Thèmes et interprétations

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Terme
GRIMACES

GRIMACES

 

Un terme polysémique

 

            Le terme de « grimaces » est particulièrement affectionné par Mirbeau. Il est polysémique, ce qui contribue à sa richesse et à l’intérêt de son emploi. Il peut, naturellement, désigner des signes extérieurs de souffrance ou de dégoût, ou au contraire d’amusement, de moquerie et de dérision, l’un pouvant d’ailleurs entraîner l’autre : ainsi Mirbeau prend-il plaisir à « faire grimacer » les nantis, les bourgeois, les politiciens et les « honnêtes gens », plus crapuleux encore à ses yeux que les pires canailles, en les démasquant et en les livrant à la risée de ses lecteurs. Mais l’acception la plus riche est celle que l’on trouve chez Pascal : l’ensemble des moyens visant à impressionner l'imagination des faibles, afin de les duper et de les aveugler, en leur en imposant par de faux-semblants. Toute la respectabilité des puissants ne repose, pour Mirbeau, que sur un ensemble de « grimaces », c’est-à-dire des apparences avantageuses, mais trompeuses : de belles manières, un mode de vie qui fascine, des façons de s’exprimer qui distinguent, des vêtements coûteux et à la mode, un apparat impressionnant, etc., qui tendent à faire croire au bon peuple que ces gens-là méritent effectivement d’exercer le pouvoir et d’être richissimes et honorés. Dans des domaines différents, les cérémonies officielles, les célébrations en grande pompe, les décorations distribuées comme des hochets, les salons de peinture, les prix littéraires, les réceptions réservées aux happy few, les rubriques mondaines des journaux, etc., participent de cette comédie donnée en permanence ad usum populi. Mais, selon Mirbeau, il en va de même du suffrage universel, qu’il dénonce, comme tous les libertaires, parce qu’il n’y voit qu’une duperie qui n’a d’autre fonction que d’aliéner le docile troupeau d'électeurs abêtis et de le conditionner à la soumission et au respect de l’ordre établi (voir « La Grève des électeurs », Le Figaro, 28 novembre 1888).

            Dans toue son œuvre de démystificateur, Mirbeau s’est donc employé à faire découvrir à ses lecteurs la réalité camouflée derrière le theatrum mundi, pour les obliger à « regarder Méduse en face ». En faisant apparaître les puissants de ce monde dans leur hideuse nudité, en arrachant leurs masques, en révélant leurs pensées sordides, en démystifiant les institutions les plus prestigieuses ou les plus respectées, telles que l'Armée ou l'Institut, l'Église ou la “Justice”, et les valeurs consacrées, telles que le patriotisme,, le suffrage universel ou les millions des Rothschild, il permet à son lectorat d'ouvrir enfin les yeux et de juger sur le fond des choses, et non sur leur simple apparence. C’est ainsi que, dans Le Journal d’une femme de chambre, il recourt à une domestique qui n’a pas ses yeux dans sa poche et qui perçoit les riches à travers le trou de la serrure, dans leur intimité nauséeuse, tels qu’en eux-mêmes enfin..., dépouillés de tout ce qui les distingue et contribue à leur respectabilité. C’est éminemment subversif, et les critiques de l’époque ne s’y sont pas trompés, qui ont scrupuleusement respecté la loi du silence autour d’un livre aussi sulfureux.

 

Les Grimaces de 1883

 

Ce n’est évidemment pas par hasard si Mirbeau a appelé Les Grimaces un hebdomadaire de combat, petit format et à couverture de feu, qui n’a vécu que six mois, du 21 juillet 1883 au 12 janvier 1884. L’objectif du commanditaire, Edmond Joubert, vice-président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, était de ratisser très large, en concentrant les critiques sur la cible prioritaire qu’étaient les opportunistes au pouvoir, accusés d’avoir fait main-basse sur la France et de crocheter impunément les caisses de l’État. De la sorte, ce pamphlet attrape-tout pouvait plaire à la gauche radicale et à l’extrême gauche socialiste et anarchiste (il a été applaudi par Jules Vallès, Henry Bauër et Gustave Geffroy) aussi bien qu’à la droite monarchiste et bonapartiste.

Octave Mirbeau était le rédacteur en chef de cet hebdomadaire, qui entendait accomplir une œuvre de salubrité publique en démasquant les forbans de la politique, les pirates des affaires et les grimaciers des lettres, selon le programme exposé dans l’affiche placardée dans tout Paris en juillet 1883. Il s’agit de « faire grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d’agioteurs, d’aventuriers, de cabotins et de filles », et de permettre ainsi au public de s’affranchir « de cette servitude » et de reconquérir sa « fierté » : « Il faut lutter – ou tomber. Les Grimaces paraissent pour donner le signal du branle-bas. » Beau programme, en vérité, et on ne saurait dire qu’il n’a pas été suivi à la lettre. Dès l’éditorial du numéro inaugural,  la provocatrice « Ode au choléra », Mirbeau en appelle au choléra vengeur, à défaut de « l’émeute libératrice », pour chasser les « misérables » et les « criminels » qui ont mené la France à la décadence. Après quoi Mirbeau et ses quatre associés – Paul Hervieu, Alfred Capus, Étienne Grosclaude et Louis Grégori – s’emploient à faire éclater nombre de scandales, par exemple celui des « financiers opportunistes » et des tramways parisiens, à stigmatiser les politiciens adeptes du « pot-de-vinat » et à déboulonner des tas de fausses gloires, parmi les gens de lettres et de théâtre, pour accorder la préférence à des écrivains qui honorent le pays, tels Barbey d’Aurevilly, Paul Bourget, Guy de Maupassant ou Élémir Bourges. Il arrive aussi à Mirbeau de se faire prophète et de rêver du jour où,, en l’absence d’un dictateur ou d‘une victoire des radicaux, qui seuls pourraient mettre un terme au chaos, à la gabegie et à la « déroute », on pourrait bien voir la foule parisienne en révolte promener « au bout d’une pique la tête de Jules Grévy, sanguinolente et livide » (« La Fin », 6 octobre 1883)...

Malheureusement cette mission de salubrité publique a été gravement ternie par des dérapages antisémitiques (voir la notice Antisémitisme) tout à fait inexcusables et que Mirbeau lui-même, faisant un public mea culpa, qualifiera rétrospectivement de « barbarie » au cours de l’affaire Dreyfus (voir «Palinodies », L’Aurore, 15 novembre 1898). Dans ses propres éditoriaux comme dans d’autres rubriques, les Juifs sont accusés de s’être immiscés à des postes de commande dans tous les secteurs de la société, et pas seulement dans la finance : ils seraient devenus également les maîtres des villes et étendraient leur domination sur des campagnes (voir « L’Invasion » et « Encore l’invasion », 15 et 22 septembre 1883) Le théâtre n’échapperait pas davantage à leur emprise délétère (voir « Le Théâtre juif », 3 novembre 1883).

Dès le 14 janvier 1885, soit exactement un an après le dernier numéro des Grimaces, Mirbeau a fait un premier mea culpa, encore insuffisant, dans un article de La France sur Les Monach, de Robert de Bonnières. Le second, beaucoup plus tranchant, aura lieu treize ans plus tard, dans « Palinodies ». Mais ils n’ont pas suffi, et ces articles déplorables ont fait beaucoup de tort à son image de justicier. Sans prétendre excuser le moins du monde une faute grave que lui-même ne se pardonnera jamais, il convient, pour les comprendre, de les resituer dans leur contexte :

* Contexte historique, tout d’abord : l’antisémitisme n’était pas le monopole des milieux catholiques ou nationalistes, pour des raisons de race ou de religion, mais était aussi, à l’époque, extrêmement répandu à gauche et à l’extrême gauche, pour des raisons politiques et sociales, étant bien souvent synonyme d’anti-capitalisme et d’anti-oligarchie. De sorte que l’antisémitisme était un élément fédérateur, qui faisait consensus au sein de l’hétéroclite lectorat dont ont bénéficié Les Grimaces.

* Contexte du journal, ensuite : le commanditaire des Grimaces, le banquier Edmond Joubert se servait visiblement de l’antisémitisme, renforcé un an plus tôt par le krach de l’Union Générale (fin janvier 1882), comme d’une arme visant à contrecarrer la banque Rothschild que l’on accusait d’avoir ruiné la banque catholique de Bontoux.

C’est Edmond Joubert lui-même qui a mis fin à l’expérience au début janvier 1884, sans que les raisons en soient bien claires : l’indépendance de Mirbeau, dont il avait demandé qu’on fasse disparaître le nom des derniers numéros, n’aurait-elle pas commencé à le desservir ?

P. M.


Bibliographie : Claude Herzfeld, « Méduse et Les Grimaces », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 87-94 ; Claude Herzfeld, Octave Mirbeau – Aspects de la vie et de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 23-37 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990, pp. 157-174.

 

 

 


GUERRE

Tout au long du XIXe siècle, la France a été confrontée à la guerre et, qu’il s’agisse de guerres révolutionnaires, de guerres de conquêtes, de guerres défensives, de guerres civiles ou de guerres coloniales, elles ont suscité des mythes qui se sont très largement répandus et qui en ont donné une image positive et héroïsée, en dépit du lourd tribut à payer en terme de destructions, de souffrances et d’innombrables morts et blessés. La débâcle de 1870 a suscité en retour un revanchisme belliciste qui a contaminé de larges franges de la société française et qui est dominant dans la presse et chez les responsables politiques de la fin du siècle. Quant à la Commune, qui a fait craindre aux nantis un renversement de l’ordre bourgeois, elle a laissé chez eux une telle peur qu’ils sont tout prêts à recourir de nouveau au sabre et au massacre de masse pour préserver à n’importe quel prix leurs intérêts menacés. Ainsi Mirbeau fait-il dire à un de ces honorables bourgeois : « Moi, j’aime la guerre. La guerre est nécessaire aux peuples qui s’amollissent. Nous avons besoin d’une large saignée » (« Autour de la colonne », L’Écho de Paris, 3 mars 1891).

Il faut avoir en tête cette image mystificatrice de la guerre, de l’armée française et de l’héroïque troupier, pour mieux saisir l’ampleur du scandale qu’a causé, en novembre 1886, le chapitre II du Calvaire. Car la démythification de la guerre qu’y entreprend le romancier pacifiste va bien au-delà de la modeste tentative des Soirées de Médan, six ans plus tôt. La guerre y est présentée, non seulement comme une succession d’horreurs – que la réalité historique a très rapidement dépassées –, mais aussi comme totalement absurde, parce que dépourvue de toute signification et de toute justification : la « Patrie » apparaît comme un mot vide de sens pour la plupart des combattants (voir la notice Patrie) et l’armée française est perçue par les paysans comme une armée d’occupation qui, au lieu de les protéger, les traite comme du bétail et leur impose un terrifiant racket. Si le baiser au Prussien a tant fait hurler les “patriotes”, c’est parce que le romancier y symbolisait l’amour de l’humanité par-delà toutes les frontières et le plaçait infiniment au-dessus de l’amour de la meurtrière  patrie.

Pour obliger ses lecteurs à déshéroïser la guerre, Mirbeau veut la leur faire apparaître sous un jour nouveau : celui de meurtres en grand et de massacres organisés et planifiés, auxquels les guerres modernes donnent une ampleur industrielle, à la différence des guerres artisanales d’autrefois, comme, la Guerre s’en vante elle-même auprès de l’Humanité souffrante, dans une prosopopée démystificatrice : « On me dresse plus de temples qu’à Dieu ; compte donc les forts, les bastions, les casernes, les arsenaux, tous ces chantiers effroyables où l’on façonne le meurtre, comme des bibelots, où l’on chantourne la destruction comme des meubles de prix. C’est vers moi que tendent tous les efforts humains ; pour moi que s’épuise la moelle de toutes les patries. L’industrie, la science, l’art, la poésie se font mes ardents complices pour me rendre plus sanguinaire et plus monstrueuse » (« La Guerre et l’homme », Lettres de ma chaumière, 1885). Les responsables de ces crimes abominables n’en sont pas moins honorés et statufiés, contre toute logique et toute justice : « On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passant d’un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l’on jette son tronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavois monstrueux ; en son honneur on dresse des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, les foules s’agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbre béni que gardent les saints et les anges, sous l’œil de Dieu charmé !… » (Le Calvaire, chapitre II). De fait, si le meurtre en petit continue d’être, « dans presque tous les États, rigoureusement interdit », en grand il cesse de l’être « aux militaires et marins dans l’exercice de leurs fonctions » (« La Marmaille », Paris-Journal, 30 janvier 1910). Et les peuples sont immanquablement entretenus dans l’idée que la guerre est grande, belle et nécessaire.

De surcroît, les motivations des criminels fauteurs de guerres ne sont pas plus dignes que celles du meurtrier, qui tue pour s’approprier le bien d’autrui, et les guerres ne sont jamais que des « brigandages », que l’on glorifie au lieu de les réprimer comme devraient l’exiger la loi et la morale, si elles étaient ce qu’elles prétendent être : « Un homme en tue un autre pour lui prendre sa bourse ; on l’arrête, on l’emprisonne, on le condamne à mort et il meurt ignominieusement, maudit par la foule, la tête coupée sur la hideuse plate-forme. Un peuple en massacre un autre pour lui voler ses champs, ses maisons, ses richesses, ses coutumes ; on l’acclame, les villes se pavoisent pour le recevoir quand il rentre couvert de sang et de dépouilles, les poètes le chantent en vers enivrés, les musiques lui font fête ; il y a des cortèges d’hommes avec des drapeaux et des fanfares, des cortèges de jeunes filles avec des rameaux d’or et des bouquets qui l’accompagnent, le saluent comme s’il venait d’accomplir l’œuvre de vie et l’œuvre d’amour. À ceux-là qui ont le plus tué, le plus pillé, le plus brûlé, on décerne des titres ronflants, des honneurs glorieux qui doivent perpétuer leur nom à travers les âges » (« La Guerre et l’homme », Lettres de ma chaumière, 1885). Quant à ceux qui refuseraient de tuer au nom de la Patrie sacralisée, leur compte est bon : « Comment ! tu ne veux pas tuer, misérable ? Alors la loi vient t’arracher à ton foyer, elle te jette dans une caserne, et elle t’apprend comment il faut tuer, incendier, piller ! Et si tu résistes à la sanglante besogne, elle te cloue au poteau avec douze balles dans le ventre, ou te laisse pourrir, comme une charogne, dans les silos d’Afrique. »  Dans ces conditions, la guerre est bien la « négation du Droit »  et la « négation de la Justice (ibid.).

Mirbeau désacralise aussi le génie militaire des grands meneurs d’hommes, en montrant, après Tolstoï, que le hasard joue un rôle prédominant dans les victoires militaires : « La guerre est une brute aveugle. On dit : “La science de la guerre”. Ce n’est pas vrai. Elle a beau avoir ses écoles, ses ministères, ses grands hommes, la guerre n’est pas une science ; c’est un hasard. La victoire, la plupart du temps, ne dépend ni du courage des soldats, ni du génie des généraux, elle dépend d’un homme, d’une compagnie, d’un régiment qui crie : « En avant ! » de même que la défaite ne dépend que d’un régiment, d’une compagnie, d’un seul homme qui aura, sans raison, poussé le cri de : “Sauve qui peut !” Que deviennent les plans des stratèges, les combinaisons des états-majors, devant cette force plus forte que le canon, plus imprévue que le secret des tactiques ennemies : l’impression d’une foule, sa mobilité, sa nervosité, ses enthousiasmes subits ou ses affolements ? La plupart des batailles ont été gagnées, grâce à des fautes fortuites, à des ordres non exécutés ; elles ont été perdues par un entêtement dans la mise en œuvre de plans admirables et infaillibles » (ibid.).

Quant à l’héroïsme du troupier, il convient de le relativiser : « L’héroïsme ni le génie ne sont dans le fracas des camps ; ils sont dans la vie ordinaire. Ce n’est point difficile de se faire trouer la poitrine, au milieu des balles qui pleuvent et des obus qui éclatent ; c’est difficile de vivre, bon et juste, parmi les haines, les injustices, les tentations, les disproportions et les sottises humaines. Oh ! comme un petit employé qui lutte, sans défaillance, à toutes heures, pour procurer à sa famille la maigre nourriture de chaque jour, me paraît plus grand que le plus glorieux des capitaines qui ne compte plus les batailles gagnées ! Et, comme je préfère contempler un paysan qui, le dos courbé et les mains calleuses, pousse la charrue, péniblement, dans le sillon de la terre nourricière, plutôt que de voir défiler des généraux au costume éclatant, à la poitrine couverte de croix ! C’est que le premier symbolise tous les sacrifices inconnus et toutes les vertus obscures de la vie féconde, tandis que les autres ne me rappellent que les tristesses stériles » (ibid.). Néanmoins, pendant la Première guerre mondiale, Mirbeau exprimera sa pitié et son admiration pour les poilus, mais parce que c’est bien contre leur gré qu’ils ont été envoyés à la boucherie : « J’abhorre la guerre, et c’est pour cela que j‘admire ceux qui la font, ne l’ayant pas voulue » (Interview par Jean Lefranc, Le Petit Parisien, 13 août 1915).

Malheureusement, pour les raisons les plus diverses, bon nombre d’hommes continuent d’attendre de la guerre des satisfactions : les uns de la gloire et des honneurs, les autres des émotions fortes ou un bon divertissement, d’autres encore de juteux profits : « On fait des affaires (quand on est intelligent), on peut gagner beaucoup d’argent. – Et se faire décorer », avouent cyniquement deux bourgeois (« Autour de la colonne », L’Écho de Paris, 3 mars 1891). Et puis, ce qu’on appelle, par antiphrase, l’éducation civique, entretient chez l’homme la « haine nationale » et le goût du meurtre : « Les vertus par où il s’élèvera au-dessus des autres, et qui lui valent la gloire, la fortune, l’amour, s’appuieront uniquement sur le meurtre… Il trouvera, dans la guerre, la suprême synthèse de l’éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé, enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale. » (« Frontispice » du Jardin des supplices, 1899). La guerre a donc encore de beaux jours devant elle...

Pourtant, en dépit de son habituel pessimisme, Mirbeau ne peut s’empêcher d’espérer qu’« un instinctif sentiment de révolte, entretenu par les littérateurs et les philosophes libres, entre dans nos âmes contre les brigandages des pasteurs de peuples », et que  « des millions d’êtres humains, las de donner leur vie pour des combinaisons territoriales, diplomatiques ou financières, auxquelles ils ne comprennent rien, poussent ce cri : “La paix, le désarmement ! Nous voulons travailler, nous voulons aimer, nous voulons vivre !” » (« La Gaîté de demain », Le Figaro, 13 décembre 1888). Malheureusement les pulsions homicides, sous l’effet de « la loi du meurtre », ont de bonnes chances de toujours l’emporter sur ce « sentiment de révolte ».

Voir aussi les notices Armée, Patrie, Meurtre, Morale, Le Calvaire et Sébastien Roch.

P. M.

 

 

 


GYNECOPHOBIE

GYNÉCOPHOBIE

 

            La gynécophobie, ou gynophobie, est, littéralement, la peur morbide des femmes, qui s’accompagne le plus souvent de haine. Appliqué à Mirbeau, le terme de gynécophobie a été employé par Léon Daudet, dans un article paru dans Candide, le 29 octobre 1936. Et force est de reconnaître, à lire les articles, les contes et les romans de Mirbeau, qu’il paraît assez justifié.

 

Infériorité des femmes

 

Il lui arrive en effet, et ce à plusieurs reprises, de  théoriser l’infériorité congénitale des femmes. Par exemple, dans son article sur Séverine, pour laquelle il est pourtant élogieux : « La femme, être de sensation nerveuse et d’inconsciente pitié, généralement enfermée dans une sorte de particularisme intellectuel et moral, trouve dans le fait particulier un élément suffisant aux besoins de son esprit, un champ assez vaste aux expansions de son cœur. Cette forme, d’anatomie psychique, la condamne à ne voir et à ne juger la vie que dans une perspective brève, et sous un angle très restreint, qui lui cache les grands horizons, les grands ensembles, les totalités de la lumière » (Le Journal, 9 décembre 1894).

Mais il y a bien pire encore dans l’article que lui inspire la Lilith de Remy de Gourmont (Le Journal, 20 novembre 1892), où l’on découvre avec stupeur des lignes effarantes, qu’il reprendra néanmoins presque textuellement huit ans plus tard dans un autre article du Journal, « Propos galants sur les femmes » : « La femme n’est pas un cerveau : elle est un sexe et c’est bien plus beau. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers, mais grandiose : faire l’amour, c’est-à-dire perpétuer l’espèce. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l’implacable et douloureuse harmonie que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n’est ni l’amour ni la maternité. Quelques femmes – exceptions très rares – ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont, ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte. » Ainsi en va-t-il, apparemment, de deux femmes auxquelles il voue pourtant une vive admiration : Camille Claudel, qualifiée de « révolte de la nature » et chez qui se ressentirait le « reflet » de deux mâles, son maître et amant Auguste Rodin et son frère Paul Claudel ; et la journaliste Séverine, qui est parvenue, selon lui, à briser « les chaînes que la nature a mises à l’esprit de la femme ». Mais ce ne sont là, à ses yeux, que de « très rares » exceptions !

 

Cruauté de la femme et masochisme

 

 Ce n’est pas tout. Commentant Lilith en 1892, Mirbeau concluait que, selon les « voies impénétrables » de la Nature, la femme « possède l’homme », « le domine » et « le torture ». Sept ans plus tard, dans le Frontispice du Jardin des supplices (1899), l’homme à la figure ravagée, sur la base de sa propre expérience, qu’il s’apprête à narrer à ses auditeurs, présente de la gent féminine une image terrifiante : pour lui, « la femme a en elle une force cosmique d'élément, une force invincible de destruction, comme la nature » ; « étant la matrice de la vie, elle est, par cela même, la matrice de la mort » ; et les charmantes créatures du sexe se révèlent, à l’occasion, d’« incomparables virtuoses » et de « suprêmes artistes de la douleur », qui, toujours, « préfèrent le spectacle de la souffrance à celui de la mort, les larmes au sang »... Dès lors, pour lui, « dans la bataille éternelle des sexes », les hommes sont « toujours les vaincus », et « nous n'y pouvons rien », conclut-il avec fatalisme...

Cette peur morbide de la femme, soumise aveuglément à la Nature et porteuse de souffrance et de mort, on la retrouve omniprésente dans l’œuvre de Mirbeau, dans des romans comme Le Calvaire, Sébastien Roch et, bien sûr, Le Jardin des supplices, et aussi dans quantités de contes et de nouvelles, telles que « Vers le bonheur », au titre amèrement ironique, publié en juillet 1887, au lendemain de son mariage, et Mémoire pour un avocat, rédigé en guise d’exutoire, en pleine crise conjugale, à l’automne 1894. Elle pourrait bien expliquer le masochisme dont font preuve nombre de protagonistes mâles de ses récits confrontés à des femmes qui les subjuguent : on comprend que cela intéresse au plus haut point Leopold von Sacher-Masoch (voir la notice), même si, chez Mirbeau, on ne trouve jamais de contrat d’esclavage en bonne et due forme, comme en rêve le Galicien.

Mais cette gynécophobie explique très certainement aussi le masochisme de Mirbeau lui-même, tant face à Judith Vimmer (modèle de la Juliette Roux du Calvaire), au début des années 1880, que face à Alice Regnault, qu’il finira par épouser en 1887 malgré le qu’en dira-ton, et qui le rendra fort malheureux pendant un tiers de siècle. Comment un homme aussi courageux et déterminé que Mirbeau a-t-il pu accepter d’être ainsi dominé par ces deux femmes, sans avoir apparemment plus de force pour rompre le lien assujettissant que le narrateur du Mémoire pour un avocat ? Sa veulerie ne manque pas d’étonner et fait fâcheusement contraste avec l’image qu’il donne de lui par ailleurs, dans les beaux combats qu’il mène, avec sa vaillance coutumière, sur tous les terrains.

 

Mirbeau défenseur des femmes ?

 

Doit-on pour autant en conclure qu’il prend au premier degré les très misogynes et rétrogrades affirmations citées plus haut ? On est en droit d‘en douter. Car, quand il ne réagit pas avec ses tripes et ne recourt pas aux mots pour se venger de ses propres maux, il retrouve comme par hasard sa lucidité et son esprit critique. Et il doit alors jeter sur ses propres égarements un œil aussi critique que sur ceux du dramaturge suédois August Strindberg, qui a exposé, en janvier 1895, des thèses bien proches des siennes, dans les colonnes de la Revue blanche. Or Mirbeau les tourne en dérision dans une réponse à une enquête du Gil Blas, où elle paraît le 1er février 1895, sur-titrée paradoxalement « Les défenseurs de la femme » : « M. Strindberg tombe dans l'erreur commune à beaucoup d'hommes qui appliquent à la femme une tare d'infériorité en ce qu'elle n'a pas la même forme d'esprit, les mêmes qualités de sensations, les mêmes aptitudes que l'homme, c'est-à-dire en ce qu'elle n'est pas un homme. Cela m'a toujours semblé un fâcheux raisonnement. La femme n'est point inférieure à l'homme, elle est autre, voilà tout. Et c'est pour n'avoir point voulu comprendre cette différence, créée par la nature et nécessaire au mécanisme de la vie, que les hommes perpétuent ce malentendu douloureux et terrible qui, la plupart du temps, fait de l'homme et de la femme deux êtres ennemis, séparés l'un de l'autre jusque dans la communion des sexes. Quant à moi, je pense que la mission de la femme est une chose admirable et – dût M. Strindberg me trouver un bien misérable gynolâtre – sacrée, puisque c'est dans les flancs de la femme que s'enfante l'avenir. [...] Je ne vous parlerai pas des expériences scientifiques, pesées, mensurations, analyses chimiques, descriptions micrographiques, etc., toute cette cuisine de laboratoire à laquelle se livre M. Strindberg dans l'espoir de découvrir au fond d'une éprouvette un précipité d'infériorité féminine ou le bacille de la supériorité masculine. Tout cela me paraît d'un snobisme assez caractérisé. La vérité est que M. Strindberg a dû beaucoup souffrir de la femme. Il n'est pas le seul et c'est peut-être de sa faute. » Comment ne pas voir, dans cette dernière phrase, un aveu de Mirbeau sur sa propre responsabilité dans les misères que ses maîtresses successives lui ont infligées ?

Certes, il continue d’affirmer la différence naturelle et irréductible entre les sexes, comme les féministes différencialistes d’aujourd’hui. Mais, s’il est hissé par le Gil Blas au rang des défenseurs du sexe prétendu faible, c’est bien parce qu’il affirme avec force son égalité foncière et sa complémentarité avec le sexe dominant et qu’il conteste très efficacement les élucubrations de l’indécrottable gynophobe Strindberg, qui ne sont pas plus scientifiques, malgré les apparences qu’elles se donnent, que les recherches anthropométriques et autres « cuisines de laboratoire » de Cesare Lombroso (voir la notice). Force est d’en conclure que l’habituel gynécophobe se double à l’occasion d’un inattendu « gynolâtre », comme il dit plaisamment.

Comment une semblable dualité est-elle possible ? Tout simplement parce que, comme tous ses congénères, Mirbeau subit des flux d’émotions qui conditionnent ses façons de percevoir les choses et de concevoir leurs rapports, et qui contribuent sans doute à expliquer certaines de ses déroutantes voltes-faces, qualifiées de « palinodies » par ses ennemi. En l’occurrence, c’est aussi l’interprétation que donne un médecin, dans le Frontispice du Jardin des supplices, dans l’espoir de réconcilier les deux camps en présence, les « misogynes » et les « féministes » : « C'est une chose admirablement amphibologique où chacun trouve son compte, car chacun peut tirer des conclusions très différentes, exalter la pitié de la femme ou maudire sa cruauté, pour des raisons pareillement irréfutables, et selon que nous sommes, dans le moment, prédisposés à lui devoir de la reconnaissance ou de la haine... » Quand Mirbeau souffre à cause d’une femme et s’accuse in petto de ne pas lui résister comme il le devrait, il se venge d’elle en se défoulant par le verbe et en généralisant à toutes les femmes. Et il retrouve tout “naturellement” le ton des imprécateurs misogynes des vieilles religions patriarcales. À d’autres moments, il laisse heureusement parler sa raison et juge des choses avec distance et lucidité. 

P. M.

 

            Bibliographie : Emily Apter, « Sexological Decadence : The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau », The Decadent Reader - Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France , New York, Zone Books,  1998, pp. 962-978 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : “gynécophobe” ou féministe ? », in Christine Bard (dir.), Un Siècle d’antiféminisme, Fayard, 1999, pp. 103-118 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : ¿ Ginecófobo o Feminista ?  », in Un siglo de antifeminismo, Biblioteca nueva, Madrid, 2000, pp. 93-104 ; Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat,  Éditions du Boucher, 2006 ; Jean-Luc Planchais, « Gynophobia : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 190-196.


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