Thèmes et interprétations

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Terme
CRITIQUES

Octave Mirbeau a toujours manifesté le plus grand mépris pour l’engeance honnie des critiques, quel que soit leur domaine d’(in)compétence, qu’il s’agisse des critiques littéraires, des critiques d’art ou des critiques dramatiques. Selon lui, on devient critique quand on a échoué à devenir un artiste créateur : à défaut d’enfanter des œuvres dignes d’estime ou d’admiration, on se venge alors sur ceux qui y sont parvenus : « Le critique est en général un monsieur qui, n’ayant pu créer un tableau, une statue, un livre, une pièce, une partition, n’importe quoi de classable, se décide enfin, pour faire quelque chose, à juger périodiquement une de ces productions de l’art, et même toutes à la fois. Étant d’une ignorance notoirement universelle, le critique est apte à toutes besognes et n’a point de préférences particulières » (« Gustave Geffroy », L'Écho de Paris, 13 décembre 1892). Non content d’être aussi inutile que des ramasseurs de crottin de chevaux de bois (« Il ressemble beaucoup à ce drolatique et problématique industriel dont le métier – pas plus absurde que le sien – consiste à ramasser le crottin des chevaux de bois », « Une heure chez Rodin », Le Journal, 8 juillet 1900), cet inquiétant et mortifère personnage s’arroge en effet le droit exorbitant de juger de tout du haut de son ignorance crasse. On comprend dès lors que Mirbeau, tout en ayant, à sa façon, rempli la mission d’un véritable critique, tant en matière littéraire que dans le domaine des beaux-arts, n’ait pas la moindre envie d’être assimilé à cette sous-espèce abhorrée, qui se complaît jalousement à étouffer les talents originaux, ou qui, moyennant finances, encense les médiocres, les rampants et les faiseurs : « Oh ! elle est bien développée chez moi cette horreur des critiques littéraires ! Ah ! les monstres, les bandits, vous les voyez tous les jours baver sur Flaubert, vomir sur Villiers, se vanter d’ignorer Laforgue… Vous les voyez tous les jours s’emballer pour les idoles infâmes et pour les œuvres de bassesse, mettre le doigt, avec une sûreté miraculeuse, sur la médiocrité du jour, et s’étendre su l’ordure et l’abjection, avec quelle complaisance porcine ! Oui, ils me dégoûtent bien, les critiques littéraires ! » (Interview par Jules Huret, L’Écho de Paris, 22 avril 1891).

Mirbeau accuse l’écrasante majorité des critiques d’être dépourvus de toute capacité à éprouver des émotions esthétiques : « Personne – à quelques exceptions près – ne manque aussi complètement qu’un critique d’art d’impressions personnelles ou du sens de la beauté, car, s’il demeure insensible devant la nature, il doit l’être bien davantage encore devant une œuvre d’art. Jamais il ne vit de soi et en soi ; ainsi que tous les parasites, il vit dans les autres et sur les autres » (« Une heure chez Rodin », loc. cit.). Dépourvu de toute individualité, inapte à vivre de lui-même et à vibrer devant la nature ou devant une œuvre d’art, il ne se distingue donc en rien du profanum vulgus, dont il partage l’étroitesse d’esprit et le misonéisme : « Une seule et même pensée de rétrécissement intellectuel circule sous la boîte crânienne des critiques. Ils n’ont qu’une âme pour eux tous, et ils sont deux mille » (« Une nouvelle pédagogie », 25 février 1888). Il serait donc vain d’attendre des critiques qu’ils éclairent un public tardigrade, qu’ils façonnent son goût et qu’ils lui révèlent les œuvres originales : « Alors, à quoi bon la critique si, par l’éducation, le goût et la science, elle ne se montre pas supérieure au public, si elle ne le guide pas, ne l’éclaire pas, ne lui fait pas comprendre ce qu’il y a de beau dans une scène, une phrase, une observation, dût-elle heurter son sentiment et faire violence à son jugement hésitant ? » (« Auteurs et critiques », Le Gaulois, 9 février 1885).

Mais les critiques ne sont pas seulement d’« une complète inutilité » : ils sont aussi nuisibles et « malfaisants », car ils entretiennent le mauvais goût et la routine moutonnière du public, ils contribuent à maintenir les véritables talents dans l’obscurité et ils pratiquent, à l’occasion, la « chasse au génie », qui leur vaut les faveurs de la masse des imbéciles qui les lisent et qui se gaussent de tout ce qui sort des sentiers battus et de « la Sainte Routine ». Ainsi en va-t-il des critiques de théâtre, que Mirbeau compare à des pintades épouvantées par un collier d’or, car ils s’effarent « chaque fois qu’ils se trouvent en présence d’une chose qu’ils ne connaissent pas et sur laquelle il n’existe point d’opinions établies et de jugements tout faits » (« Les Pintades », Le Journal, 15 novembre 1896). Aussi ont-ils, selon Mirbeau, une part non négligeable de responsabilité dans la décadence du théâtre : « Une des principales causes de l’infériorité si constatée du théâtre, c’est la critique. Son ignorance et sa mauvaise foi […], loin de tirer l’art dramatique des ornières où il patauge depuis longtemps, l’y enfouit plus profondément », car, à l’instar de Francisque Sarcey, elle s’évertue à assurer le succès d’« œuvres absolument détestables et vides à donner le vertige » et à faire échouer, voire siffler, « des œuvres de valeur et des études consciencieuses et fortes », tant le jugement des critiques de théâtre est « atrophié par les odeurs de coulisses et cette atmosphère particulière où rarement pénètre l’air salubre et puissant de la littérature » (« La Critique et Théodora », 29 décembre 1884).

Les critiques d’art ne valent pas vraiment mieux : « Jamais la critique ne s’inclinera devant le génie. Elle est comme le hibou qui ne peut supporter l’éclat du soleil. Ses yeux trop faibles et son esprit attardé au fond des antres obscurs de la routine ne sont point faits pour d’aussi splendides lumières » (« Eugène Delacroix », La France, 14 mars 1885).

À leur décharge, Mirbeau fait valoir que l’« on n’explique pas une œuvre d’art comme on démontre un problème de géométrie » et qu’il serait donc plus sage de se taire. Mais, ajoute-t-il, « nous sommes d’irréparables bavards » (préface au catalogue de l’exposition Félix Vallotton, janvier 1910).

Seuls quelques critiques  échappent à la sévérité de Mirbeau : dans le domaine esthétique, Gustave Geffroy et Thadée Natanson ; au théâtre, Élémir Bourges et Catulle Mendès ; en littérature, Anatole France et Lucien Muhlfeld.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau critique dramatique », in Actes du colloque de Valenciennes de novembre 1999, Théâtre naturaliste - théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle,  Presses universitaires de Valenciennes, 313 pages, 2001, pp. 235-245 ; Pierre Michel, « L’esthétique de Mirbeau critique littéraire »,  préface des Combats littéraires de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 7-21 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « Mirbeau critique d’art », préface des Combats littéraires de Mirbeau, Nouvelles éditions Séguier, 1993, tome I, pp. 9-36 ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau au pays des lettres », préface des Combats littéraires de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 23-30.

 

 

 

 


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