Pays et villes

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RUSSIE

La Russie a joué un rôle non négligeable dans la vie et les combats d’Octave Mirbeau, et, curieusement,  c’est en Russie que son œuvre a été le mieux reçue et le plus abondamment traduite, probablement pour des raisons à la fois littéraires et politiques. D’une part, le soutien qu’il a toujours apporté au peuple russe et son engagement éthique et libertaire l’ont fait apprécier de l’intelligentsia et son progressisme politique a eu des échos dans les courants tolstoïens et anarchisants. D’autre part, sur le plan littéraire, Mirbeau offrait des perspectives de dépassement de l’opposition stérile entre les courants symboliste et naturaliste, qu’il renvoyait dos à dos.

 

Mirbeau et la Russie

 

Mirbeau a manifesté un double intérêt pour la Russie, sur le plan littéraire et sur le plan politique. Mais autant il a rendu hommage à la richesse de la littérature russe, autant il a vu dans l’autocratie tsariste le pire des régimes politiques contemporains.      

Il a été particulièrement sensible à la « révélation » littéraire venue de Russie. C’est au début des années 1880 qu’il découvre, presque simultanément, Gogol, à qui il emprunte le nom du dîner des Bons Cosaques qu’il fonde en 1885 ; puis Tolstoï, dont Guerre et paix, traduit en français la même année, lui paraît une œuvre à l’inépuisable richesse ; et Dostoïevski, qui lui révèle les abysses de l’âme humaine et à côté de qui les romanciers français font désormais pâle figure. Mirbeau présente ainsi sa dette à l’égard des grands Russes dans une lettre à Tolstoï de 1903 : « Vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » C’est la littérature russe qui lui a indiqué la voie à suivre, où la profondeur psychologique est inséparable de préoccupations sociales et où l’éthique se combine avec un véritable réalisme, aux antipodes du superficiel naturalisme zolien : selon Mirbeau,  Tolstoï « apporte une nouvelle sensibilité et une nouvelle philosophie qui ont, de leur côté, fait fructifier notre littérature en maints aspects », cependant que « Dostoïevski a considérablement élargi notre palette expressive et a approfondi l’étude de l’homme jusqu’à ses abîmes les plus sombres » (« De l'alliance franco-russe », Neue Freie Presse, 14 juillet 1907).

En revanche, sur le plan politique, la Russie sert de repoussoir. Mirbeau voit dans le régime tsariste un despotisme asiatique barbare, qui repose sur la terreur liée à une répression à grande échelle, sur une police secrète omniprésente, sur « l’ignorance la plus basse, la misère la plus profonde » et « la saleté la plus abjecte », que l’on entretient délibérément dans les larges masses (« L'Âme russe », L’Humanité, 1er mai 1904). Il n’a donc cessé de dénoncer l’autocratie tsariste et l’abjection dans lesquelles le régime laisse croupir la grande majorité de la population, l’épouvantable arbitraire bureaucratique qui règne dans tout le pays, et les atroces camps de Sibérie, « pays de deuils et de souffrances », où l’on déporte, «  par voie administrative », sans jugement et en tout arbitraire des intellectuels coupables de penser (voir « Sous le knout », Le Journal, 3 mars 1895). Il dresse de la société russe, de son impitoyable police secrète, de son aristocratie corrompue et bornée, de son armée de parade, de carnaval et de racket,  un tableau impitoyable : « À mesure que l’on pénètre plus avant, dans le pays, loin des grands centres, des activités industrielles, on ne voit plus rien que de la misère, que de la détresse. Cela vous fait froid au cœur. Partout des figures hâves, des dos courbés, des échines dolentes et serviles. Quelque chose d’inexprimablement douloureux pèse sur la terre en friche, et sur l’homme aveuli par la faim. On dirait que, sur ces étendues désolées, souffle toujours un vent de mort. Les bois sombres où dorment les loups sont sinistres à regarder, et les petites villes silencieuses et mornes comme des cimetières. Nulle part on n’aperçoit plus de brillants uniformes, ni des chevaux valseurs ; les cavaliers aux voltiges clownesques ont disparu. Je demande : “Et l’armée ?.. Où donc est-elle, cette armée formidable ?” Alors, on me montre des êtres déguenillés, sans armes, sans bottes, la plupart ivres d’eau-de-vie; ils errent par les chemins et, la nuit, rançonnent le paysan, dévalisent les isbas, mendiants farouches, vagabonds des crépuscules meurtriers. Et l’on me dit tout bas : “Voilà l’armée. Il n’y en a pas d’autre. On garde dans les villes, çà et là, de beaux régiments qui dansent et jouent de la musique, mais l’armée, c’est ces pauvres diables... Il ne faut pas trop leur en vouloir d’être ainsi... Car ils ne sont pas heureux, et on ne leur donne pas toujours à manger” » (chapitre XIII des 21 jours d’un neurasthénique, 1901). La guerre russo-japonaise de 1904, qui a inspiré à Mirbeau « Ils étaient tous fous » (La Rue, janvier 1905), allait apporter une confirmation expérimentale de ce diagnostic sans concession.

En revanche, Mirbeau rend hommage à ce qu’il appelle « l’âme russe », à son mysticisme confus, au courage du peuple écrasé, au sein duquel « bouillonnent un immense amour de la vie, un immense besoin de pitié et de sacrifice, un inextinguible désir de vérité, qui vont se répandant sur le monde, par la voie prédestinée des grands écrivains  » (« L'Âme russe », L’Humanité, 1er mai 1904). Aussi a-t-il fait partie de ceux qui ont vigoureusement stigmatisé d’emblée l’alliance contre-nature entre la République Française et le sanglant despote de toutes les Russies : en 1907, rétrospectivement, il en a encore « la nausée ». Il a également dénoncé l’emprunt russe, taché de sang, qui ne profite qu’au régime de terreur, alors que les économies des Français auraient pu être investies avantageusement en Allemagne et consolider le rapprochement entre deux peuples et deux systèmes de production complémentaires. Aussi ne pleure-t-il pas sur les spéculateurs qui y ont laissé des plumes : « Un vent de panique souffla et tout un peuple se mit à pleurnicher : “Mon argent ! Mon argent ! Je veux mon argent ! Rends-moi mon argent !” Faut-il vraiment que je plaigne les pauvres possesseurs de papiers russes ? » (« De l'alliance franco-russe », Neue freie Presse, 14 juillet 1907). De même a-t-il soutenu la révolution de 1905 et participé, en janvier-février 1905, aux côtés d’Anatole France, à la fondation de la Société des amis du peuple russe. Il a de surcroît pris personnellement l’initiative, couronnée de succès, d’un pétition d’intellectuels pour exiger la libération de Maxime Gorki emprisonné : Monet et Rodin l’ont signée, mais non Paul Hervieu ni Maurice Barrès.

 

Mirbeau en Russie

 

Le nombre de traductions russes de l’œuvre de Mirbeau est tout à fait impressionnant : environ 150 ou 160... Mais il faut en fait distinguer trois périodes bien différenciées. C’est dans les premières années du vingtième siècle que Mirbeau est découvert avec enthousiasme et que, profitant du fait que la Russie n’a pas signé les accords internationaux sur le copyright, les éditeurs sans scrupules multiplient les éditions sauvages sur lesquelles l’auteur n’a aucun droit : il perd même le procès qu’il a engagé contre un de ces pirates, du nom de Korsch (voir son interview sur la propriété littéraire, Le Figaro, 11 août 1903). Pendant les sept décennies qui ont suivi la révolution de 1917, les traductions se raréfient et seuls les romans susceptibles de servir la campagne anti-religieuse du pouvoir, comme L’Abbé Jules et Sébastien Roch, trouvent grâce aux yeux des censeurs. Enfin, depuis la chute du régime dit « communiste », ce sont presque exclusivement Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre qui ont été réédités à plusieurs reprises, et ce pour des raisons visiblement mercantiles : les couvertures ou les titres des collections indiquent clairement une lecture prétendument érotique de ces deux romans fin-de-siècle, que Mirbeau a pourtant voulus douloureux.

Le plus surprenant, c’est que, entre 1908 et 1912, se soient succédé trois tentatives d’éditions prétendues complètes, un quart de siècle avant la première édition française. La première, собрание сочинений, a eu lieu en 1908, chez un éditeur non précisé, mais, pour des raisons que nous ignorons, elle s’est arrêtée après la publication des deux premiers volumes, Le Journal d’une femme de chambre et Les 21 jours. La seconde, chez Sabline, a été menée à bien entre 1908 et 1912 et comprend dix volumes publiés sous le titre de Полное собрание сочинений , mais elle  ne comporte évidemment pas Dingo, qui est postérieur. La troisième, également intitulée собрание сочинений, a paru en 1912 aux éditions Vichdo, en quatre gros volumes, mais elle ne comporte ni Dingo, ni le théâtre.

Quant aux éditions séparées des romans, des contes et des pièces de théâtre, elles sont tellement nombreuses qu’il n’est pas question de les énumérer toutes. 

- Le Calvaire (Голгофа) a eu huit éditions, en au moins cinq traductions différentes, plus au moins quatre éditions séparées du chapitre II sur la guerre, le tout entre 1906 et 1993 (cette dernière en Ouzbékistan, à Tachkent), mais rien en Russie stricto sensu depuis presque un siècle.

- L’Abbé Jules (Аббат Жюль) a connu huit éditions, dans au moins cinq traductions, mais la dernière remonte à 1929.

- Sébastien Roch (Себастьян Рок) a eu six éditions, dont au moins cinq traductions différentes, entre 1908 et 1993.

- Le Jardin des supplices a eu seize éditions et au moins six traductions différentes, sous trois titres différents (Сад мучений, Сад пыток  et Сад  терзаний). Deux versions sont accessibles sur Internet.

- Le Journal d’une femme de chambre (Дневник горничной) a connu vingt-trois éditions dans au moins sept traductions (le nom des traducteurs n’est pas toujours indiqué), entre 1906 et 2008, sans parler des nombreuses versions accessibles sur Internet.

- Les 21 jours d’un neurasthénique (Двадцать один день из жизни неврастеника) : six éditions et cinq traductions différentes, entre 1908 et 1912.

- La 628-E8 (Автомобиль 628-Е8 ou Путешествие на автомобиле) : quatre éditions sous deux titres différents, ont paru du vivant de l’auteur, auxquelles il convient d’ajouter trois extraits publiés en brochure, notamment « La Faune des route » (« Фауна дорогъ ») et « Le Sur-empereur » (Сверх-император).  

- Dingo (Динго) : deux traductions, en 1913 et 1925.

- Les Mauvais bergers : quatorze éditions, au moins neuf traductions différentes, sous cinq titres différents, la plus fréquente étant Дурные пастыри.

- Les affaires sont les affaires : neuf éditions, en sept traductions différentes et sous quatre titres différents, dont Власть денег [“la puissance de l’argent”], le plus fréquent, Рабы наживы [“esclave du profit”], нажива  [“le profit”]et Только наживы [“rien que le profit”].

- Farces et moralités : deux traductions, фарсы и аллегории (1908) et Аллегории и фарсы (1910). À quoi il convient d’ajouter les publications séparées de L’Épidémie (Эпиде́мия, quatre éditions), une traduction des Amants, deux traductions de Vieux ménages (Старые супруги), sept éditions (et quatre traductions différentes) de Scrupules (Вор, “le voleur”), trois traductions d’Interview et au moins trois éditions du Portefeuille.

- Le Foyer (Очаг) : neuf éditions entre 1908 et 1937, sept traductions différentes, sous deux titres différents.

- Six volumes de contes, plus une quantité de contes et nouvelles parus dans la presse, mais dont seule une petite partie a été recensée.

- Une édition en brochure de La Grève des électeurs (Стачка избирателей) et de « Prélude » (1906).

Tout cela est évidemment considérable, mais il reste à faire une recension systématique des articles et contes de Mirbeau traduits en russe et parus dans la presse, voire d’articles ou de contes inconnus en français et rédigés directement pour des journaux ou revues russes. Il n’est pas impossible, par exemple, que L’Amour de la femme vénale (voir la notice), dont nous ne connaissons qu’une traduction bulgare, ait paru antérieurement en Russie.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la Russie », in Voix d’Ouest en Europe, souffles d’Europe en Ouest, Presses de l’Université d’Angers, 1993, pp. 461-479 ; Octave Mirbeau, « Sous le knout », Le Journal, 3 mars 1895 ; Octave Mirbeau, Réponse à une enquête sur la répression en Russie, L'Aurore,  6 mai 1901 ; Octave Mirbeau, « Aspects russes », L'Humanité, 24 avril 1904 ; Octave Mirbeau,  « L'Âme russe », L’Humanité, 1er mai 1904 ; Octave Mirbeau, « Le Choléra russe », L'Humanité, 4 août 1904 ;   Octave Mirbeau, « Le Chancre de l'Europe », L'Humanité, 28 août 1904 ; Octave Mirbeau, « De l'alliance franco-russe », Neue Freie Presse, 14 juillet 1907.

 

 

 

 


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