Thèmes et interprétations

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Terme
OEIL PANOPTIQUE

Le concept d’œil panoptique est directement issu de l’œuvre de Jeremy Bentham, philosophe utilitariste anglais de la fin du XVIIIe siècle, qui dans son ouvrage Le Panoptique (dont une synthèse destinée à l’Assemblée constituante fut traduite en français dès 1791 à la demande de l’auteur) présente un nouveau modèle de prison, plus sobre, plus économique, et plus juste. Le principe de transparence qui y préside garantit une meilleure surveillance mais également la sécurité des prisonniers désormais arrachés au pouvoir arbitraire des gardiens. Bentham participe, avec ce texte, au grand mouvement de réflexion sur les prisons qui anime la fin du siècle des Lumières. Si par son projet le philosophe souhaitait réformer une institution déjà décriée pour son insalubrité, sa surpopulation et son incapacité à réformer moralement les prisonniers, son panoptique est passé à la postérité comme exemple d’architecture coercitive et comme principe de contrôle des individus généralisable à l’ensemble de la société, selon l’analyse à laquelle se livre Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir.

Induit par certaines avancées techniques et omniprésent dans la question des dispositifs de surveillance, le panoptique  accompagne les mutations sociopolitiques de tout le XIXe siècle. Il aurait donc été étonnant qu’il ne trouve pas d’échos dans une œuvre comme celle de Mirbeau, attachée à dénoncer toutes les entraves faites au développement de l’individu.

De fait, les espaces du roman mirbellien sont souvent des espaces panoptiques. La forme des textes de Mirbeau présente, par le biais d’une architectonique récurrente, une réelle proximité avec certaines règles formelles de la prison idéale imaginée et décrite par Bentham, composée d’espaces hiérarchisés permettant le contrôle d’un centre sur la périphérie. Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901), qui décrit le séjour d’un personnage dans une ville de cure, font de celle-ci un archétype de l’espace panoptique dans lequel les lieux sont organisés de telle manière qu’ils dépendent les uns des autres : à la description la ville de cure, enclose dans la montagne et dans laquelle chaque bâtiment, comparé à une caserne ou un asile, semble interchangeable, répond la présentation de l’asile et de ses bâtiments concentriques. On ne saurait mieux dire l’homologie entre le lieu de loisir et le lieu d’enfermement. La même disposition, et le même cheminement de la périphérie vers le centre, se trouvait déjà dans Le Jardin des supplices (1899). Et c’est bien le cœur du jardin qu’il s’agit d’atteindre afin d’en connaître le secret pour le dévoiler au lecteur. Emprisonnement ou transparence, deux notions essentielles au dispositif panoptique président à la topographie des romans.

Cette disposition des espaces trouve son corollaire dans l’omniprésence du regard inquisiteur. Voir et savoir, telles sont les deux règles sociales qui dominent. De là les nombreuses allusions à la surveillance permanente exercée par les maîtres dans Le Journal d’une femme de chambre (1900). Madame Lanlaire en est le parangon, véritable Argus qui veille à l’intégrité de ses biens. Célestine en résume l’attitude dans une formule lapidaire dont elle a le secret : « Ce qu’elle en a un œil ». Mis en valeur dans de nombreuses pages, l’emploi du temps, qui asservit la domestique, ne laisse pas d’appartenir également aux techniques de dressage inventoriées par Foucault, qui enveloppe l’école et la caserne dans le même opprobre. Bien avant le roman de 1900, Sébastien Roch dénonçait déjà la prison jésuite du collège de Vannes et les horreurs de la vie militaire, tandis que L’Abbé Jules (1888) présentait des personnages obsédés par la maîtrise des individus. Le jeune narrateur était envoyé par ses parents auprès de son oncle moins pour raviver des liens familiaux plus que lâches que pour percer le secret de son absence et leur servir d’espion dans la maison de leur parent. Car il s’agit, avec l’œil panoptique, d’assigner à chacun une place sur l’échiquier social et de s’assurer que nul ne s’en écarte. Principe de contrôle qui explique le climat étouffant de romans tels que Le Jardin des supplices ou Les Vingt et un jours d’un neurasthénique.

Loin toutefois de développer un sentiment obsidional, les narrateurs mirbelliens ont recours à une dimension méconnue du procédé panoptique, faisant appel à un principe inscrit au cœur même du projet de Bentham : le retournement de « l’œil du pouvoir » en « œil du peuple » (ainsi que Christian Laval définit la caractéristique propre du panoptique dans sa postface au Panoptique intitulée « De l’Utilité du panoptique », Mille et une nuits, 2002, p. 64). L’originalité de la critique des instruments de domination, chez Mirbeau, réside dans cette propension à illustrer l’autre versant de la théorie panoptique en donnant aux individus soumis au contrôle ce même droit de regard – au sens propre du terme – sur les pratiques des représentants de la norme.

L’écriture fait le choix d’un système d’énonciation privilégié, en l’espèce du récit à la première personne, dont la subjectivité revendiquée se veut un rempart contre la normativité, une réaction contre l’esprit grégaire. À ce parti pris s’ajoute celui, à l’origine du complexe d’Asmodée (voir cette entrée) repérable dans l’œuvre romanesque, de l’inclusion du personnage-narrateur dans des environnements particulièrement opposés à ses valeurs ou à son habitus. Cette version moderne de l’ingénu, maintes fois répétée depuis Sébastien Roch jusqu’à Georges Vasseur, fait du principe de révélation le cœur de la poétique de Mirbeau. Nul mieux que Célestine n’affiche cette volonté de dévoiler les arrière-cuisines de la bourgeoisie, forte de l’avantage qu’elle a d’en être un témoin privilégié. Tout le roman est à la recherche des vertus du scandale pour miner les représentations sociales et le plaidoyer de Célestine en faveur du domestique, véritable « monstre », tâche de le faire échapper aux déterminismes sociologiques et aux catégorisations péremptoires élaborées par les sciences sociales. L’œil panoptique devient donc synonyme d’effraction, gage de revanche des dominés, des sans-voix, auxquels les romans de Mirbeau offrent un relais pour leur parole confisquée.

En devenant l’apanage de chacun, il constitue bien l’un des éléments de la révolution démocratique qu’opère le siècle. Ne se retrouve-t-il pas dans les « choses vues », genre qui, après Hugo, fait florès ? Loin toutefois de se cantonner au pittoresque caractéristique de ce type d’ouvrage, l’œil panoptique se met au service d’une visée polémique et déborde du seul genre romanesque pour alimenter aussi la production journalistique de Mirbeau. Ce dernier ne méconnaît pas l’influence de la presse. En analyste lucide de son époque, il perçoit sa force de persuasion et l’arme de propagande que peut représenter un journal, « outil de vulgarisation formidable », comme il l’écrit à Pissarro en septembre 1891. Mirbeau incarne ce journalisme de combat auquel l’apparition du journaliste-témoin donne toute sa puissance. L’œil panoptique plonge alors son regard dans toutes les couches de la société, soulève tous les voiles sous lesquels les conventions étouffent les libertés. Principe redevenu progressiste, il représente la meilleure illustration de cette quête de vérité et de justice qui n’a cessé d’animer Mirbeau.

Voir aussi les notices Complexe d’Asmodée, Prison, Sébastien Roch, Le Journal d’une femme de chambre et Les 21 jours d’un neurasthénique.

A. V.

 

Bibliographie : Sándor Kàlai, « “Des yeux d’avare, pleins de soupçons aigus et d’enquêtes policières” » (Le Journal d’une femme de chambre et le roman policier) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 65-77 ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94.

 


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