Pays et villes

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Terme
LES DAMPS

Les Damps est une commune de l’Eure, située près du confluent de l’Eure et de la Seine, à 1 km du chef-lieu de canton, Pont-de-l’Arche, bourg ouvrier où l’on fabriquait des chaussons de lisière. À la fin du XIXe siècle, Les Damps comptait environ 250 habitants (un millier aujourd’hui). Mirbeau et sa femme Alice y ont habité trois ans et demi environ, d’août 1889 à l’hiver 1893. Fuyant Levallois et son bruit infernal qui le rendait fou, l’écrivain s’était mis aussitôt en quête d’une maison de campagne dans la vallée de la Seine et, après des semaines de vaines recherches, a fini par jeter son dévolu sur une maison des Damps, où le compositeur Jules Massenet résidait également à cette époque. « C'est un admirable paradis » écrit-il à Gustave Geffroy, aussitôt  après avoir signé le bail, le 30 juillet 1889.

 Nommée “Les Cèdres”, la maison est située dans la rue Morel-Billet, au n° 7, et surplombe la rive gauche de l’Eure. Elle a un plan rectangulaire, est faite de briques et est coiffée d’ardoises. Le jardin, d’environ 5 000 mètres carrés, descend en pente douce vers le fleuve et comporte un cèdre très ancien.  Le propriétaire est alors Jules-André Petit-Cuénot et le loyer s’élève à 1 400 francs par an, ce qui n’a rien d’excessif. Mirbeau trouvait pourtant le prix initial trop élevé et a dû essayer de le faire baisser, comme il l’expliquait à Claude Monet le 7 juillet, au moment où il venait de découvrir, « dans le plus admirable paysage qui se puisse voir, une maison, gentille d’aspect, mais bien incommode. Nous passerions sur pas mal d’incommodités, s’il y avait moyen de s’arranger avec le propriétaire, dont les prétentions sont exorbitantes. Nous sommes disposés aux plus grandes concessions. Mais il me paraît, de son côté, s’exagérer singulièrement le prix de sa propriété. Enfin je ne désespère pas. Et ce serait un bien grand ennui pour moi, si je n’aboutissais pas à une conclusion favorable, car je ne retrouverais nulle part, un spectacle aussi admirable que celui-là. Toute la vallée de la Seine, la vallée de l’Andelle, au loin s’ouvrant derrière le mont des Deux amants ; et tout près de nous, l’embouchure de l’Eure. Mais c’est trop beau, et il y aura bien sûr des anicroches. »

D’anicroches, il ne semble pas y en avoir eu. En revanche, les travaux et l’installation ont duré un bon mois, pendant lequel, chassé de pièce en pièce, l’écrivain n’a pu écrire ni une seule lettre, ni une seule chronique... Une fois installé, il a fait, de ce paysage qui l’enchante, une description impressionniste dans sa chronique intitulée « La Maison du philosophe  » (Le Figaro, 21 septembre 1889) : « Le petit village des Damps est bâti, près de l’embouchure de l’Eure, sur un bras de la Seine que sépare du grand fleuve une île plantée de hauts peupliers et d’oseraies abandonnées, maintenant envahies par une flore exubérante et vagabonde. Les herbes arborescentes, les fleurs sylvestres, les lianes ont tellement poussé, pullulé, elles se sont tellement jointes, enlacées, nouées les unes aux autres, que l’île, en bien des endroits, est impénétrable et qu’elle donne l’impression d’une terre vierge, d’une jungle mystérieuse, d’une sorte d’Éden sauvage, dont les maisons de villages reçoivent les violents, les âpres parfums, lorsque le vent souffle du Nord. Du grand bras de la Seine, caché par le niveau de l’île, on n’aperçoit que la rive droite, plate, nue, découvrant, par places, les écorchures blanchâtres d’un terrain marneux. La plaine ensuite, çà et là semée de bouquets de trembles et de pommiers solitaires, s’étend en paisibles carrés de cultures, jusqu’à des coteaux aux souples ondulations, aux pentes orangées, couronnées de forêts, dont la tache sombre s’attendrit, se voile de bleu léger et semble se vaporiser avec la brume qui monte, soir et matin, des nappes d’eau et des prairies riveraines. Gaiement éparpillés sur une même ligne, des villages longent le pied des coteaux, et leurs toits rouges et leurs façades blanches éclatent parmi les verdures estompées. Un peu vers la droite, la plaine s’élargit, les coteaux s’exhaussent en montagnes et s’ouvrent brusquement pour laisser voir un espace très lointain, très bleu et très rose, une enfoncée de vallée qu’on dirait remuante et légère autant que des nuées »...

Au cours de son séjour aux Damps, Mirbeau a reçu tous ses amis, notamment Auguste Rodin, Claude Monet, Paul Hervieu, Gustave Geffroy, Camille Pissarro, qui y réalisa quatre toiles du jardin de son chantre, et Jules Huret, qui y procéda, en avril 1891, à l’originale interview de l’écrivain pour sa fameuse Enquête sur l’évolution littéraire.

Deux anecdotes relatives aux Damps méritent d’être rappelées.

* Tout d’abord, induit en erreur par le maire du village, Mirbeau consacra au philosophe mondain Elme Caro une chronique reposant sur une confusion avec son presque homonyme Carau (« La Maison du philosophe », loc. cit.) et en tira, pour l’édification de ses lecteurs, une leçon sur l’Histoire (voir Histoire), dans une chronique intitulée « Une page d’histoire » (Le Figaro, 14 décembre 1890).

* Ensuite, apitoyé par la misère des pauvres chaussonniers et, plus encore, des chômeurs, exclus et sans-logis de Pont-de-l’Arche, il intervint en leur faveur auprès d’un ministre, qui pourrait bien être Freycinet, en juin 1890 : « La commune de Pont-de-l’Arche est horriblement pauvre et regorge de misérables qu’il faut soutenir. Or, l’administration municipale ne dispose d’aucune ressource. C’est, en grande partie, la faute des conservateurs qui, ici comme partout, sous prétexte de moralité, mais poussés réellement par un bas intérêt personnel, ont éloigné de Pont-de-l’Arche toute espèce d’activité industrielle. Le maire, M. Lequeux, homme excellent et intelligent, très dévoué à votre personne et à votre politique, a tenté, bien des fois, de remédier à cet état de choses, sans succès. À plusieurs reprises, il a demandé au gouvernement un secours en faveur de l’hospice, et du bureau de bienfaisance, et il se désole de ne pas l’obtenir. » Le 28 juillet suivant, en l’absence probable de réponse, Mirbeau fait paraître dans L’Écho de Paris  une émouvante chronique intitulée « Les Abandonnés », où il stigmatise l’indifférence homicide du gouvernement sollicité en vain : « Tout ce qu'il a pu faire pour cette commune misérable, ç'a été de l'obliger à construire des écoles monumentales et de l'écraser ainsi davantage sous le poids d'une dette qu'elle ne pourra jamais payer. »

C’est aux Damps que Mirbeau rédigea la première mouture du Journal d’une femme de chambre, parue en feuilleton dans L’Écho de Paris à partir du 20 octobre 1891, et Dans le ciel, paru en feuilleton dans le même quotidien à partir du 20 septembre 1892. Il est à noter que Le Mesnil-Roy, où est située l’action du Journal, n’est autre que Pont-de-l’Arche, et qu’une rue des Damps, qui monte de l’Eure vers la mairie, porte le nom de rue Monte-au-ciel, ce qui a pu inspirer au romancier l’image du pic et le titre de son roman.

P. M.

 

Bibliographie : Armand Launay, « Octave Mirbeau aux Damps et à Pont-de-l’Arche », La Fouine, n° 7, 2004  ; Armand Launay, « Octave Mirbeau : un écrivain anarchiste aux Damps (de 1889 à 1893) », in  L'Histoire des Damps et des prémices de Pont-de-l'Arche, Charles Corlet, 2007, pp. 134-137 ; Marcel Léchopier, « La Maison de Mirbeau aux Damps »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 237-241.


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