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CHRONIQUES DU DIABLE

Sous le titre de Chroniques du Diable a paru en 1995, aux Annales littéraires de l’université de Besançon, un recueil de vingt chroniques parues dans le quotidien radical L’Événement, entre le 4 août 1884 et le 3 janvier 1886. Les neuf premières ont paru sous le pseudonyme de Montrevêche, qui est l’exact opposé de Montjoyeux, et les onze suivantes, extraites d’une série de « Chroniques du Diable » stricto sensu, sont signées d’un petit diable aux pieds fourchus. Il ne s’agit que d’une anthologie de textes, choisis parmi les vingt-deux chroniques signées Montrevêche et les quarante-cinq « Chroniques du Diable ».

Elles ont en commun de tracer un tableau, à la fois très pessimiste dans le fond et plaisant dans la forme, de la France du début des années 1880 et des problèmes auxquels sont confrontés les individus, face à des changements de plus en plus rapides. Montrevêche, comme le suggère son nom, nous apparaît comme un moraliste un peu grognon, détaché des choses de ce monde, qui jette sur la vaine agitation de ses contemporains un regard amusé et apitoyé, plus que vraiment revêche. Quant au petit diable, emprunté au Diable boiteux de Lesage, il présente, pour le romancier, l’avantage de pouvoir s’introduire en tous lieux et de nous faire découvrir des côtés habituellement cachés de la société française, comme le fera la Célestine du Journal d’une femme de chambre (1900). Grâce à ce nouvel Asmodée, il nous est loisible de pénétrer comme par effraction dans l’esprit des grands de ce monde, ce qui sera le principe des interviews imaginaires de Mirbeau, ou d’annoncer avec une louable avance des événements pas encore advenus, telle la pendaison de Louis Riel (« L’Exécution », 20 septembre 1885), ou des œuvres encore en préfiguration, en essayant de deviner, par exemple, ce que sera « le prochain roman de Zola », L’Œuvre, en l’occurrence (21 juin 1885).

Or il s’avère que, par bien des aspects, l’Enfer évoqué par le diablotin ressemble fort à la France de la Troisième République, avec quelques années d’avance toutefois, et que, comme le sera le détour par la Chine dans Le Jardin des supplices, le recours à un observateur exotique, non pas Persan, mais infernal, constitue un procédé classique et efficace pour nous faire découvrir, à travers un regard neuf, nombre de choses sur lesquelles, de par la force de l’accoutumance, nous avons cessé de porter l’attention qu’elles mériteraient : « Imaginez-vous qu'il n'y a rien qui ressemble plus à l'Enfer que Paris. Nous avons les mêmes goûts, la même vie, les mêmes femmes, les mêmes hommes politiques, les mêmes imbéciles. Nous avons les mêmes rivalités, les mêmes mesquineries, les mêmes aspirations. Seulement, notre capitale est un peu en avance sur la vôtre » (« Littérature infernale », L’Événement, 22 mars 1885).  L'Enfer apparaît comme le double de la France, et renvoie, comme un miroir, une image critique qui devrait inciter les lecteurs à se poser des questions. Et puis, si l'Enfer s’avère bien préférable à la vie parisienne, c'est que celle-ci est devenue un véritable enfer, comme Mirbeau va en apporter une nouvelle illustration dans Le Calvaire (1886), dont le titre est symptomatique à cet égard. Dans une société où tout marche à rebours de la justice et du bon sens, il conviendrait donc de renverser le désordre établi pour remettre le vieux monde sur ses pieds.

De fait, le tableau qui est tracé de la société française des années 1880 n’a rien de bien enthousiasmant. L’humanité moderne est décidément bien malade, bien détraquée, et « la grande névrose dont nous souffrons tous », nouveau et incurable mal du siècle, prend des formes multiples : l’hystérie, mise à la mode par Charcot (« L’Hystérie des mâles », 20 mai 1885, et « Le Siècle de Charcot », 29 mai 1885) et le culte de la vitesse, l’alcoolisme (« L’Alcool », 19 septembre 1884) et les « folies amoureuses » (21 octobre 1884), l’éternelle bougeotte (« En route », 4 août 1884) et les perversions sexuelles (« De Paris à Sodome », 9 mars 1885),  « la folie de l’art » (9 novembre 1884) et la jalousie possessive et homicide (« Fini de rire », 28 août 1884, et « Le Revolver et les femmes », 20 janvier 1885), autant de monomanies qui sont le  symptôme d’un vaste malaise dans la civilisation. Si les causes profondes de notre mal tiennent à notre condition tragique, que la plupart des hommes se refusent à regarder en face, préférant à la lucidité du sage le « divertissement » pascalien et la quête effrénée de plaisirs mortifères, d’autres sont le produit d’une époque où l’on vit en accéléré et où tout change beaucoup trop vite, et d’une organisation sociale pathogène, irrémédiablement inapte à prendre en compte les aspirations nouvelles qui se sont fait jour. C’est cette vision fort noire de la société et de l’existence qui va irriguer toute l’œuvre romanesque que Mirbeau va tardivement publier sous son nom. 

Voir aussi les notices Enfer, Hystérie et Asmodée.

P. M.

Bibliographie : Bertrand Marquer, « Mirbeau et Charcot : la vision du Diable », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, mars 2004, pp. 53-67 ; Pierre Michel, « Les Chroniques du Diable », Octave Mirbeau, Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d'Angers, 1992, pp. 35-52 ; Pierre Michel, préface des Chroniques du Diable, Annales littéraires de Besançon, 1995, pp. 7-27 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l'Enfer », Société Octave Mirbeau, 2006, 34 pages ; Pierre Michel, « L'Enfer selon Mirbeau et Barbusse », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 45-56.

 

 

 


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