Thèmes et interprétations

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Terme
THEATRE

Le théâtre se meurt



Mirbeau n'est venu que tardivement au théâtre. Mais il n'a pas cessé pour autant de s'y intéresser et d'y mener aussi le bon combat. Les premiers articles signés de son patronyme, à L'Ordre de Paris, en 1875 et 1876, sont des chroniques dramatiques ; le premier pamphlet qui lui a valu d’emblée la notoriété, en 1882, est Le Comédien ; et l'une de ses dernières interventions publiques à scandale est un bilan des plus critiques de la production théâtrale du temps (dans Comoedia du 16 novembre 1911). De longue date, le théâtre a exercé sur lui une attirance qui ne s’est jamais démentie. Et pourtant, avec sa constance habituelle, il n'a cessé, pendant plus de trente-cinq ans, de crier à la mort du théâtre. En 1885, il constate par exemple que « le théâtre tout entier est en proie à une maladie lente, mais sûre, qui ne peut qu'empirer tous les jours et qu'il n'est au pouvoir d'aucun médecin de guérir » (« La Presse et le théâtre », La France, 4 avril 1885). Inutile d'incriminer des boucs-émissaires qui n'en peuvent mais : « Le théâtre ne meurt ni du billet de faveur, ni de la cherté des places, ni de la censure », comme s'obstinent à le croire ceux qui refusent de regarder en face une situation déplorable, « le théâtre meurt du théâtre » : « Depuis plus de trente ans, tous les soirs, sur tous les théâtres, on joue la même pièce. » (« À propos de la censure », Le Gaulois, 20 juillet 1885). Selon lui, « les directeurs ne veulent plus recevoir de belles œuvres, les auteurs ne veulent plus en faire, le public ne veut plus en entendre, les comédiennes ne veulent plus en jouer. [...] Les véritables auteurs aujourd'hui sont la couturière et l'entremetteuse [...]. Car c'est ça le théâtre, le théâtre d'aujourd'hui, c'est ça, c'est tout ça. De la chair nue, des chiffons, des ficelles, un peu de gaieté triste et beaucoup de dégoût ; la toute-puissance de la coterie, le triomphe de l'industrialisme sur le talent ; de la bêtise, de la vanité, de la vénalité, et cette blague grossière et basse qui, la bouche tordue, les joues fardées et la voix canaille, hurle sinistrement l'avilissement d'un peuple et la fin d'un monde » (« Le Retour des comédiennes », Le Gaulois, 15 septembre 1884).

La crise du théâtre ne fait en effet que refléter la crise générale d'une société décadente et moribonde.  Si « le théâtre, qui vit du public, ne peut être autre qu'il est actuellement », c'est parce qu'il témoigne d'« une crise sociale qui ne se modifiera que par une révolution radicale dans les mœurs et dans le goût ». Autrement dit, ce n'est pas demain la veille : « L'heure n'appartient pas aux don quichottismes inutiles », conclut-il avec un découragement qui ne lui est pas coutumier (« Chronique parisienne », La France, 23 octobre 1885). En attendant cette très hypothétique révolution culturelle qu'il appelle de ses vœux depuis 1877 et à laquelle il va oeuvrer, quoi qu'il en dise, avec son habituel « don quichottisme », il n'y a rien à espérer : « Le théâtre tel que vous l'aimez » – écrit-il à Edmond de Goncourt au lendemain de la première, fort chahutée, de Germinie Lacerteux, en décembre 1888 – « et tel que nous le rêvons est impossible. Et les chefs-d'œuvre n'y peuvent rien. Pour le conquérir et l'imposer, il faut conquérir et imposer des tas de choses que nous ne sommes pas près d'avoir. Il faut un public nouveau qui ne pourra se former que par une complète révolution sociale, une refonte entière de nos lois et de nos mœurs. Tout se tient. ». À défaut de cette « révolution sociale » problématique, il caresse un « rêve magnifique » et radical : la suppression pure et simple du théâtre (« Rêverie », Le Figaro, 21 octobre 1889) ! Et, pour aider à la mise à mort, indispensable à l'hypothétique résurrection, il appelle les spectateurs un tant soit peu lucides et exigeants à faire la grève des salles de spectacle : « Que chacun reste chez soi ! » (« La Presse et le théâtre », loc. cit.), de même que, parallèlement, il invite les électeurs à faire la grève des urnes.

 

Les causes profondes de la crise du théâtre



Quelles sont, selon lui, les causes profondes du mal  qui ronge et tue le théâtre ?

            * Le mal vient tout d'abord du triomphe de l'économie capitaliste et du mercantilisme généralisé, et, subsidiairement, de l'émergence de la nouvelle classe dominante : une bourgeoisie dépourvue de toute sensibilité esthétique et dont le seul moteur est la recherche du profit à n'importe quel prix. Elle a transformé toutes choses en vulgaires marchandises et elle soumet toutes les productions de l'esprit et les œuvres d'art à la dure loi de l'offre et de la demande. Le théâtre n'est donc plus qu'une industrie, y compris sur les scènes d'État, qui auraient dû donner le bon exemple, mais qui, la concurrence aidant, sont amenées à s'aligner sur les scènes privées.

            * Le public des théâtres, sans lequel aucun profit ne serait possible, a été modelé, conditionné, abêti, par des années d'aliénation et de mutilation, comme tout un chacun. Il a, comme Mirbeau l'écrit plaisamment à Goncourt, « une âme de mirliton et d'orgue de barbarie ». Certes, la fraction éclairée du peuple a su résister au rouleau compresseur du nivellement intellectuel en forgeant ses armes dans la lutte des classes. Mais le théâtre parisien n'est évidemment pas fait pour les prolétaires : « Il a été détourné de sa véritable fonction sociale. Il a subi la loi néfaste et injuste qui veut que tout soit pour les riches et qu'il n'y ait rien, dans la nature et dans la vie organisée, qui appartienne aux pauvres » ; il est donc devenu « un privilège de délassement pour les classes aisées » (« Le Théâtre Populaire », Le Journal, 9 février 1902). Or que vont chercher au théâtre les représentants de ces « classes aisées » en quête de « délassement » ? Les uns vont s'y montrer, exhiber leurs tenues à la mode, leurs bijoux, leurs maîtresses, ou jouer de la lorgnette à la recherche de tout ce qui pourrait alimenter les prochains cancans ; d'autres en attendent une digestion bien tranquille, que ne trouble aucune émotion vraie ni aucune réflexion ; d'autres encore viennent y renifler de jolies femmes dans la salle et, sur la scène, « de la chair nue » rendue encore plus affriolante par le talent des couturières. Tous exigent d'y trouver la confirmation de leurs préjugés de classe, la satisfaction de leur inébranlable bonne conscience, et un simple divertissement qui les rassure et renforce les mythes dont leur confort moral a besoin, à commencer par le mythe de l’amour, qui fait rêver les comtesses et les portières et qui est le sujet incontournable de toutes les pièces de boulevard.

            * Connaissant le profil des consommateurs de spectacles, les entrepreneurs qui possèdent les salles de théâtre et les gestionnaires avisés qui les dirigent n'ont pas d'autre choix, s'ils veulent faire de l'argent, que de leur offrir ce qu'ils attendent. Le mercantilisme entraîne inéluctablement un abaissement au niveau du public. Si « les directeurs ne veulent plus recevoir de belles oeuvres », c'est tout simplement parce qu'ils ne sont que « les chefs d'une exploitation commerciale » : peu soucieux de « compromettre l'argent qui [leur] est confié », ils évitent comme la peste « les hardiesses dangereuses » et, dans la pratique, jouent bel et bien le rôle de « censeurs » (« À propos de la censure », loc. cit.).

            * Dans cette tâche de castration du théâtre, la veulerie des directeurs est activement renforcée par les critiques dramatiques, qui sont de la même farine que les critiques d'art : aussi inutiles et aussi malfaisants : « Une des principales causes de l'infériorité si constatée du théâtre, c'est la critique [...]. Jamais la critique n'a su discerner un ouvrage remarquable, trouver un artiste, faire surgir un nom glorieux. Les grands, elle les a étouffés, toujours, sous ses quolibets de gavroche, et sous ses doctrinailleries de pion. Les médiocres, elle les a pris, choyés, élevés » (« La Critique et Théodora », Le Gaulois, 29 décembre 1884). Les détenteurs de la rubrique théâtrale des quotidiens sont en effet à l'unisson du public : « Au fond, que demande la critique à un auteur ? De l'amusement, une distraction de quelques heures, et c'est tout. Elle vient au théâtre pour se reposer. Son sacerdoce s'arrête là : son idéal n'est pas autre que celui du public. Elle considère un auteur dramatique comme un clown, un gymnaste, un prestidigitateur, et elle ne réclame de lui rien de ce que peut donner un artiste. [...] Alors, à quoi bon la critique, si, par l'éducation, le goût et la science, elle ne se montre pas supérieure au public, si elle ne le guide pas, ne l'éclaire pas, ne lui fait pas comprendre ce qu'il y a de beau dans une scène, une phrase, une observation, dût-elle heurter son sentiment et faire violence à son jugement hésitant ? » (« Auteurs et critiques », Le Gaulois, 9 février 1885). L’incarnation exécrée de cette critique tardigrade et malfaisante est le ventripotent Francisque Sarcey, une des têtes de Turcs préférées de Mirbeau.

            * Le cinquième responsable de la mort du théâtre est le cabotinisme, tel que l'incarnent par exemple Frédéric Febvre, vice-doyen de la Comédie Française, Sarah Bernhardt, Mounet-Sully et surtout Constant Coquelin, « notre grand cabotin national », qui prétend « incarner la France », et dont les « 2.809 portraits » et les « 3.046 bustes » se répandent comme la peste (« Dies illa », Le Journal, 17 juin 1894)... Au lieu d'être de modestes servants de l'œuvre d'art, ils tirent toute la couverture à eux. Dans le star system qui triomphe sur toutes les scènes d'Europe, ils oublient « l'humilité de leur rang social au point de se substituer à la littérature et de s'ériger en juges souverains » : « Ce qui pèse sur la littérature, ce sont les comédiens ; ce sont eux qui ouvrent ou ferment, suivant leur bon plaisir, la carrière d'un artiste et d'un écrivain. Les chefs-d'œuvre, et par conséquent une bonne partie de la gloire d'un siècle, sont à la merci d'une assemblée de Tabarins, de Paillasses et de Bobèches » (« Les Faux bonshommes de la Comédie-Française », La France, 19 mars 1885).

            * Mais si « aujourd'hui le comédien est tout », si on lui dresse « des statues, des palais et des panthéons », c'est parce que nous vivons dans une « époque de décadence » : « Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte. Quand, au grand soleil de la Grèce, à la pleine clarté du jour, le peuple applaudissait, emporté dans le génie de Sophocle, le comédien n'était rien, il disparaissait sous le souffle superbe de l'œuvre » (« Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882). Bref, le triomphe du cabotin est lié en grande partie à l'absence d'auteurs dramatiques dignes de ce nom. Pour la plupart, ce ne sont que des fabricants qui façonnent une pièce sur le modèle courant, pour être sûrs de ne froisser ni les comédiens, ni les directeurs, ni les critiques, ni le public. Pour la quasi-totalité de ces industriels de la scène, le théâtre doit se conformer à des règles impératives, qui l'éloignent radicalement de l'art et de la littérature, et qui établissent « un infranchissable abîme » entre « le penseur » et « l'homme de théâtre », qui « ne connaît que les ficelles » et qui doit « soigneusement réprouver la noblesse du style et la vérité des caractères » (Les Grimaces, 28 juillet 1883). Ainsi, « le théâtre ne meurt pas uniquement du décret de Moscou », par lequel, en 1812, Napoléon a instauré le comité de lecture du Théâtre-Français, « pas plus que des comédiens, qui ne l'aident point à vivre, pourtant. Le théâtre meurt du théâtre, voilà tout. Il meurt de ceux qui le dirigent aussi bien que de ceux qui lui fournissent sa nourriture empoisonnée et quotidienne. [...] Ces gens ne comprennent pas que les dix ou douze situations, que les huit ou dix thèses dont le théâtre se vêt si misérablement depuis vingt ans, sont usées, étramées, en lambeaux, en guenilles, à force d'avoir été retapées, retournées, ressemelées par un tas de raccommodeurs dramatiques qu'on persiste à traiter de génies » (« La Question des comédiens et du théâtre », Le Gaulois, 22 mars 1886).

Malgré ce diagnostic vital, et malgré son profond pessimisme, Mirbeau va entreprendre de se battre pour rénover le théâtre et lui redonner vie : d’une part, en encourageant les metteurs en scène novateurs (Antoine, Lugné-Poe) et les auteurs qui renouvellent l’art dramatique (Ibsen, Maeterlinck) ; d’autre part, en frayant lui-même des voies nouvelles, avec ses Farces et moralités, ou en revitalisant et en actualisant le modèle de la grande comédie moliéresque de mœurs et de caractères, dans Les affaires sont les affaires et Le Foyer.

Voir aussi les notices Théâtre populaire, Bourgeois, Capitalisme, Amour, Censure, Marchandisation, Sarcey, Lugné-Poe, Maeterlinck, Ibsen, Théâtre complet, Farces et moralités, Les affaires sont les affaires et Le Comédien.

P. M.

 

Bibliographie : Nathalie Coutelet, « Octave Mirbeau propagandiste du théâtre populaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 185-203 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », préface du Théâtre complet, Éditions InterUniversitaires, 1999, pp. 7-17, et Eurédit , 2003, t. I, II, III et IV, pp. 7-17 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 187-218 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau critique dramatique », in Actes du colloque de Valenciennes de novembre 1999, Théâtre naturaliste - théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle,  Presses universitaires de Valenciennes, 313 pages, avril  2001, pp. 235-245

 

 

 


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