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PREMIERES CHRONIQUES ESTHETIQUES

Sous ce titre a été publié en 1996, par la Société Octave Mirbeau et les Presses de l’Université d’Angers, un volume de 358 pages qui comporte soixante-dix-huit articles sur l’art parus sous pseudonyme entre 1874 et 1882, dans L’Ordre de Paris, Le Gaulois et Paris-Journal. On y trouve surtout les « Salons » de 1874, 1875 et 1876, parus sous la signature d’un fruit sec du nom d’Émile Hervet, journaliste politique bonapartiste bien en peine d’intervenir dans un domaine auquel il n’entendait rien. Nous ignorons quelle a été exactement la marge de manœuvre du “nègre”, et il est bien possible que certains éloges, à l’adresse de peintres d’obédience bonapartiste, par exemple, relèvent plus du politique que de l’esthétique. Il semble néanmoins que Mirbeau ait disposé d’une assez grande latitude, les choses de l’art étant considérées comme de moindre importance dans le quotidien de l’Appel au Peuple. On retrouve en effet les critères d'appréciation du futur grand critique d’art, ses valeurs esthétiques, ses exécrations et ses coups de cœur, et aussi ses mots, ses tics, ses procédés de prédilection, son humour désopilant, son sens de la dérision, son style si caractéristique et qui reflète si bien son « tempérament » d'exception.


Dans un journal politiquement conservateur, dont le titre constitue tout un programme, et dont le lectorat respecte aveuglément les institutions consacrées par la tradition, Mirbeau s'attaque à bras raccourcis à toutes les gloires piédestalisées (Bouguereau, Bonnat, Cabanel, Carolus-Duran, Benjamin-Constant), au système politique et administratif qui assure le triomphe des « médiocres » et des « nullités », et au public bourgeois de « gros prud'hommes » misonéistes, qui admirent dévotement les croûtes surdimensionnées qu'on présente à leur adoration. Dès son premier article, le 3 mai 1874, il proclame que, « si les beaux-arts vivent en France, c'est bien malgré la politique » et que les vrais talents ne font ni bruit, ni réclame. Sa tête de Turc préférée est  déjà Alexandre Cabanel, qui  n'est pas seulement inapte à la peinture et au dessin (voir par exemple l’article du 4 mai 1876, où Mirbeau tourne en dérision une de ses toiles), mais surtout le dictateur incontesté qui règne en tout arbitraire sur le Salon – qu’il surnomme « la maison Cabanel » – et qui impose ses normes, protège ses élèves et distribue médailles et commandes de l'État. 


Les véritables artistes, que Mirbeau révère déjà, ce sont ceux qui, même s'il leur arrive d'exposer au Salon, poursuivent fièrement leurs œuvres, sans se soucier des cris d'orfraie des uns et des petites ambitions des autres : Pierre Puvis de Chavannes, « le seul à qui la grande peinture soit permise », parce qu'il a « une individualité artistique d'une rare élévation » et « un style magistral » (9 mai 1874) ; Camille Corot, auteur d'« admirables paysages » (7 mai 1874) ; et Édouard Manet, dont la peinture « à la va-te-faire-fiche », mais « juste » et « vivante », jette les bourgeois « dans des rages incommensurables » et leur fait dresser les cheveux sur la tête (28 juin 1874). Certes, dans ses jugements, le critique débutant accorde encore de l’importance à la composition et au dessin, ce qui est symptomatique de ses difficultés d’alors à rompre radicalement avec tous les présupposés de la peinture traditionnelle, et à comprendre et à vraiment apprécier les innovations de ceux que les critiques qualifient d'« intransigeants » et qui, justement, n’exposent pas au Salon. C’est seulement quand il fréquentera Monet, Renoir, Raffaëlli et Pissarro que Mirbeau sera à même de s’initier durablement à leur art. Mais, si son évolution est incontestable, la continuité n’en est pas moins éloquente entre ses premières chroniques et celles de sa maturité : même horreur de l'académisme et de ses pompes, de son léchage et de son « blaireautage », de ses sujets conventionnels et de ses personnages en carton-pâte, en cire ou en chocolat ; même refus des « recettes », qui ne sont que des « éteignoirs » (7 juin 1876) ; même indifférence aux sujets traités ; même primauté de l'émotion, de la subjectivité et de la sensibilité propre de l'artiste, qui importent infiniment plus que l'anecdote ; même méfiance à l'égard des écoles constituées, auxquelles il oppose « les leçons de Madame la Nature » (24 mai 1876) ; et même affirmation de la nécessité, pour l'artiste, de voir la Nature par lui-même, avec ses propres yeux, et non à travers les verres déformants de la sacro-sainte tradition et de l'École, ce qui implique une véritable ascèse.  

Les futurs grands combats esthétiques que va mener Mirbeau s'inscrivent dans le droit fil des premiers « Salons » de L'Ordre, où il fait ses preuves et ses gammes,  où il porte les premiers coups à un système artistique encore très puissant et où il s'échine déjà à promouvoir des talents inconnus.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, Octave  Mirbeau – Aspects de la vie et de l’œuvre, L’Harmattan, 2008, pp. 244-256 ; Christian Limousin, « Octave Mirbeau, critique d’art “nègre” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 95-109 ; Pierre Michel, « Les débuts d’un justicier », préface des Premières chroniques esthétiques, Presses de l’Université d’Angers, 1996, pp. 5-17.


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