Pays et villes

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BRETAGNE

Octave Mirbeau découvre la Bretagne en octobre 1859, à onze ans, au prestigieux collège jésuite Saint-François-Xavier de Vannes. Son père, officier de santé à Rémalard, dans le Perche, soucieux de promotion sociale et de bonne éducation pour son fils, l'y a inscrit comme interne.

Le 9 juin 1863, il est renvoyé. Officiellement pour ses mauvaises notes. Officieusement, un jésuite, son maître d'étude, aurait tenté de le violer. Mirbeau racontera trente ans après, dans son roman Sébastien Roch (1890), sa vie au collège, en pleine période de cléricalisme et d'anticléricalisme militants, sur fond de république encore fragile. Il n'oubliera jamais « ces pourrisseurs d'âmes » qui enchaînent « l'esprit de l'enfant pour mieux dominer l'homme plus tard » et qui auront pourtant, malgré eux, façonné l'esprit vengeur de notre grand polémiste. Quoi qu'il en soit, Mirbeau ne se lassera jamais de la « farouche et mystérieuse beauté » des paysages maritimes.

C'est la Bretagne qu'il choisit à la veille de Noël 1883, pour guérir de son fiasco passionnel d'avec Judith Vimmer, qu'il décrira dans un autre roman Le Calvaire (1886) : « Je vais à l'extrême pointe du Finistère dans les paysages du Raz et de Plogoff essayer de me guérir de Paris...»

Il s'installe à Audierne chez le légendaire Antoine Batifoulier « au ventre pantagruélique », avant d'élire domicile chez Bidault, « le personnage le plus laid d'Armorique ». Comme plus tard son abbé Jules pour apaiser ses sens, il passe le plus clair de son temps à marcher dans la campagne, à escalader les rochers et à regarder la mer « tragique et splendide » . Mieux que la plaine, la montagne ou la forêt, la mer est « l'amie des inconsolés ». Peu à peu, il se dégrise de « l'alcoolisme de l'amour » et retrouve le chemin des hommes. Il fréquente le café Malterre, rencontre le poète Frédéric Le Guyader, accompagne les pêcheurs en mer, visite Quimper, « la ville la plus extraordinaire du monde », et se lance même dans la politique locale aux côtés du candidat... réactionnaire, contre le républicain, qui est battu aux élections!

En juillet 1884, Mirbeau regagne Paris, pour des raisons alimentaires. Au contact de la nature bretonne, sa sensibilité s'est aiguisée. Acquis aux novateurs de la peinture impressionniste, il commence une grande carrière de critique d'art et puise largement dans ses souvenirs bretons les sujets de plusieurs Lettres de ma chaumière : « Les Eaux muettes », « Audierne », « Un poète local »...

Mirbeau retrouve la Bretagne en novembre 1886, quand il apprend que son ami Claude Monet s'est installé à Belle-Ile pour peindre des motifs nouveaux. Avec sa compagne Alice Regnault, il visite grottes et gouffres derrière Monet et admire les toiles du peintre, remplies de vagues « qui se chevauchent l'une après l'autre, crêtées d'écume » et « qui marquent dans la carrière du maître paysagiste une phase encore inconnue ».

Avec la fin du printemps 1887, après son mariage en catimini, à Londres, avec Alice, Mirbeau, qui veut se mettre au vert pour écrire un nouveau roman, revient à Belle-Île avec sa femme pour chercher, en vain, une maison à louer à leurs goûts, qui ne sont pas modestes en matière d'habitat. Ils reviennent sur le continent et dénichent la propriété « admirable » de Kérisper, près d'Auray. « … ce pays vous enchantera ! Il n'en est pas de plus beau », écrit-il à Rodin. « Venez ici. C'est la solitude admirable et complète. Les siècles n'ont point passé sur ce coin de nature » s'adresse-t-il à Claude Monet.

Dans cette « demeure d'un chef chouan », il se lance  comme un « bagneux » dans la rédaction de L'Abbé Jules, l'un de ses meilleurs romans. Au mois de janvier 1888, les excès de travail, de tabac, conjugués à la fièvre paludéenne, ont raison de sa santé. Huit mois plus tard, virement lof pour lof, il prend conscience que le climat « malsain » d'Auray ne lui convient pas. « Quel sale pays que la Bretagne », lance-t-il dans un moment de déprime. Son séjour aura duré un an et demi.

Mirbeau ne reviendra en Bretagne qu'en septembre 1899, pour assister à Rennes au procès en révision du capitaine Dreyfus, en faveur duquel il s'est engagé, avec Zola, Clemenceau, le colonel Picquart. L'occasion est belle, pour lui, de réveiller le souvenir de ses anciens maîtres jésuites, en la personne du Père du Lac, devenu directeur de conscience du haut État-major et zélateur de l'antidreyfusisme. « Du conseil de discipline de Saint-François-Xavier au conseil de guerre de Rennes, il y a incontestablement une manière de fil rouge », observe avec pertinence Jean-François Nivet.

Ainsi, pour Mirbeau, la Bretagne aura été à la fois un refuge, une terre de souffrance et une éducatrice. Ses paysages l'ont ramené à l'essentiel : l'amour de la nature et de la vie, à l'envers de « l'odieux Paris ».Ses hommes et ses femmes, dans leur simplicité « gothique », le reposent des cocottes et des pantins de la capitale. Il les saisit dans les gestes simples de la vie quotidienne : pêcheur qui radoube son canot, femme qui ramende des filets, pilote qui brave la tempête, paysan qui lutte avec la lande.

Il est fasciné par leur dimension atemporelle, leurs mœurs primitives, leur vie sans pollution, leur héroïsme au quotidien. Les paysannes sont d'une « beauté ancienne, d'une pâleur liturgique de vitrail ». Quant aux hommes, ils sont « magnifiques, nobles et beaux comme aux premiers âges ».

Cette vision d'esthète rousseauiste ne dure pas. Son installation à Auray, en Morbihan – « qui est ce qu'il y a de plus bretonnant dans toute la Bretagne » – a ravivé sa haine pour ses anciens tourmenteurs jésuites. Mirbeau est passé à l'heure des grands combats et poursuit de sa hargne tous « les négateurs de vie » : prêtres, recteurs, vicaires, jésuites, qui exploitent la crédulité des faibles, violent les consciences, exacerbent le nationalisme et soufflent l'esprit réactionnaire.

Ses convictions progressistes et modernistes, son tempérament d'anarchiste, se sont cabrés contre le « fatalisme catholique ».et « la résignation de bêtes domestiques » des Bretons : « Il y a de l'Oriental dans ce Celte anémié, du musulman dans ce catholique, dont l'esprit part sans cesse en caravane de prières vers la Mecque de Sainte-Anne ». Sous sa plume, le Breton devient un gogo « tardigrade », craignant Dieu », « respectant le Diable », imperméable au progrès avec « sa peur spéciale de l'automobile ».

La Bretagne édénique de naguère a perdu son pouvoir d'attirance et d'apaisement et s'est transformée en un immense « jardin des supplices ». L'horreur imprègne l'atmosphère des contes et des romans. On y viole, on s'y pend, on y vit dans les étables, « avec les cochons et les vaches », on y pratique l'inceste, on y meurt noyé, écrasé, mutilé, dévoré par les... bigorneaux. Les pèlerinages ne sont plus que des « bretonneries », où l'on vend des saucisses et des sardines.

La douleur est aussi sociale. La Célestine du Journal d'une femme de chambre, originaire d'Audierne, connaît l'exil et la servitude. À défaut de pouvoir vivre « au pays », elle va se vendre, comme ses milliers de consœurs, aux bureaux de placement parisien. Il est loin le temps où Mirbeau quêtait les joies impressionnistes et sensuelles de la Bretagne, à la recherche « de l'odeur iodée des goémons et de l'arôme vanillé de la lande en fleurs ». «  Du sang, de la misère et des larmes ont brouillé son regard et souillé les idylliques tableaux de Van Eyck et de Monet », conclut Jean-François Nivet dans son excellente préface de Croquis bretons d'Octave Mirbeau..


J.-P. K.


Bibliographie : Octave Mirbeau, Croquis bretons, préface et notes de Jean-François Nivet, éditions Séquences, Rezé, 1993; Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, L'imprécateur au cœur fidèle, biographie, Librairie Séguier, 1990.

 


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