rendues par Knut Hamsun avec une force, une terreur, une grandeur d'expression inconnues à M. Pierre Loti » (« Knut Hamsun », Le Journal, 19 mars 1895).

P. M.

 

Bibliographie : Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau admirateur, contempteur et zélateur de Loti », Revue Pierre Loti, 1986, pp. 19-25

 

 


LUGNE-POE, aurélien

LUGNÉ-POË, Aurélien (1869-1940), acteur, metteur en scène et directeur de théâtre, est le fondateur, en octobre 1893, du théâtre de l’Œuvre, dont le premier spectacle, Rosmersholm, d’Ibsen, a été donné aux Bouffes du Nord. Peu après, en décembre, il crée Pelléas et Mélisande, de Maurice Maeterlinck, et, trois ans plus tard, Ubu roi, d’Alfred Jarry, qui fait scandale et lui vaut des cris de « Lugné-Pot-de-Chambre ». Il monte aussi des pièces d’August Strindberg et de Gerhardt Hauptmann, et met en scène la Salomé d’Oscar Wilde. Ce faisant, il a participé, avec André Antoine, au renouvellement du théâtre français. Mais alors qu’Antoine incarne le naturalisme théâtral, Lugné représente la tendance symboliste au théâtre, ce qui ne les empêche pas, paradoxalement, de monter tous les deux des pièces d’Ibsen, prouvant du même coup la vanité de certaines oppositions convenues et le caractère souvent factice des -ismes. Lugné a dirigé l’Œuvre jusqu’en 1899, puis de nouveau après la guerre. Il a laissé trois volumes de souvenirs (1931-1933).

Malgré ses réticences à l’égard des jeunes poètes symbolistes et de ce qu’il considérait comme des « gamineries », Mirbeau s’est intéressé aux tentatives de Lugné-Poë et les a soutenues à sa manière. C’est ainsi qu’il accepte de signer, sur Pelléas et Mélisande, un article quasiment promotionnel, rédigé par Camille Mauclair, co-fondateur de l’Œuvre (L’Écho de Paris, 9 mai 1893). Lorsque Lugné envisage de monter Peer Gynt, d’Ibsen, il sollicite les conseils de Mirbeau, qui juge prudemment le drame injouable, n’étant pas « fait pour la scène », et craint pour son ami « beaucoup d’ennui et beaucoup d’insuccès » ; mais, après la représentation, dont Lugné a tout de même pris le risque,  malgré certains passages qui lui ont paru un peu hermétiques, Mirbeau ne lésine pas sur les éloges et rend hommage à l’énergie du metteur en scène, à sa ténacité, à son enthousiasme et à son désintéressement, dans un article ironiquement intitulé « Les Pintades » (Le Journal, 15 novembre 1896). Nouvel hommage au théâtre de l’Œuvre le 15 février 1897, dans la Revue blanche. Enfin, en 1900, Mirbeau fait appel à Lugné-Poë pour lui proposer de monter Les Mauvais bergers comme il a rêvé de voir sa pièce mise en scène et interprétée, au cours d’une  tournée à travers la France, avec Suzanne Desprès, la compagne de Lugné, dans le rôle de Madeleine ; mais le projet  semble bien avoir avorté, à cause de la défaillance de l’impresario.

P. M.

 


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