Familles, amis et connaissances

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Terme
TAILHADE, laurent

TAILHADE, Laurent (1854-1919), écrivain français. Tout d’abord parnassien, puis gonfalonier des décadents, le poète pyrénéen se taille un certain succès dans le monde des lettres, à partir des années 1890, avec la publication de ses féroces ballades reprises, dès 1891, dans son recueil Au Pays du Mufle. Après avoir défendu « le beau geste » de Vaillant,  il est victime d’un attentat alors qu’il dîne au restaurant Foyot le 4 avril 1894. Sa réclame est faite et lui ouvre les portes de la grande presse parisienne. Les articles qu’il signe sous le pseudonyme de Tybalt à L’Echo de Paris lui  attirent une ribambelle de duels. En 1898, il s’engage dans le combat dreyfusard derrière Zola, à L’Aurore et aux Droits de l’Homme. Les textes qu’il signe alors seront repris en partie dans À travers les grouins et Imbéciles et Gredins. Proche de Sébastien Faure, Tailhade collabore parallèlement à la presse anarchiste (Le Libertaire, Le Journal du Peuple…), propre à assouvir l’épanchement de sa bile anticléricale. En 1906, déçu par ses engagements passés, il semble tourner casaque et se diriger vers le trottoir de droite. La plupart des historiens de la littérature s’arrêtant là, nous nous permettrons d’ajouter que Tailhade vivra treize années supplémentaires, durant lesquelles il survivra tant bien que mal grâce à ses talents de journaliste, de traducteur et de conférencier et qu’il saluera le surgissement de la Révolution d’Octobre dans les colonnes de La Vérité.

            On peut dire que Mirbeau fut d’abord amusé par un Tailhade qui constitue alors une sorte d’attraction parisienne incontournable, entre la Tour Eiffel et Monsieur Joseph Pujol. C’est avec cette image à l’esprit que Mirbeau se presse à la conférence que donne Tailhade sur L’Ennemi du Peuple en novembre 1893. À force de se côtoyer dans les mêmes salles de rédaction – L’Aurore, Le Journal du Peuple, par exemple – et de lutter pour les mêmes causes – la libération d’Oscar Wilde, le souvenir de la Commune et surtout pour Alfred Dreyfus –, les deux hommes finissent par tisser des liens d’amitié. Aussi Mirbeau demande-t-il à Tailhade d’introduire L’Épidémie dans une conférence à la Maison du Peuple de Montmartre en juin 1900. Mais c’est l’année suivante, lors de la condamnation de Tailhade à un an de prison pour son article du Libertaire, que Mirbeau va s’employer à venir en aide au prisonnier de la Santé, notamment en lui trouvant des fonds dus à la générosité de Joseph Reinach et un éditeur – Fasquelle – pour sa traduction du Satyricon. C’est encore Mirbeau qui le fera entrer à L’Humanité en 1904. Pour autant, les relations entre les deux littérateurs vont se détériorer totalement avec la publication du Salon de Madame Truphot la même année. Œuvre de Fernand Kolney, beau-frère de Tailhade, ce – mauvais – roman à clefs avait probablement été initié à quatre mains, mais nous savons que seul Kolney avait poursuivi l’ouvrage et que, de fait, le contenu avait largement échappé au contrôle de Tailhade. Or, tout un chapitre était consacré à démolir Mirbeau – dépeint sous les traits de Georges Sirbach –, ainsi qu’Alice Regnault. Encouragé par Jehan Rictus – qui, dans ce roman, avait eu plus que sa part – à porter l’affaire devant les tribunaux, Mirbeau choisit de se taire, tandis que Tailhade tardait à rompre avec son beau-frère, ce qu’il fit un an plus tard. Trop tard, à l’évidence,  pour panser les blessures d’une amitié qui ne se renoua jamais par la suite.

G. P.

 

Bibliographie : Gilles Picq, Laurent Tailhade, ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Maisonneuve et Larose, 2001, 832 pages ; Gilles Picq, « Mirbeau-Tailhade : un malentendu », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 150-158.

 

 


TANGUY, julien

TANGUY, Julien (1825-1894), était un ancien communard, devenu marchand de couleurs. Sa petite boutique, située au 14 de la rue Clauzel, dans le IXe arrondissement de Paris, était fréquentée par des peintres peu fortunés, qui déposaient souvent chez lui des toiles en guise d’à-valoir sur le prix des fournitures qu'ils lui achetaient, à charge pour lui de les vendre, s’il trouvait des acquéreurs. Pissarro, Cézanne et Van Gogh, entre autres, furent ses amis et ses clients. Le « père Tanguy », comme on l’appelait, a été immortalisé par Van Gogh, qui a laissé de lui plusieurs portraits (l’un d’eux, acheté par Mirbeau en 1905, sera revendu 20 200 francs en 1919).

C’est au père Tanguy que, pour 600 francs, Mirbeau a acheté, en 1891, deux toiles de Van Gogh, les Iris et les Tournesols, en cachette de sa femme, à qui il a fait croire que le marchand de couleurs lui en avait fait cadeau. Il les a revendues 90 000 francs à Bernheim, en 1912...  En 1987, elles atteindront le prix fabuleux de 560 millions de francs, record mondial à l’époque !

Mirbeau a consacré au père Tanguy un article nécrologique ému, le 13 février 1894, lorsque le vieil amateur de peinture est mort d’un cancer de l’estomac. Il y évoque notamment le Pot de glaïeuls que le père Tanguy voulait lui montrer après la mort de Van Gogh : « C’est un des derniers tableaux qu’il ait faits. Une merveille ! Il faut que je vous le montre ! Les fleurs, voyez-vous, personne n’a senti ça comme lui. Il sentait tout, le pauvre Vincent ! Il sentait trop ! Ça fait qu’il voulait l’impossible. Je vais vous chercher le Pot de glaïeuls... » Et Mirbeau a cette phrase prophétique : « L’histoire de son humble et honnête vie est inséparable de l’histoire du groupe impressionniste, lequel a donné les plus beaux peintres, les plus admirables artistes à l’art contemporain, et, lorsque cette histoire se fera, le père Tanguy y aura sa place. »

Pour venir en aide à la pauvre veuve du père Tanguy, qui n’avait pas les moyens de renouveler le bail de la boutique, et lui permettre de trouver un logement décent, Mirbeau a pris l’initiative de solliciter des artistes reconnaissants (parmi lesquels Claude Monet, Jean-François Raffaëlli, Charles Cazin, Maxime Maufra, etc.), de constituer un comité d’honneur et. d’organiser une vente de leurs œuvres. Elle a lieu le 2 juin 1894 à l’Hôtel Drouot et a rapporté 14 261 francs.

P. M.

 

Bibliographie : Bernard Vassor, « OctaveMirbeau protecteur de la famille Tanguy », 4 juin 2006.

 

 


TOLSTOI, lev nikolaievitch

TOLSTOÏ, Lev Nikolaievitch (1828-1910), célèbre romancier et moraliste russe, un des maîtres de Mirbeau. Quoique appartenant à une puissante et richissime famille noble, il abandonne une carrière militaire commencée au Caucase et en Crimée – d’où il tire la matière des Cosaques  (1863) et des Récits de Sébastopol (1866, traduction en 1886) –, il se range aux côtés des pauvres et des démunis, et se consacre à l’émancipation des serfs et à l’éducation des moujiks, ce qui le marginalise et le fait passer pour “fou”. En rupture avec les églises officielles, il met en pratique une morale évangéliste et rousseauiste, assez nettement anarchisante. Parallèlement il compose une œuvre littéraire de première importance : La Guerre et la paix  (1864-1869), dont la traduction française, en 1885, est pour Mirbeau une révélation, Anna Karénine (1875-1877, traduction 1885), La Mort d’Ivan Illitch (1886), La Sonate à Kreutzer  (1888, traduction 1890), Résurrection  (1899). Il a aussi écrit un drame en cinq actes, La Puissance des ténèbres, interdit en Russie, mais monté par André Antoine au Théâtre Libre en 1888, et dont Mirbeau a pris la défense, après l’éreintement de la critique (voir « Une nouvelle pédagogie », Le Figaro, 25 février 1888) ; et des opuscules théorisant son engagement social : Ma religion (1884, traduction 1885), L’Église et l’État (1891), et Qu’est-ce que l’art ? (1898), qui lui a valu d’être vivement critiqué et jugé rétrograde par beaucoup.

Mirbeau admirateur de Tolstoï

Pour Mirbeau, Tolstoï est une espèce de « demi-dieu », comme le rappelle Albert Adès. En 1903, il voit en Tolstoï et Dostoïevski  « les grands révolutionnaires de la sensibilité moderne » et dans Guerre et la paix et L'Idiot « les principaux facteurs de notre transformation morale, les plus violents réformateurs de notre sensibilité », car il n’y a pas, « chez eux, de prétentions verbales », mais « rien que le souci d'exprimer, d'exprimer la passion avec une concision si nerveuse, si aiguë, que tout notre être et nos fibres sont travaillés, en gémissent et en souffrent » (L’Aurore,  7 juin).

Mirbeau considère Tolstoï comme un double modèle, moral autant que littéraire, dont il aimerait pouvoir s’inspirer, tout en sachant l’abîme qui l’en sépare : « Il s’est élevé tellement haut dans l’art et dans l’apostolat, que les plus forts se sentent pris de vertige devant ses œuvres, qui sont faites de notre chair, ces œuvres qui débordent de génie et d’amour. »

* Un modèle moral, tout d’abord. Mettant son éthique au poste de commande, au risque de passer pour fou parce qu’il rejette les valeurs consacrées de la société,  Tolstoï constitue un exemple à suivre, parce qu’il tente de mettre sa conduite en conformité avec ses propres valeurs, qui sont désormais celles de Mirbeau  : « N’a-t-on pas dit qu’il était fou ? Il n’y avait qu’un fou, en effet, pour oser faire comprendre que la guerre était une barbarie,  la justice humaine une monstruosité ; pour oser prêcher, en face des lois oppressives et des cruelles institutions sociales, la doctrine reniée du Christ, la doctrine déformée par les exégètes et les docteurs, adaptée par les Pères de l’Église au mécanisme de la tyrannie impériale, cette doctrine que Jésus avait faite de pardon, que les hommes firent de gouvernement, partant d’inexorabilité. » Et le journaliste de nous montrer le boyard, prêchant d’exemple, en train d’alphabétiser des enfants de moujiks et de mettre en œuvre une pédagogie libertaire :  « Le célèbre écrivain habite une maison de paysan, qui se compose d’une pièce immense, où sont entassés, avec tous les objets nécessaires à la vie, les bibliothèques de livres utiles et les outils manuels. Les enfants vont et viennent du tour à l’établi, de l’établi au bureau, où se trouvent le devoir commencé et le livre ouvert. » (« Un fou », Le Gaulois, 2 juillet 1886). 

* Un modèle littéraire, ensuite. Après avoir dévoré Guerre et paix, en juillet 1885, Mirbeau place d’emblée son auteur au-dessus de tous les romanciers français, comme il le confie à Paul Hervieu : « Quel admirable livre et quel génie, ce Russe ! J’en suis tout émerveillé. Figurez-vous la vie russe, toute la vie russe, vie civile au pays, vie militaire dans les camps, pendant les campagnes de Napoléon Ier. [...] Le cerveau de cet homme est prodigieux, il embrasse toute la vie, et il n’a pas une minute, une seule minute de défaillance » (Correspondance générale, t. I, p. 411). Il est tellement impressionné qu’il envisagera, quinze ans plus tard, de faire pour la France du dernier quart de siècle, l’équivalent de ce que Tolstoï a réalisé pour la Russie du premier quart, mais il renoncera vite à son projet, au-dessus de ses forces, et Un gentilhomme restera inachevé. Ce qu’il admire le plus, chez le grand Russe, c’est sa capacité à tout embrasser de la vie et à pénétrer au plus profond des êtres et des choses : « Nulle part il n’existe un plus admirable et plus passionné écrivain que l’auteur immortel de La Guerre et la Paix et de Ma religion. Tolstoï est un voyant sublime, un de ces esprits très rares, un de ces annonciateurs, comme les siècles n’en produisent que de loin en loin. [...] Tolstoï a, lui, abordé tous les inquiétants problèmes de la vie ; il est parmi nous et il nous aime ; son mysticisme ne le fait point s'égarer dans des mondes impossibles ; tout ce qui gronde ou chante au fond du cœur de l’homme, il l’a recueilli ; ses plus confuses, ses plus secrètes pensées, ses sensations les plus fugitives, non encore notées, il les a mises à nu » (« Un fou », loc. cit.). En 1903 Mirbeau écrit à Tolstoï pour lui exprimer sa reconnaissance pour tout ce qu’il lui doit : « Le premier, vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » (Lettre à Léon Tolstoï, p. 15). Or cette révolution littéraire, Tolstoï l’a réalisée sans se soumettre, comme les vulgaires « littérateurs », aux règles romanesques en usage, notamment celle de la composition, qui ne sont que des lits de Procuste et dont Mirbeau tend de plus à se libérer lui aussi : « Est-ce qu'il y a de la composition chez Tolstoï et Dostoïevski ? » (L'Aurore, 7 juin 1903). Si Tolstoï parvient ainsi à « transcrire la vie fidèlement, aussi complètement que possible, sans rien y ajouter », c’est parce qu’il était, « pour Mirbeau, le contraire d’un littérateur » : non pas un homme « qui ne vit pas » et qui ne fait que « de la littérature », mais « un homme qui vivait d’abord, qui écrivait ensuite », note le romancier égyptien  Albert Adès (« La Dernière physionomie d’Octave Mirbeau »,  La Grande revue, mars 1917).

Tolstoï admirateur de Mirbeau

De son côté, Tolstoï a manifesté publiquement à plusieurs reprises son admiration pour Mirbeau, en qui il voyait « le plus grand écrivain français contemporain, celui qui représente le mieux le génie séculaire de la France » (cité par Eugène Sémenoff, Mercure de France, septembre 1903). Il a suivi avec passion le feuilleton du Journal d’une femme de chambre dans La Revue blanche et a jugé le roman « très bon, et d’un intérêt vraiment humain », notamment la scène de Cléophas Biscouille. Il a vivement admiré Les affaires sont les affaires, dont Mirbeau lui avait envoyé un exemplaire dédicacé, ce qui lui a valu une lettre de remerciement : « Voilà une œuvre belle et riche ! Du reste Mirbeau a tant de talent !... Elle me ravit : elle est nette, lumineuse, hardie, solide ; des caractères bien posés, vivants et forts ; une action rapide et saisissante... Oh ! c’est très bien, très bien... Mais j’ai vu que l’on avait un peu disputé Mirbeau sur son dénouement. Je ne comprends pas cette querelle, car cette péripétie est très belle, à mon sens, et j’y vois justement le point culminant de la pièce. Est-ce que Mirbeau pouvait conclure sans aller jusqu’au bout de son personnage et de son idée ? Et l’homme d’argent serait-il complet, si l’auteur ne nous le montrait irrémédiablement ravagé par la passion des affaires qui est toute son âme et toute sa vie, et qui, peu à peu, l’a empli, saoulé, lui a façonné, dans une monstrueuse déformation, son visage tragique, délogeant de son cœur tout sentiment, toute pensée qui n’est pas celle des affaires, et définitivement nettoyé de tout ce qu’il restait d’humain au fond de lui ? Voilà ce qui est la beauté, ce qui est la force de ce dénouement » (propos rapportés par Georges Bourdon, En écoutant Tolstoï, 1904).

            Il semble qu’il n’y ait eu qu’un seul échange épistolaire entre les deux écrivains, en 1903, hors l’envoi, par Tolstoï, d’une photo de lui, agrémentée d’une sympathique dédicace. Pourtant, curieusement, dans une lettre de 1888 au critique du Figaro, Philippe Gille, Mirbeau citait un extrait d’une lettre prétendument reçue de Tolstoï, lettre totalement inconnue par ailleurs. Mais le fait que, comme par hasard, Mirbeau prête au grand Russe exactement la même appréciation de L’Abbé Jules que celle qu’il prétend également avoir reçue de Taine, laisse penser que la missive du père de Natacha n’est qu’une invention pour les besoins de la cause...

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la Russie », in Voix d'Ouest en Europe, souffles d'Europe en Ouest, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 461-479 ; Pierre Michel, « Tolstoï et Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 232-234 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de Lettre à Tolstoï, À l’écart, 1991, pp. 5-11 ; Octave Mirbeau, Lettre à Tolstoï, À l’écart, 1991 ; Léon Tolstoï, « À Octave Mirbeau », Les Nouvelles littéraires, 15 décembre 1960.




TREZENIK, léo

Trézenik, Léo (1855 – 1902), romancier, poète, imprimeur et agitateur médiatique parisien né dans le bourg percheron de Rémalard. Et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, tenace petit frère ennemi d’Octave Mirbeau. Leur inimitié a-t-elle commencé alors que le premier était encore enfant et le second, son aîné de sept ans, adolescent ? On ne saurait l’affirmer, mais le fait est qu’Octave traite déjà sur le mode de l’ironie le père du futur Léo Trézenik dans une lettre adressée en octobre 1867 à son camarade Alfred Bansard des Bois. Après s’être moqué des flonflons d’une grande fête organisée pour célébrer les cinquante ans de vie sacerdotale du curé doyen de Rémalard, il enfonce le clou en écrivant que le comte d’Andlau (l’aristocrate du pays) a qualifié la cérémonie de « démonstration patriotique ». « Et, poursuit-il, Épinette, quincaillier, s’est empressé de confirmer. »

Le jeune Léon n’a sans doute pas été témoin du ridicule encouru en cette occasion aux yeux d’Octave par son papa, car il doit déjà avoir rallié à cette époque le collège Saint-François-Xavier tenu par les jésuites à Vannes. Le stupide (ou opportuniste) quincaillier Pierre-Barnabé Épinette a en effet suivi l’exemple donné par les parents Mirbeau pour Octave en le plaçant dans ce havre supposé de belle éducation, de solide instruction et d’excellence morale et religieuse. C’est de ce séjour qu’il tirera son pseudonyme de Trézenik, nom de l’épinette en langue bretonne. Il en sortira, semble-t-il, en meilleur état que ne l’avait fait le jeune Mirbeau puisqu’il décrochera au terme de ses études la double couronne de bachelier ès lettres et de bachelier ès sciences.

Les sciences l’emportant d’abord dans ses préférences  (à moins que ce ne soit dans son respect pour celles de son père, mort quelques mois plus tôt), il s’engage alors dans des études de médecine à Caen. Mais il les abandonne bientôt pour suivre sa mère qui a choisi de s’établir à Paris après la mort de son mari. Il habite avec elle dans la même maison que le poète François Coppée. Est-ce ce voisinage qui incite le jeune homme à changer d’orientation ? Il jette par-dessus les moulins les études médicales pour se lancer à corps perdu dans la littérature en fréquentant les Hydropathes, un groupe de jeunes batteurs d’estrade du genre tapageur qui procèdent à des lectures publiques de leurs poèmes dans des cafés. Après les Hydropathes, les Hirsutes prendront la relève, suivis des Jemenfoutistes, puis des  Hydropathes reconstitués dont Léo Trézenik sera le vice-président. Il se fait aussi journaliste en publiant dans divers journaux des articles, parmi lesquels une série de Têtes de Turcs qui sont autant de portraits au vitriol de célébrités littéraires. Puis il crée avec deux compères un hebdomadaire, La Nouvelle Rive gauche, qui prendra en 1883 le nom de Lutèce. L’étape suivante sera un investissement dans une imprimerie d’où sortiront entre autres Les Déliquescences d’Adoré Floupette, pastiche des poètes décadents issu des plumes de Gabriel Vicaire et Henri Beauclair.

Mais l’essentiel est pour lui de se faire un nom en littérature. Après avoir donné dans la poésie un peu leste avec des recueils intitulés Les Gouailleuses et En jouant du mirliton, il frappe en 1887 un grand coup en publiant un roman à certains égards de la même veine, La Jupe, tissé d’allusions plus ou moins scabreuses aux aventures des protagonistes du milieu alors dispersé des Hydropathes, Hirsutes et autres Jemenfoutistes. Le héros en est un jeune homme nommé Kerbihan qui est encore au début de l’histoire « d’une naïveté absolue » quand il sort (tiens, tiens !) du collège des jésuites de Vannes et regagne son village natal qu’il est assez facile, au moins pour les connaisseurs de la région, d’identifier comme étant Rémalard affublé du nom de Cormenon-La-Tour. Mais là, scandale, ce pauvre Kerbihan  tombe dans les rets d’une bourgeoise obsédée sexuelle, qui se trouve être l’épouse du « seul médecin » du pays et qui lui fait subir les derniers outrages, décrits en termes imagés.

La mère d’Octave Mirbeau (née Dubosq) ayant beau être morte depuis dix-huit ans lors de la parution de ce petit brûlot, il y a lieu de penser qu’Octave, dont le père médecin habite toujours à  Rémalard, ne trouve pas cette pochade du meilleur goût. C’est très probablement ce qui explique le costume qu’il va tailler trois ans plus tard dans le roman Sébastien Roch au quincaillier de Rémalard.    

Sébastien, élève comme Kerbihan des jésuites de Vannes, y a été placé dans le roman, tout comme Trézenik dans la vie, par son père quincaillier, rebaptisé ici Elphège Roch, et décrit par Octave comme un odieux fantoche, une baudruche gonflée de suffisance, un abruti stupidement avide de reconnaissance sociale.

« M. Roch, se déchaîne Mirbeau dans un portrait digne d’une anthologie de la médisance, était gros et rond, soufflé de graisse rose, avec un crâne tout petit que le front coupait carrément en façade plate et luisante. Le nez, d’une verticalité géométrique, continuait, sans inflexions ni ressauts, entre des joues, sans ombres ni plans, la ligne rigide du front. Un collier de barbe reliait, de sa frange cotonneuse, les deux oreilles vastes, profondes, inverties et molles comme des fleurs d’arum. Les yeux, enchâssés dans les capsules charnues et trop saillantes des paupières, accusaient des pensées régulières, l’obéissance aux lois, le respect des autorités établies et je ne sais quelle stupidité animale, tranquille, souveraine, qui s’élevait parfois jusqu’à la noblesse. Ce calme bovin, cette majesté lourde de ruminant en imposaient beaucoup aux gens qui croyaient y reconnaître tous les caractères de la race, de la dignité et de la force. Mais ce qui lui conciliait, mieux encore que ces avantages physiques, l’universelle estime, c’est que, opiniâtre liseur de journaux et de livres juridiques, il expliquait des choses, répétait, en les dénaturant, des phrases pompeuses, que ni lui, ni personne ne comprenait, et qui laissaient néanmoins, dans l’esprit des auditeurs, une impression de gêne admirative. »

Voilà qui est tapé, comme on disait autrefois, avec le même mode de cruauté, d’ailleurs, que le roman de Trézenik, puisque le quincaillier Pierre-Barnabé Épinette est mort depuis quatorze ans quand Octave lui décoche cette flèche du Parthe.

Un prêté pour un rendu. Les hostilités vont-elles en rester là ? Que nenni. Trois mois après avoir encaissé cet uppercut, Trézenik réagit en annonçant dans un journal satirique parisien, Le Roquet, dont il est devenu le rédacteur en chef, le lancement prochain d’un concours pour le « massacre d’Octave Mirbeau », classé par ses soins parmi les littérateurs « arrivés » sur lesquels il se propose d’inviter ses lecteurs à se faire les crocs avec promesse de rémunération pour les plus voraces.

Ce projet mirbeauphobe ne verra toutefois pas le jour, et Octave aura la sagesse de se contenter d’ironiser dans Le Figaro du 20 septembre 1890 sur « certains jeunes » qui le « font rire avec les œuvres qu’ils promettent toujours et qu’ils ne donnent jamais (…) avec leurs journaux et leurs revues, leurs manifestes et leurs programmes. »

La hache de la guerre ne sera plus déterrée, en tout cas publiquement. Mais il n’existe, pour autant qu’on sache, aucun signe d’une quelconque réconciliation entre les deux hommes. C’est bien dommage, car quand on lit Trézenik après Mirbeau – et il en vaut la peine – on ne peut qu’être frappé par la ressemblance de leurs détestations, tour à tour acérées et désabusées (« neurasthéniques »), du clergé et de ses abus de pouvoir, de l’esprit de lucre et des injustices qu’il génère, des puissants et des misères qu’ils répandent, de l’amour et de ses multiples déboires. Ils ont aussi en commun un art consommé de l’observation et de la description des mœurs rurales.

Auteur de romans qu’il faudrait rééditer, Cocquebins, L’Abbé Coqueluche, Le nombril de M. Aubertin, Trézenik n’est pas loin de l’auteur de L’Abbé Jules quand il met en scène dans son Magot de l’oncle Cyrille un paysan léguant ses biens « aux quinze familles les plus nécessiteuses de la commune » d’Hauteboue (autre avatar du nom de Rémalard…) Et en lui faisant préciser : « Je dis nécessiteuses et non méritantes ; par conséquent, peu m’importe que leur misère provienne du chef de paresse ou d’ivrognerie du père ou de la mère ou des deux. J’entends qu’on se borne au fait de misère sans en chercher les causes. » 

Oui, Octave et Léo, Léo et Octave, ces deux-là étaient fait pour s’entendre…

 

 

M.C.


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