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DANS LA VIEILLE RUE

Dans la vieille rue est un roman paru en avril 1885 chez Ollendorff, dans la collection « Grand in-18 » à 3 f. 50, sous le pseudonyme de Forsan, alias l’Italienne Dora Melegari (1846-1924). C’est le premier roman “nègre” de Mirbeau que j’aie pu identifier, grâce à une lettre de Mirbeau adressée à son éditeur Ollendorff, alors qu’il est en train d’en corriger les épreuves, imprimées chez  Chamerot. Mais nous ignorons dans quelles conditions il a été amené à composer ce roman, et, en particulier, si Dora Melegari lui a imposé un sujet ou bien s’il a été son seul maître. Quoi qu’il en soit, il y poursuit son entreprise de décrassage au vitriol de « ce petit cloaque de boue – rose et parfumé, mais de boue – qu'est le cœur des mondains », comme il l’écrira quelques années plus tard (« Paul Hervieu », L’Écho de Paris, 18 août 1891).

 

Le monde immonde

 

L’action est située sur la Côte d’Azur, à Hyères, ville qui n'est cependant pas plus nommée que ne le sera Luchon dans Les 21 jours d'un neurasthénique et qui est composée de deux quartiers bien distincts : le quartier chic, où vivent les riches venus villégiaturer, et la vieille ville, où habite la pauvre héroïne. Il s'agit une nouvelle fois du récit du sacrifice d'une innocente, Geneviève Mahoul, qui est dotée d’un prénom fortement connoté. Fille d’un médecin désargenté et dépassé, elle consacre sa vie à son frère handicapé, Maximin, dont la vie est constamment menacée et dont les traitements médicaux sont beaucoup trop coûteux. Mais le hasard d’une rencontre et le caprice d’une dame du monde, la comtesse de Crussolles,  l’introduisent dans un milieu qui n’est pas le sien, mais où elle attire le regard d’un officier noble à l’esprit un peu plus ouvert que son entourage, Georges de Briare. Ils semblent s’éprendre l’un de l’autre et un mariage est projeté, malgré le qu’en-dira-t-on. Toutefois la jeune femme finit par y renoncer, parce qu’elle n’est pas prête à sacrifier son frère, comme l’exige l’officier. Contrainte et forcée par la nécessité, elle se résigner à épouser un cousin commerçant, certes grossier, mais qui accepte de se charger de l’infirme et de payer ses soins médicaux. Sacrifice inutile, car le frère meurt pendant le voyage de noces : elle se retrouve dès lors condamnée à une vie sans espoir ni lumière : « S’il lui restait une perspective, elle n’était pas de ce monde », tels sont les derniers mots du récit.

Comme Julia Forsell, de L’Écuyère, Geneviève est victime d'une société mondaine bardée d’une bonne conscience hypocrite et homicide. Le romancier ne cède pas pour autant à un  manichéisme suspect, car, si les mondains qu'il met en scène sont rendus odieux par leur égoïsme,  ils ne sont pas individuellement responsables de ce qu'ils sont : simple produit de leur éducation et de leur milieu, ils reproduisent, sans même en avoir une claire conscience, des valeurs et des comportements propres à leur classe. Surtout, Mirbeau préserve leur complexité psychologique et crée des personnages véritablement humains, pétris de contradictions : ainsi, le séducteur professionnel qu'est le Russe Serge Lybine n'en est pas moins, en même temps, accessible à la pitié et au remords de sa mauvaise conduite envers Geneviève, qu’il a tenté de violer ; inversement, le brave capitaine de Briare, qui se croit prêt à sacrifier ses préjugés nobiliaires à son amour pour une pauvresse, est, en même temps, complètement indifférent au sort de son futur beau-frère, en qui il ne voit qu'un obstacle et qu'il tue mentalement sans le moindre scrupule.

 

Tragédie et ironie de la vie

 

Comme dans L’Écuyère ou La Belle Madame Le Vassart, Mirbeau a mis au point une machine infernale, où se combinent les engrenages des passions et des instincts et les fatalités du milieu social : c’est ce « mélange de forces intérieures et d'impulsions extérieures qui dirigent notre destinée et que nous ne saurions ni définir, ni déterminer », écrit le narrateur omniscient. La tragédie se déroule en trois actes : le premier présente le décor et les protagonistes et expose les données de la situation dramatique, le deuxième noue le drame et le troisième le dénoue, pour le pire. Extrêmement concentrée dans le temps (neuf mois seulement), elle respecte classiquement l'unité de lieu et l'unité d'action : un conflit moral qui tenaille la pauvre Geneviève, déchirée entre l’imprescriptible droit au bonheur et une morale sacrificielle inculquée par son éducation chrétienne.

L’effet tragique est renforcé par ce que Mirbeau appelle  « l’ironie de la vie », c’est-à-dire, en fait, celle du romancier qui tire les ficelles, piège à loisir ses personnages et, à l’instar du dieu de Rimbaud, semble prendre plaisir à les voir se débattre entre les mâchoires d’effrayants dilemmes. En l’occurrence, on l’a vu, il s’avère que le sacrifice de son amour et de son bonheur que consent Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que Maximin vient de mourir, sans qu'elle ait été présente pour lui offrir son aide au cours de son agonie ! Avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui est devenu “absurde”. Nouvelle ironie de la vie quand reparaît le tentateur, Lybine, qui lui fait entrevoir une vie d'aisance et de plaisir : Geneviève l'écarte vite, au nom de la « conscience du bien et du mal » que lui a inculquée sa religion, mais, si brève qu’ait été cette tentation d’une vie émancipée, elle est suffisante pour lui faire sentir plus douloureusement encore l'horreur de son emprisonnement à jamais dans une existence absurde et décolorée. Geneviève aura donc été dupée de bout en bout, et l’ironie du romancier – où l’on peut aussi voir une très moderne auto-ironie, une distance par rapport à son propre récit, comme à la fin de La Belle Madame Le Vassart – met en lumière la mauvaise pioche de ceux qui ont eu le tort de parier pour un dieu qui, à l’expérience, se révèle absent, sourd, impuissant... ou sadique. Tout se passe en effet comme si, dans un univers où tout va à rebours des aspirations de l’homme à la justice, chaque bonne action devait aussitôt recevoir sa punition, comme dans l’univers du Divin Marquis.

 

Les illusions de l’amour

 

Mirbeau s’emploie de nouveau à mettre en lumière les mortifères illusions de l’amour. Le lecteur est, un temps, incité à croire candidement, comme Geneviève, que l’amour existe, qu’il est tout-puissant, et par conséquent qu’un mariage reposant sur un amour partagé, qui ferait fi des différences de classes, appartient au domaine du possible. Mais c’est là une terrible erreur d’analyse ! Les relations entre les deux fiancés reposent en fait sur une foule de non-dits, lourds de menaces, et jamais ne s’établit entre eux la moindre communication véritable. Au contraire, on voit s’approfondir un abîme d'ignorance et d'incompréhension réciproques, car chacun n’est préoccupé que de soi et juge sa conception du monde si “naturelle” qu’elle devrait tout “naturellement” s’imposer à l’autre sans qu'il soit jamais besoin de s'en expliquer. Cet abîme qui, selon Schopenhauer, sépare les sexes de toute éternité est d’autant plus infranchissable qu’il se double ici de l’abîme qui sépare les classes et qui, de toute évidence, aurait fait de leur mariage un douloureux échec. Une nouvelle fois, « l’amour » se révèle, à l’expérience, gros de désillusions, de frustrations et de souffrances morales, comme s’il devait toujours y avoir un prix à payer en échange des quelques moments d’apparent bonheur que notre humaine condition nous autorise.

À défaut de se consoler dans la vie terrestre, on peut toujours rêver qu’on y parviendra dans une autre, comme le prétend le prêtre consulté par la jeune femme… à condition d'en payer le prix ! Est-il besoin de préciser que, pour Mirbeau, c'est là la pire des duperies ?

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel,  « Introduction » à Dans la vieille rue, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2001, t. II, pp. 971-980 ; Pierre Michel, « Dans la vieille rue, ou le sacrifice inutile », introduction à Dans la vieille rue, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-16.  

 

 


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