Thèmes et interprétations

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Terme
RAISON

Mirbeau a manifesté avec constance son hostilité aux prétentions de la Raison à expliquer le monde, à gouverner les sociétés et à diriger les comportements individuels, et il a constamment accordé davantage de confiance à l'intuition et à la sensibilité, tant en matière d'éthique, sous l'influence de Rousseau, qu'en matière d'esthétique, sous l'influence de Baudelaire. Il s'est, plus encore, méfié de tous ceux qui n'utilisent la raison, ou supposée telle, qu'à des fins bassement intéressées, tant dans le domaine politique, comme les « mauvais bergers » de toute obédience, que dans celui des arts et des lettres, comme les académistes et les naturalistes, qu’il jette dans le même sac d'infamie.

On ne saurait pour autant en conclure à son irrationalisme foncier. Car ce qu’il pourfend le plus souvent, ce sont les abus que d'aucune font de la pseudo-raison, non la raison elle-même. Héritier proclamé des Lumières dès sa jeunesse, il sait en effet que, si faillible qu’elle soit, la raison est un outil indispensable pour qui souhaite introduire un peu de rationalité dans un monde chaotique, où rien ne rime à rien, et dans une société à la fois injuste et aberrante. Non pas la Raison, entité sacralisée, qui est supposée, depuis Descartes, être la clé ouvrant toutes les portes de la connaissance, mais la raison pratique, nécessaire pour seconder la sensibilité et l'intuition, qu'il s'agisse du métier de l'artiste ou de l'écrivain, de la bonne gouvernance du responsable politique ou économique, du civisme du simple citoyen, ou de la gestion de la vie quotidienne et des affects de chaque individu. La raison est un bien trop précieux pour qu'on en laisse le monopole à ceux qui s'en réclament abusivement.

Ses réticences face à ce qu’il est convenu d’appeler « la raison » sont de plusieurs ordres.

* Tout d’abord, il considère que l’univers n’a rien d’un cosmos, où tout a une fin et obéit à un plan concocté par l’intelligence supérieure d’un créateur : pour lui, l’univers n’est qu’un chaos, c’est le hasard qui y règne en maître et il n’existe aucun dieu qui nous en ait gentiment fourni la clé. Athée et matérialiste impénitent, il raille, comme Voltaire, la prétention des hommes à vouloir trouver une raison à toutes choses, comme si une finalité était à l'œuvre dans un univers qui, en réalité, est absurde et contingent : « Les choses n'ont pas de raison d'être et la vie est sans but », et ce serait par conséquent « une grande folie que de chercher une raison aux choses »  (« ? », L'Écho de Paris, 28 août 1890).

* Ensuite, affirmer la priorité de la raison dans l’organisation sociale, comme le fait le positivisme, rationalisme de l'ère industrielle et de la maturité de l'humanité, qui prétend se substituer avantageusement aux anciennes religions de l'adolescence des sociétés, c’est supposer qu’elle est rationnelle et exiger par conséquent que chacun l’accepte et s’y soumette, alors que Mirbeau est en permanence révolté par les iniquités et les absurdités qu’il y découvre quotidiennement : politiquement, la prétendue raison n’est qu’un facteur de conservatisme. Pire encore : au nom de la science, qui a bon dos, « les ingénieurs » qu'il met en accusation, tout en admirant leurs réalisations émancipatrices, sont prêts à détruire l'équilibre écologique de la planète et menacent la survie même de l'humanité (voir la notice Écologie). De cette rationalité-là, qui peut être la source de catastrophes, Mirbeau ne veut à aucun prix ! Quant à la raison invoquée par les utopistes bâtisseurs de sociétés idéales, elle lui fait miroiter des lendemains qui risquent fort de déchanter cruellement (voir la notice Utopie).

* En troisième lieu, sur le plan psychologique, il est naïf de penser que les comportements humains obéissent à une quelconque rationalité. Bien au contraire, Mirbeau a tendance à n’y voir que folie, comme il l’écrit par exemple, à l’occasion de la mort de Syveton, en janvier 1905 : « Lorsqu'on étudie un homme, il ne faut pas de logique. Voyez Dostoïevski, un des plus grands écrivains que je sache, il a vu tous les hommes comme des fous. Il avait raison. [...] Toujours, partout, les preuves abondent que l'homme a plus d'aptitude à la folie qu'à la raison. » (L'Aurore, 10 janvier 1905).  Aussi, n’y voyant que du toc, se gausse-t-il des prétentions de Paul Bourget à éclairer l’humaine psyché, armé de son dérisoire scalpel : il est partisan de la seule psychologie qui vaille, celle des profondeurs, mise en œuvre par Dostoïevski, parce qu'elle respecte l'irrationalité foncière de notre psychisme. Mirbeau souligne souvent l'incapacité de l'homme à se connaître lui-même, à juger sainement d'une situation, à choisir sa voie en toute connaissance de cause et à adapter les moyens mis en œuvre aux fins qu'il prétend faire siennes. L'abbé Jules, du roman homonyme de 1888, est la plus éloquente illustration de cette impuissance rédhibitoire. Mais aussi le petit Sébastien Roch chaque fois que, au lieu d’obéir à son intuition, il n’écoute que la voix de ce qu’il croit être la raison et qui l’égare dangereusement. Ou encore la femme de chambre Célestine, qui gâche en un instant des mois de patience et d’économies. Comme Jules, chaque individu constitue, à ses propres yeux et à ceux de ses congénères, une « indéchiffrable énigme ». Cette impossibilité pour l'homme de se comprendre lui-même et de comprendre les autres est à la source de l'incommunicabilité entre les classes (voir Les Mauvais bergers), entre les peuples (voir. les Lettres de l'Inde et Le Jardin des supplices), et aussi entre les sexes (d'où l'enfer conjugal, évoqué notamment dans Mémoire pour un avocat  et Vieux ménages).

* Enfin, sur le plan esthétique, mettre la raison au poste de commande ne peut aboutir qu’à des œuvres froides, mort-nées, car l’art résulte d’une émotion et c’est la sensibilité qui doit être prioritaire. La raison nous donne du monde une vision erronée, comme l'illustre l'exemple de ce que Mirbeau appelle ironiquement « notre admirable école de paysage », égarée par un bon sens primaire : pour elle, en effet, « l'air ne compte pas », puisqu'on ne le voit pas, et la terre ne vit pas, puisqu'elle « n'est point une bête », ce qui autorise les paysagistes français à donner au ciel et aux arbres « des solidités de rocher » et à « fige[r] la terre dans sa pâte opaque » (« Le Salon (V) », La France, 31 mai 1886)... Confirmation en est donnée également par les erreurs de jugement commises par le célèbre critique de Fourcaud, raillé à deux reprises par Mirbeau : en prétendant ne juger que « de sang-froid » et n'admirer que ce qui est « raisonné » (« La Nature et l’art », Gil Blas, 29 juin 1886), il passe du même coup complètement à côté de la révolution du regard opérée par les impressionnistes. Pour ce qui est du théâtre, le prétendu « bon sens » du ventripotent et très influent critique Francisque Sarcey, bourgeois resté fidèle à une conception dramatique dépassée, a fortement contribué, selon Mirbeau, à la mort de l’art dramatique en France. À la dictature de cette pseudo-raison, adaptée aux besoins des classes dominantes et des masses entretenues dans l'abrutissement, il oppose donc la primauté de la sensibilité et de l'intuition, qui permettent au poète et à l'artiste de pénétrer le « mystère » des choses et de nous faire accéder à « l'au-delà des sensations multiples que donnent les spectacles les plus humbles de la nature » (« François Bonvin », Le Gaulois,  14 mai 1886).

Tout cela amène Mirbeau à remettre en question les notions mêmes de raison et de folie : puisque ce qu'il est convenu d'appeler « la raison » se révèle inapte à comprendre et à diriger le comportement humain, ne devrait-on pas réhabiliter tous ceux que l'on a taxés de « folie » sous prétexte qu'ils ne se soumettaient pas aux règles prétendument rationnelles de la société ? Par exemple, Léon Tolstoï, jugé fou parce qu'il a choisi de renoncer au luxe, de vivre pauvrement comme un simple paysan, d'évangéliser les prostituées, d'alphabétiser les moujiks, et « de faire comprendre que la guerre était une barbarie » et « la justice humaine une monstruosité » (« Un fou » (Le Gaulois, 2 juillet 1886). Contester la primauté de la raison, comme le fait Mirbeau, c'est du même coup remettre radicalement en cause le bien-fondé de la société, de ses institutions sacro-saintes, de ses valeurs intangibles et de ses idéaux apparemment les plus nobles. Néanmoins il n’est pas question pour Mirbeau de renoncer à l’usage de la raison, à condition de se limiter à la raison pratique, qui se révèle indispensable à la gestion des sociétés humaines pour qu'elles soient le moins mauvaises possible

Voir aussi les notices Lucidité, Athéisme, Matérialisme, Fou, Scientisme et Utopie.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31.

 


RASTAQUOUERE

Si l’on en croit Mirbeau, c’est Fervacques (pseudonyme de Léon Duchemin, décédé prématurément en 1876) qui aurait créé ce terme, à l’étymologie douteuse et controversée : il est supposé adapté de l’espagnol rastacuero, qui pourrait être une déformation d’un surnom donné au général et président vénézuélien José Antonio Páez, arrastracueros. Dans son emploi courant, il désigne un étranger, sud-américain de préférence, à la richesse suspecte et ostentatoire, vulgaire, de mauvais goût, et néanmoins snob, comme Meilhac et Halévy, dans leurs comédies (Le Brésilien et La Vie parisienne), en ont présenté des spécimens dès le Second Empire. On dit souvent que ce néologisme n’est attesté qu’en 1880. En réalité, Mirbeau l’emploie quatre ans plus tôt dans une « Chronique de Paris »,  parue dans L’Ordre de Paris le 9 novembre 1876, où il imagine plaisamment une « joyeuseté anachronique » qui s’intitulerait Le Rastacouère dans l’antiquité.

En 1882, dans un de ses Petits poèmes parisiens, signé du pseudonyme de Gardéniac et paru le 23 mars dans Le Gaulois, il imagine le personnage de Bolivar Rastacouère, qui, tel le Persan de Montesquieu, envoie à un sien ami resté à Bogotá une longue lettre pour évoquer son séjour à Paris. À l’en croire, « il ne se passe rien » et « le monopole de l’élégance », reconnu jadis aux Français, appartient désormais au passé. Il s’y ennuie donc, et se plaint de n’avoir rien compris aux conversations lors d’un dîner auquel participaient Alphonse Daudet et « un autre qui fait de la peinture et qui se nomme Manet ou Monet ». L’essentiel de la lettre est consacré à l’élégance vestimentaire, car Rastacouère se fait un devoir d’expliquer à son ami lointain ce qui se fait de mieux et ce qui est « de fort mauvais goût » en cette matière, qui est visiblement la plus importante pour lui.

Mirbeau utilise de nouveau le mot quelques mois plus tard dans « Les Filles » (Le XXe siècle, (1er décembre 1882), où il est question  « des idiots, des vaniteux, des rastacouères » (de nouveau avec un c), que ruinent de dangereuses prostituées. Alors que le terme de rastaquouère (avec un q, désormais) se sera popularisé au cours des années 1880, Mirbeau l’emploiera à de nombreuses reprises, tant dans ses textes publics parus sous son nom ou sous divers pseudonymes (par exemple dans La Belle Madame Le Vassart, 1884, et dans « Littérature infernale », L’Événement, 22 mars 1885) que dans sa correspondance privée, qualifiant par exemple le galeriste Georges Petit de « rastaquouère ». Et il en tire l'adjectif « rastaquouérique » dans « Une bonne affaire » (Le Journal, 22 septembre 1895).

    P. M.


RATE

Quand, à trente-quatre ans, Mirbeau publie « Un raté » (Paris-Journal, 19 juin 1882), son bagage est officiellement des plus restreints, pour ne pas dire des plus dérisoires : sous son nom, il n’a en effet fait paraître que des chroniques parisiennes et des chroniques théâtrales dans L’Ordre de Paris, dont le tirage est très faible ; quelques articulets dans une minable feuille de chou ariégeoise, à la diffusion confidentielle ; et une poignée d’articles dans Le Gaulois, dont l’écho, certes bien supérieur, ne s’en limite pas moins, pour l’essentiel, au gratin. Tout le reste de sa production est parue anonymement (éditoriaux de L’Ordre de Paris, « Journée parisienne » du Gaulois), ou sous le nom de ses employeurs successifs (Dugué de la Fauconnerie, Saint-Paul et Arthur Meyer), ou sous pseudonyme (il signe Gardéniac ses « Petits poèmes parisiens » de 1882). Rien donc, dans sa production journalistique pourtant abondante, qui lui confère le moindre prestige ni la moindre notoriété : il lui faudra attendre encore quatre mois pour que le scandale du « Comédien » (Le Figaro, 26 octobre 1882) le fasse sortir de l’obscurité.

Quant à sa production littéraire, elle est encore nulle et non avenue, même s’il a déjà rédigé La Gomme, qui paraîtra beaucoup plus tard sous le nom de Félicien Champsaur, L’Écuyère, publié sous le nom d’Alain Bauquenne, et sans doute d’autres pièces et romans écrits comme ”nègre” et parus sous diverses signatures, mais qui pour autant ne sont nullement mis à son actif. De sorte qu’il se sent les mains vides et qu’il a l’impression d’avoir complètement raté sa vie, alors qu’il caressait, dans sa jeunesse, bien « d’autres ambitions ». On comprend qu’il ait dû avoir fort envie de s’écrier, comme son misérable double Jacques Sorel d’« Un raté » : « Je voudrais aujourd’hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman, publié sous le nom de X, est à moi ; cette comédie est à moi.” On m’accuserait d’être fou, ou un voleur. »

Pour ne plus se sentir un « raté », frustré de sa paternité littéraire, il va lui falloir franchir deux étapes : d’abord, mettre fin à la prostitution politico-journalistique qui a été la sienne pendant douze ans, et mettre dorénavant sa plume au service de ses propres valeurs (c’est ainsi qu’il commence, à l’automne 1884, sa longue campagne pour les artistes novateurs dans ses Notes sur l’art de La France) ; ensuite, publier des œuvres littéraires sous son propre nom : ce ne sera le cas qu’avec ses Lettres de ma chaumière, en novembre 1885, et surtout avec Le Calvaire, qui paraîtra en novembre 1886, alors que le pseudo-débutant sera arrivé à l’âge canonique de 38 ans 1/2.

Voir aussi les notices Négritude et Prostitution.

 

P. M.

           

Bibliographie : Sharif Gemie, « Un raté. Mirbeau, le bonapartisme et la droite »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, pp. 75-86 ; Pierre Michel, « Les débuts d’un justicier », préface des Premières chroniques esthétiques, Presses de l’Université d’Angers, 1996, pp. 5-17 ; Pierre Michel,,  « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 4-34.

 


REALISME

Le terme de réalisme a plusieurs acceptions. Dans le domaine de l’action politique, par opposition à l’idéalisme, il désigne la prise en compte de la réalité de la conjecture et des rapports de force pour éviter les échecs et les dérapages d’une utopie qui n’en tiendrait pas compte ; mais il a souvent une connotation négative, parce qu’il peut servir à camoufler une capitulation pure et simple et l’abandon des objectifs que l’on s’était initialement fixés. Dans le domaine de la littérature et de la peinture, il désigne la prétention mimétique à reproduire le plus fidèlement possible une supposée « réalité » objective.

Peut-on parler de réalisme à propos de Mirbeau ?

* Sur le plan politique, l’engagement de Mirbeau est celui d’un intellectuel obéissant à des motivations éthiques, au premier rang desquelles la Justice et la Vérité. Il n’a jamais eu la moindre ambition, la politique l’a toujours dégoûté et l’exercice du pouvoir ne l’a jamais tenté le moins du monde. Il était un « endehors », réfractaire à toute autorité, et il n’a jamais exercé qu’un magistère moral. Néanmoins, chaque fois que, pour les besoins d’une action immédiate, des alliances ont été nécessaires, il n’a jamais hésité, par réalisme, à les passer et à renouer, ce faisant, avec des personnalités qu’il avait dénigrées et combattues : l’affaire Dreyfus (voir la notice) est éloquente à cet égard, qui l’a vu se réconcilier avec Reinach et Jaurès et se retrouver aux côtés de politiciens qui avaient élaboré les « lois scélérates » de 1894. Mais c’était déjà le cas lors de la crise boulangiste douze ans plus tôt : au danger représenté par le général populiste, à la tête d’une bande d’affamés, il préférait encore les politiciens républicains qu’il avait vilipendés, mais qui, étant déjà repus, présentaient apparemment un moindre mal (voir la notice Boulangisme). Ce sera de nouveau le cas en 1904, quand il acceptera de collaborer à L’Humanité et qu’il soutiendra la politique laïque du ministère Combes, par souci des avancées législatives possibles, sans attendre le « grand soir ». On retrouve ce type de réalisme dans la gestion de sa carrière de journaliste, de romancier et de dramaturge, notamment dans ses relations avec la Comédie-Française : suite à la bataille des Affaires sont les affaires, il obtient, en octobre 1901, la suppression du comité de lecture qu’il réclamait depuis vingt ans ; mais, au cours de la bataille du Foyer, en 1908, il s’opposera à la toute-puissance de l’administrateur de la Maison de Molière, Jules Claretie, et contribuera ainsi au rétablissement du comité de lecture deux ans plus tard.

* Sur le plan littéraire et artistique, Mirbeau refuse vigoureusement la vulgate réaliste et la prétention à la mimesis. Il conteste en effet l’idée que les prétendus réalistes se font de ce qu’ils appellent la « réalité ». Pour lui, qui se réclame de Schopenhauer, cette « réalité » n'a aucune existence indépendamment de la perception que nous en avons et qui est inévitablement subjective. Aussi ses propres récits, impressionnistes ou expressionnistes, ne nous présentent-il du monde extérieur qu'une « représentation » subjective, sans que nous ayons la moindre garantie qu'elle corresponde un tant soit peu à une « réalité » objective, comme l’illustre, par exemple, l’incertitude qui persiste sur la culpabilité de Joseph dans les crimes dont le soupçonne très fortement Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900). En prétendant copier bêtement la « réalité », les romanciers et peintres naturalistes font preuve d’une étrange « myopie ». De surcroît, au nom du respect de cette « réalité », ils en arrivent à refuser ce qui, selon Mirbeau, est consubstantiel à l’art, car une œuvre d’art ne peut être que subjective, et le monde extérieur doit y être réfracté à travers le prisme déformant du “tempérament” de l’auteur, comme il le confie à Albert Adès au soir de sa vie : « Il ne suffit pas que la vie soit racontée dans un livre pour qu’elle devienne de la littérature. Il faut encore que cette vie ait été pressurée, minimisée, falsifiée, dans tous les alambics où l’écrivain la fait passer : son imagination, sa philosophie, son esthétique… et sa sottise » (La Grande revue, mars 1917). Dès lors, on ne saurait juger de la valeur d’une œuvre par la fidélité à la perception, toute subjective aussi, et le plus souvent réductrice, que le profanum vulgus se fait du monde extérieur. Pour Mirbeau, le pseudo-réalisme n’est qu’une convention commode et sécurisante, mais dangereuse, car, en prétendant copier aveuglément la nature, on la trahit : « En art, l’exactitude est la déformation et la vérité est le mensonge. Il n’y a rien là d’absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d’individus » (« Le Rêve », Le Gaulois, 3 novembre 1884) – formule pirandellienne par anticipation ! 

Est-ce à dire pour autant que Mirbeau se désintéresse du « réel » ? Évidemment non ! Il est un observateur hors de pair des mœurs de son temps (il sous-titre symptomatiquement Sébastien Roch « roman de mœurs »), il s’emploie à restituer du mieux possible des tranches de la vie parisienne ou paysanne, il tâche à rendre le plus exactement possible le langage parlé, et c’est avec une grande précision qu’il situe toujours les scènes qu’il raconte dans le temps et dans l’espace. Mais il n’a pour autant aucune prétention à l’objectivité ni à l’exhaustivité et il apporte, à ses tableaux, les « déformations » caractéristiques de son coup de pouce et liées à son « tempérament » de caricaturiste. Mais c’est précisément en procédant de la sorte et en donnant l’impression de s’en éloigner qu’il a le plus de chances d’être au plus près de cette « réalité » qui s’obstine à fuir les approches des « réalistes » autoproclamés.

Voir aussi les notices Art, Expressionnisme littéraire, Impressionnisme littéraire, Naturalisme et Roman.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau et le roman, Société Octave Mirbeau, 2005, 275 pages  ; Pierre Michel, « L’Esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires, L’Age d’Homme, 2006, pp. 7-21. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


RECLAME

Le mot « réclame » désignait, au dix-neuvième siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui « publicité ». Elle était, quantitativement, sans commune mesure avec ce qu’elle est devenue dans la société de consommation effrénée et de gaspillage éhonté. Mais ce qui intéresse le plus Mirbeau, et ce qu’il dénonce vigoureusement, ce ne sont pas les encarts publicitaires dans les journaux pour des hôtels, des restaurants, des remèdes miracles ou des produits de l’industrie, c’est la pratique d’écrivains qui, pour percer le mur d’indifférence, ou pour entretenir la flamme de la célébrité, misent sur le bruit fait autour d’eux à propos de choses qui n’ont pas le moindre rapport avec la littérature et ne témoignent aucunement de leur talent. Mirbeau est exaspéré par ces procédés, qui permettent à des médiocres de monter au pinacle, cependant que des écrivains talentueux et originaux, mais trop discrets, tels que Léon Hennique, Jean Lombard, Émile Hennequin ou Élémir Bourges, sont condamnés à l’incognito. Pour un assoiffé de justice comme lui, il y a là une choquante injustice qui le révolte. Aussi lui consacre-t-il deux de ses chroniques et met-il en scène, dans Chez l’Illustre Écrivain (voir la notice), .un écrivain caricaturalement inspiré de Paul Bourget et qui sait s’organiser une bonne réclame pour écouler ses innombrables romans consacrés à l’adultère.

Dans la chronique précisément intitulée « Réclame » (Le Gaulois, 8 décembre 1884), Mirbeau stigmatise le recours à cette pratique, devenue si générale qu’on en arrive presque à « s’étonner aujourd’hui qu’un auteur, pour faire de la réclame à son livre et lui assurer le succès, n’aille pas jusqu’au vol et à l’assassinat » : « C’est le cas de presque tous les écrivains du moment. Chacun a son mode de publicité, sa petite agence personnelle, ses trucs pour lesquels, sans doute, il prend des brevets d’invention ; formidable concurrence aux agences connues et qui paient patente. [...] Ainsi nous en sommes là en ce siècle de la Réclame. Le talent n’est plus rien, l’art ne compte pas, le génie reste à terre, impuissant, rampant tristement sur les moignons de ses ailes coupées, s’il n’est promené à travers les rues par les pitres, affublé de costumes grotesques, comme un queue-rouge. » Ce qu’il juge malgré tout « consolant », c’est que « la réclame éhontée des mauvais livres nous rend plus précieuse encore la beauté des beaux livres » et que, comme « tout marche impitoyablement vers un but moral et défini »,  « l’éternelle Beauté » finira bien par triompher, « par-delà les cris, les blasphèmes, au-dessus des bouches tordues, à travers les poings convulsés ». Cinq ans plus tard, dans « Le Manuel du savoir écrire » (Le Figaro, 11 mai 1889), il feint d’expliquer à son naïf ami Léon Hennique, par trop ignorant des progrès réalisés en matière de marché littéraire, où en est arrivée désormais la littérature : « La littérature est devenue, aujourd’hui, un métier très compliqué, très en dehors, où la force du talent, la qualité de la production ne sont rien, où la mise en scène spéciale et continue de la vie de l’auteur est tout. Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. Je me permettrai d’indiquer à M. Léon Hennique, dont la naïveté me navre, quelques-uns des moyens les plus utilement employables. Ils dérivent tous d’une nouvelle opération de l’esprit que nos meilleurs psychologues ont baptisée de ce nom : “le déquintuplement”. C’est à la portée de tout le monde, quand on a beaucoup de courage et une absence complète de dégoût. Auparavant je crois utile de poser un axiome d’où découle toute la philosophie de la réclame moderne : Le ridicule n’existe pas. Ceux qui, pénétrés de cette vérité, osèrent le braver en face, conquirent le monde. »

Les écrivains qu’il met particulièrement en cause, pour leur recours abusif à la réclame, sont Jean Richepin, Guy de Maupassant, et plus encore son ex-ami Paul Bourget, qui, sans être nommé, n’en est pas moins la cible unique du « Manuel du savoir écrire ».

P. M.

RECYCLAGE

En gestionnaire avisé du fruit de son travail et soucieux de le rentabiliser au maximum, Mirbeau a procédé à un constant recyclage de sa production, journalistique ou narrative, comme l’ont fait de la leur des compositeurs tels que Vivaldi, Mozart ou Rossini. Pour la plupart des conteurs et chroniqueurs de son époque, par exemple Guy de Maupassant, le procédé le plus simple, pour ne pas dire le plus rudimentaire, consistait à recueillir précieusement en volume les contes ou les chroniques de l’année écoulée. Or, chose curieuse, Mirbeau s’en est bien gardé : sa seule tentative en ce sens a été la publication de ses Lettres de ma chaumière, en novembre 1885, et encore n’y a-t-il pas repris plusieurs textes parus dans la presse sous ce titre générique (par exemple, « Le Homestead »), et y a-t-il introduit des inédits (par exemple « Agronomie »  ou « Un poète local »). Quand il songera à une nouvelle édition, qui paraîtra sous un nouveau titre, Contes de la chaumière (1894), il en éliminera la moitié, de sorte que le nombre en sera réduit à 14, total dérisoire au regard des quelque 200 contes parus dans la presse au cours de sa longue carrière. Visiblement, il jette un regard critique sur une production trop alimentaire à ses yeux, ou trop liée à des événements conjoncturels vite oubliés, pour méritée d’être recueillie en volume.

Un deuxième procédé de recyclage, un peu plus subtil, consiste à transformer un conte comportant pas mal de répliques, ou un dialogue relativement sommaire, en une pièce de théâtre plus développée, les éléments descriptifs ou narratifs étant alors intégrés dans les abondantes didascalies : c’est ainsi que les six petites pièces en un acte recueillies en 1904 dans les Farces et moralités résultent de l’aménagement de textes de journaux : L'Épidémie, Vieux ménages, Les Amants et Interview ont paru d’abord dans la série Les Dialogues tristes de L’Écho de Paris ou dans Le Journal, cependant que Scrupules et Le Portefeuille, moyennant d’inévitables adaptations, reprennent l’essentiel de la matière de deux contes du Journal, que Mirbeau a insérés par ailleurs dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) : soit trois utilisations d’un même texte, cas qui n’a rien d’exceptionnel chez Mirbeau.

Mais les deux procédés les plus caractéristiques de la pratique mirbellienne du recyclage, et qui traduisent tous les deux l’influence de son « dieu » Auguste Rodin, sont la fragmentation et le collage : ce sont les deux faces d’un même processus de décomposition-recomposition. Dans un cas, il s’agit de décomposer un ensemble préalable, roman ou longue nouvelle, plus rarement pièce de théâtre (c’est seulement le cas des deux premières scènes de Les affaires sont les affaires), en éléments simples, publiés indépendamment, et dont plusieurs ont paru sous le titre symptomatique de « Fragments ». Dans l’autre cas, processus inverse et complémentaire, il s’agit de faire voisiner des textes d’origines différentes et de recomposer un ensemble à partir d’éléments conçus séparément. Dans les deux cas, les « travaux de couture », comme dit Bertrand Marquer, traduisent une rupture avec la conception du roman dominante au dix-neuvième siècle : un récit cohérent, doté d’une structure forte, qui a un début, un milieu et une fin, qui suit un fil directeur et où tout se tient. C’est le finalisme inhérent à cette conception, même chez un romancier athée comme Émile Zola, que refuse précisément Octave Mirbeau.

Voir aussi les notices Collage, Fragmentation, Roman, Le Jardin des supplices et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Bertrand Marquer, « Travaux de couture : Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau », Nouveaux Cahiers François Mauriac, 2005, pp. 119-136 ; Pierre Michel, « Les Farces et moralités », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 379-392 ; Pierre Michel,  « Le Jardin des supplices : entre patchwork et soubresauts d'épouvante », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 46-72 ; Éléonore Roy-Reverzy, « D'une poétique mirbellienne : Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 30-45. 

 


REDEMPTION

RÉDEMPTION

 

            Après avoir renoncé à donner à son premier roman officiel, Le Calvaire (1886), les dimensions initialement souhaitées, parce que peu compatibles avec le format standard des éditions Ollendorff, Mirbeau a songé à lui donner un prolongement, qui devait s’appeler La Rédemption et dont il eût voulu faire « le chant de la terre ». Ce projet n’aboutira pas, mais le titre envisagé n’en est pas moins symptomatique de l’imprégnation religieuse du romancier, bien qu’il ait, depuis l’adolescence, rompu les amarres avec la religion de son enfance (voir Christianisme). Si la foi naïve a disparu, si les croyances infantiles ont été depuis longtemps jetées dans les poubelles de la mémoire, il n’en subsiste pas moins une « empreinte » : celle du mécanisme de la culpabilité, profondément enfoui dans le psychisme, et qui pousse à adopter un comportement oscillant entre rédemption et expiation. Cependant que l’expiation consiste à payer ses fautes en se punissant soi-même et en acceptant de souffrir, ou en se mettant dans des situations entraînant inévitablement des formes de punition, la rédemption obéit plutôt à un phénomène de compensation : le rachat des mauvaises actions passées se fait par l’accomplissement de bonnes actions censées laver les souillures et réparer les fautes.

            Or, des mauvaises actions, Mirbeau en a, comme tout un chacun, commis pas mal qui ont dû peser sur sa conscience tourmentée, sensiblement plus exigeante que celle de la moyenne de ses congénères. Faute de connaître celles qu’il a pu perpétrer dans sa vie privée, nous ne pourrons évoquer que celles qui ont été publiques. Il y a tout d’abord cette douzaine d’années au cours desquelles il a prostitué sa plume et servi des causes qui n’étaient pas les siennes, du bonapartisme de Dugué de la Fauconnerie et de L’Ordre de Paris au légitimisme d’Arthur Meyer et du Gaulois, en passant par le saint-paulisme de l’Ordre Moral mac-mahonien et de L’Ariégeois (voir les notices Prostitution, Négitude et Bonapartisme). Ensuite, et probablement surtout, il y a les articles antisémitiques des Grimaces (voir les notices Antisémitisme et Les Grimaces), pour lesquels il a fait par deux fois son mea culpa, mais qui ont été pour lui une honte ineffaçable. Il y a enfin cet article consternant, « La Littérature en justice » (La France, 24 décembre 1884), où, totalement à contre-emploi, il a applaudi ignominieusement à la condamnation de Louis Desprez (voir la notice), qui mourra un an plus tard. Pour un homme doté d’une conscience éthique, cela fait beaucoup, et l’on comprend qu’il ait souhaité se racheter : toutes les belles campagnes qu’il a menées pour les artistes novateurs et les jeunes écrivains talentueux viseront aussi à faire oublier l’indigne article contre Desprez et d’autres chroniques fournies à la presse conservatrice ; et il n’aura pas trop de la belle bataille révisionniste menée dans les colonnes de L’Aurore et sur les estrades des meetings dreyfusards, à Paris et en province, en 1898-1899, pour effacer le souvenir de certains articles des Grimaces, aussi stupides qu’odieux. À ce type de rédemption par la plume s’ajoute lr rachat de ses fautes passées au sens littéral du terme : en espèces sonnettes et trébuchantes. Car Mirbeau a toujours fait preuve d’une étonnante générosité et l’argent qu’il a gagné, une fois ses colossales dettes remboursées, lui a beaucoup servi dans ses combats éthiques et esthétiques : en aidant financièrement de jeunes artistes, en finançant des journaux libertaires et, pendant l’Affaire, en payant spontanément de sa poche les 7 525, 55 francs, somme énorme, de l’amende d’Émile Zola pour J’accuse.

            Cette façon de se racheter est bien différente de celle de Jean Mintié, dans Le Calvaire. Car, s’il est vrai qu’il a accompli quantité d’actions moralement condamnables, sans commune mesure avec celles de Mirbeau, Mintié disparaît à la fin du roman, sans qu’on sache ce qu’il devient, jusqu’à ce que le personnage, héros de l’histoire, se transmue en narrateur et fasse de son récit le moyen d’expier publiquement sa faute. C’est la souffrance de cette humiliation qui, parce qu’il se l’inflige librement, est supposée lui permettre de retrouver la paix de sa conscience. Mais de rachat par de bonnes actions, nous n’en voyons pas la couleur !

            Néanmoins l’expiation n’est pas absente de la conduite de l’écrivain. Notons tout d’abord qu’en 1881 a paru sans nom d’auteur, chez Calmann-Lévy un très beau petit roman précisément intitulé Expiation. Or, lors de la deuxième édition, le nom de l’auteur supposé a fait son apparition : Forsan, pseudonyme de Dora Melegari, pour qui Mirbeau a fait le nègre par la suite. De sorte qu’il est tout à fait plausible, à défaut d’être prouvé, qu’il ait rédigé tout ou partie d’Expiation, dont le titre ne saurait manquer de faire songer à celui de La Rédemption avortée, dont il est en quelque sorte le pendant. Mais c’est surtout dans la vie du romancier que des formes d’expiation sont décelables. Car enfin, c’est en toute connaissance de cause, comme en témoigne son conte au titre ironique « Vers le bonheur » (Le Gaulois, 3 juillet 1887), qu’il a décidé, toute honte bue, d’épouser une ancienne femme galante, Alice Regnault, en mai 1887, à Londres et en catimini. Il savait pertinemment ce qui l’attendait, et l’enfer conjugal dans lequel il est entré librement, dont il ne s’est jamais dégagé et qui lui a inspiré aussi bien Mémoire pour un avocat (1894) que Vieux ménages (1894), a visiblement été le prix à payer pour sa prostitution passée.

 P. M.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Mirbeau ou l'œuvre d’expiation », in De l'âge d'or aux regrets, Actes du colloque de l’Université du Littoral-Côte d’Opale, Michel Houdiard Éditeur, 2009, pp. 334-348 ; Pierre Michel,  « Du calvaire à la rédemption », introduction au Calvaire, Éditions du Boucher, 2003,  pp. 3-16.


RELIGION

RELIGION

 

            Pour être passé entre les mains des « pétrisseurs d’âmes » que sont les jésuites, et en avoir conservé durablement ce qu’il nomme « l’empreinte », Octave Mirbeau n’a cessé de dénoncer le danger représenté par les religions en général et le catholicisme romain en particulier. Athée sans concessions, matérialiste conséquent, libertaire individualiste, il a toujours vu dans les religions un poison à extirper, dans le cléricalisme un pouvoir délétère à renverser et dans la prétendue « morale » contre-nature imposée par les prêtres une hypocrisie à dévoiler et une oppression à éliminer impérativement. Au cours des siècles de luttes entreprises par les esprits libres pour libérer la pauvre humanité de l’aliénation religieuse et de « l’omnipotente et vorace consolation du prêtre », selon la formule de Mirbeau au début de  Sébastien Roch (1890), les angles d’attaque ont été nombreux. Dans la continuité des philosophes des Lumières, il n’a pas manqué de les varier.

Comme Voltaire, Mirbeau évoque, pour les stigmatiser, toutes les horreurs commises par les fanatiques de toute obédience et, au premier chef, des catholiques, pour qui seule comptait la vérité prétendument révélée, au nom de laquelle, en toute bonne conscience, ils se sont octroyé le droit de torturer, de supplicier, de brûler et de massacrer sur une vaste échelle. Leur dieu, loin d’être un dieu “d’amour” comme le soutiennent les chrétiens, se révèle en pratique n’être qu’un « maniaque et tout-puissant bandit », qui ne se plaît « qu’à tuer » et qui « s’embusqu[e] derrière un astre pour brandir sa foudre d’une main et son glaive de l’autre », comme le découvre avec horreur le petit Sébastien Roch jeté en pâture aux jésuites. Les croisades, la guerre contre les Albigeois, le génocide des Amérindiens, les guerres de religion, l’Inquisition, et plus tard le dépeçage sanglant de l’Afrique par l’occident chrétien, avec la bénédiction du curé catholique et du pasteur protestant (voir notamment « Colonisons », Le Journal, 13 novembre 1892), alimentent sa révolte autant que son argumentaire. La seule religion qui, selon lui, ne saurait susciter le fanatisme est le bouddhisme, du moins tel qu’il le présente dans ses Lettres de l’Inde de 1885 à travers le sage cinghalais Sumangala, mais, à l’en croire, il s’agirait en fait d’une forme d’athéisme.

            Un autre angle d’attaque, tout aussi classique, consiste à ne voir dans les religions en général qu’un « opium du peuple », que des  impostures imaginées par des ambitieux sans scrupules, avides de pouvoir, pour assurer leur main-mise sur le monde et acquérir à bon compte respect, prestige, pouvoir, prébendes et richesses. À côté des fanatiques, il y a des « fripons », selon le mot affectionné par Voltaire, qui les manipulent et qui exploitent l’inépuisable gisement de la bêtise, de l’ignorance, de la naïveté, telle celle de Sébastien Roch, et aussi de l’espérance chevillée au cœur des hommes, pour leur faire croire et leur vendre n’importe quoi, comme le rappelle Isidore Lechat : « Elle [l’Église catholique] n’a pas que des autels où elle vend de la foi… des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteille… des confessionnaux  où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux » (Les affaires sont les affaires, 1903, acte III, scène 2). Dès ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois, Mirbeau tourne en dérision des superstitions tout juste bonnes « pour des pensionnaires de Charenton » et se moque de la « friperie » des cérémonies  carnavalesques de « cette Arlequinade constituée qu’on nomme la religion » (3 juin 1869). Par la suite il  mettra volontiers en scène des recteurs bretons avides, qui organisent le racket de leurs paroissiens en manipulant leurs pauvres âmes afin de leur soutirer leurs misérables économies, à coup de billevesées ou de menaces de l’enfer : voir par exemple « Monsieur le Recteur » (L’Écho de Paris, 17 septembre 1889), « Un baptême » (L’Écho de Paris, 7 juillet 1891) et « Après 1789 ! » (L’Aurore, 15 juin 1902). Il stigmatise aussi régulièrement l’hypocrite charité chrétienne (cf. la notice Charité), qui prétend se substituer à la justice sociale et qui n’est bien souvent qu’un odieux business (voir notamment sa grande comédie Le Foyer, 1908).

            Un troisième angle d’attaque, plus original pour l’époque du fait du tabou dont bénéficiaient ces crimes, est fourni par les viols, non seulement des âmes des enfants ou des ouailles abruties de bondieuseries, ce qui est déjà extrêmement grave, mais aussi des corps des adolescents et des jeunes adultes des deux sexes qui sont confiés aux prêtres, dans le cadre des collèges religieux, des couvents, des séminaires et des foyers prétendument “charitables”, quand ce n’est pas carrément dans les confessionnaux ou les sacristies. Or c’est précisément ce tabou que Mirbeau a transgressé dans son roman Sébastien Roch, où un adolescent est séduit et violé par un “père” jésuite, et plus tard dans sa comédie Le Foyer, où l’on voit des fillettes exploitées sexuellement dans un foyer où est supposée régner une stricte morale chrétienne. 

            Dans la logique de son combat contre l’emprise de la religion, Mirbeau a fermement soutenu le ministère Combes et rendu hommage à cet « homme admirable et fort », à ce « citoyen énergique et résolu », qui a engagé « la plus formidable bataille entre toutes les forces mauvaises du passé et toutes les radieuses forces de l’avenir », et que l’on  insulte bassement parce qu’il tente de « nous libérer de l’odieux mensonge par quoi furent bercés et trompés nos jeunes ans » («  Le Petit homme des foules », L'Humanité, 19 juin 1904). Aussi a-t-il souhaité ardemment une radicale séparation des Églises et de l’État et une politique de totale laïcisation de l’enseignement. Mais il a été bien déçu par la loi de Séparation concoctée par Aristide Briand, qui se contentait de séparer la sphère publique et la sphère privée, la République et l’Église, tout en laissant aux « pourrisseurs d’âmes » le droit de poursuivre en toute impunité leur manipulation des esprits. Pour Mirbeau, en effet, il ne suffit pas de dénoncer le cléricalisme, c’est-à-dire le pouvoir des prêtres et leur ingérence dans les affaires de la cité : il convient de s’attaquer à la racine du mal, c’est-à-dire aux croyances religieuses elles-mêmes, « ces superstitions abominables par quoi on enchaîne l’esprit de l’enfant pour mieux dominer l’homme plus tard » et qui sont un poison pour l’esprit et pour le corps : elles contribuent à anéantir tout esprit critique, à anesthésier la sensibilité, à refouler dangereusement les besoins sexuels les plus sains, à distiller un indéracinable sentiment de culpabilité, bref à transformer des êtres humains susceptibles d’intelligence et d’épanouissement en un troupeau de « croupissantes larves ». 

N’ayant « qu’une haine au cœur, mais profonde et vivace, la haine de l’éducation religieuse », il souhaite donc un enseignement réellement laïque, c’est-à-dire fondamentalement matérialiste et purgé de toutes les superstitions archaïques et de toutes les anesthésiantes illusions spiritualistes, condition sine qua non pour former des individus libres et des citoyens conscients et actifs, sans lesquels la “démocratie” n’est qu’un jeu de dupes. Aussi dénonce-t-il vigoureusement ces « fabriques de monstres » que sont les collèges religieux : il les compare aux cirques où l’on torture et déforme des enfants normaux pour en faire des monstres et pouvoir les exhiber, parce qu’on y pratique pour l’esprit « ces crimes de lèse-humanité » et qu’ils « sont une honte et un danger permanent » : « C’est pourquoi, étant partisan de toutes les libertés, je m’élève avec indignation contre la liberté d’enseignement, qui est la négation même de la liberté tout court... Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet aux gens de jeter du poison dans les sources ?... » (« Réponse à une enquête sur l’éducation », Revue blanche, 1er juin 1902).

 .          Voir aussi les notices Athéisme, Matérialisme, Église, Christianisme, Morale et Charité.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Le Limon, 1989 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.

 

 


RESPECTABILITE

RESPECTABILITÉ

 

            La respectabilité est le caractère attribué à des hommes, des institutions et des valeurs jugés dignes de respect dans un milieu donné. Dans la France de la Belle Époque, la République, la patrie, la loi, la Justice, l’Église, l’armée, la science, l’argent, la famille, les Salons, la Légion dite “d’Honneur”, la Comédie-Française, l’Académie, etc., bénéficient de cette aura de respectabilité qui est censée les mettre à l’abri de la contestation. De même que les gouvernants, les économistes, les industriels, les hommes d’affaires, les savants, les préfets, les directeurs de journaux, les artistes et écrivains reconnus, les journalistes influents, les acteurs célèbres, et, d’une façon générale, les notables, les gens riches et tous ceux qui, au sein de la classe dominante, font partie de la crème de la société.

Il va de soi que, pour Mirbeau, cette respectabilité n’est en aucune façon justifiée : loin d’être liée aux mérites des individus, à la validité éthique des valeurs proclamées et aux services effectivement rendus aux larges masses par les institutions jugées respectables, elle ne repose en réalité que sur des « grimaces » (voir la notice). Le bon peuple se laisse facilement berner par les apparences trompeuses du décorum, du langage, de l’habit, du pouvoir, de la richesse ou de la puissance économique ou médiatique. Pour Mirbeau, cette respectabilité est donc dangereuse, puisqu’elle contribue à empêcher la conscientisation des classes exploitées et à sauvegarder un ordre social éminemment injuste et oppressif, qui devrait au contraire susciter des révoltes.

Il a donc entrepris, dans toute son œuvre, journalistique et littéraire, de casser cette image respectable, afin de révéler les êtres et les choses jugées abusivement respectables dans toute leur absurdité, leur monstruosité ou leurs turpitudes. La caricature, la dérision, l’ironie féroce, l’humour noir, les procédés farcesques, la perception du monde à travers le trou de la serrure (voir la notice Asmodée), etc., sont autant de moyens mis en œuvre pour révéler l’envers du décor de respectabilité et pour faire apparaître l’incompétence, l’hypocrisie ou le grotesque des individus, la fausseté des valeurs inculquées à l’école et dans la presse, et la radicale nocivité des institutions.

P.M.

Voir Démystification et Désacralisation.


REVE

RÊVE

 

            Chez Mirbeau, le mot « rêve » a au moins quatre acceptions différentes, selon les usages qu’il en fait, et il est donc important, pour éviter des contre-sens, de bien les différencier.

 

Rêve et littérature

 

  Dans un premier sens, le rêve désigne la volonté de s’affranchir des réalités sordides, privilégiées par les romanciers naturalistes, pour respirer un peu d’air pur et voir les choses avec un peu de distance, et par conséquent davantage de lucidité : « Nous sommes las, rassasiés, écœurés jusqu’à la nausée du renseignement, du document, de l’exactitude des romans naturalistes, autant que des farces bêtes et du fantastique idiot des opérettes. Après avoir acclamé, comme l’évolution définitive, cette forme nouvelle de littérature qui n’était en somme, qu’une littérature d’attitudes et de gestes, une littérature pour myopes, une littérature à la Meissonier, qui ne voyait dans un être humain que les boutons et les plis de sa redingote, comptait les feuilles d’un arbre et les luisants de chaque feuille, nous demandons à grands cris autre chose. [...] Le naturalisme se rapproche toujours, il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre, il les dépouille de ce charme flottant – vrai aussi – qui entoure les êtres et les choses, et qui est le rêve ; c’est le miroir grossissant qui ne grandit que les défauts et ne reproduit que des images horriblement déformées. [...] Gardons le rêve, car le rêve est notre plus précieux héritage. [...]  La littérature et l’art seuls peuvent le conserver au cœur de l’homme, et l’homme meurt de ses rêves brisés » (« Le Rêve », Le Gaulois, 3 novembre 1884). Certes, il convient de faire la part des choses, dans cette apologie du rêve : Mirbeau doit justifier les éloges, quelque peu obligés, qu’il décerne à son ami Émile Bergerat ; et la juxtaposition, à la fin de l’article, du prêtre, du soldat et de l’artiste, tous produits du rêve, est là pour nous rappeler que le chroniqueur du Gaulois n’est pas encore tout à fait maître de sa plume. Reste que la critique du naturalisme est récurrente chez Mirbeau, tout comme l’aspiration à l’idéal et à l’azur. Reste aussi que Mirbeau ne cessera de réaffirmer la nécessité de prendre du recul pour éviter la « myopie » des naturalistes, que ce soit par l’humour, la dérision, la caricature, la projection de sa personnalité ou la poésie. Loin d’être une fuite, le rêve ainsi entendu  permet au contraire d’accéder à la réalité profonde des êtres et des choses, dont la plupart des gens  ne perçoivent que les apparences trompeuses.

            Deuxième sens, bien différent, du mot « rêve » : « la désertion du devoir social » de l’artiste pour cause de fuite loin de la nature, des hommes et de la vie, qui devraient être les seules sources d’inspiration. Quinze ans après son article sur « Le Rêve », Mirbeau n’a plus de comptes à régler avec les naturalistes, qui sont en voie de déliquescence et dont le chef de file est devenu un héros à la faveur de l’affaire Dreyfus. En revanche, il a fait des épigones égarés du symbolisme et du préraphaélisme les ennemis à pourfendre en priorité, pour des raisons à la fois esthétiques et éthiques, afin de défendre sa conception émancipatrice de l’art. Dans la préface qu’il a accepté, en pleine Affaire, de donner au tout jeune Francis de Croisset pour ses Nuits de quinze ans, il affirme vigoureusement la nécessité, pour l’artiste, de partir de la vie, et non des élucubrations conventionnelles de l’imagination : « La génération poétique qui précède la vôtre, à part deux ou trois exceptions glorieuses,  n’a donné l’exemple qu de pitoyables effondrements. Elle venait hautaine, méprisante, avec des casques d’or et des lys, décidée à tout détruire et à tout régénérer. Elle n’a rien détruit, et c’est elle qui est morte. Et elle est morte parce que, à la nature et à la vie, qui sont la source unique et jamais tarie de l’inspiration et de l’Amour, elle a voulu substituer le Rêve ! Quand on est impuissant à penser, on rêve : c’est plus facile ! Ah ! vous connaissez cette histoire lamentable, dérisoire et triste des vierges pâles, des princesses malades, des héros insexués qui, du haut des terrasses, sur les forêts sans arbres, les mers sans eau, les plaines de fumées, clamaient d’étranges symboles et de mystérieuses esthétiques. Et tout cela a déjà disparu. Il faut répudier le rêve et aimer la vie... il faut entrer résolument dans la vie.... La vie est belle, même dans ses hideurs, quand on sait la regarder.  L’homme qui pense, l’artiste qui voit, le poète qui exprime, ne peuvent pas s’abstraire de la vie, sous peine de ne penser, de ne voir, de n’exprimer rien, de n’être rien ! [...] Il faut haïr le rêve qui n’est que la forme différente du néant, et redouter, tout en la chérissant, la vie, parce que la vie est maternelle, pleine de trésors et de beautés pour ceux qui l’aiment, elle se venge de ceux qui la méconnaissent, cruellement et terriblement. »

En dépit des apparences, Mirbeau ne se renie pas, bien au contraire. Car, en répudiant le « rêve », assimilé ici à une dérobade, à un ensemble d’illusions qui empêchent de voir et, par conséquent, de vivre et de créer, il reste fidèle à l’analyse développée jadis, dans sa chronique du Gaulois sur le rêve, conçu alors comme un moyen de mieux sentir la vie et de mieux l’exprimer.

 

Rêve, inconscient et angoisse

 

            Dans un troisième sens, le plus courant, le rêve désigne tout banalement le produit de l’imaginaire nocturne. Or, avant même que Freud n’ait publié son interprétation des rêves, Mirbeau leur accorde de toute évidence une importance significative. Nombre de ses personnages évoquent leurs rêves, le plus souvent des cauchemars révélateurs de leurs obsessions et angoisses, et s’interrogent sur leur sens, car ils en devinent certaines implications, sans forcément être en mesure d’en tirer des leçons. Par exemple au chapitre XV des 21 jours d’un neurasthénique (1901), le narrateur rapporte trois rêves d’impuissance, dans des situations où il ne parvient ni à prendre un train, ni à tirer à la chasse, ni à monter un escalier, et il y voit l’effet de l’environnement de la station thermale entourée de montagnes écrasantes, où il se sent retenu prisonnier : « Je suis à X... comme dans ces cauchemars. Vingt fois j’ai voulu partir, et je n’ai pas pu. Une sorte de mauvais génie, qui s’est pour ainsi dire substitué à moi, et dont la volonté implacable m’incruste de plus en plus profondément en ce sol détesté, m’y retient, m’y enchaîne... L’annihilation de ma personnalité est telle que je me sens incapable du petit effort qu’il faudrait pour boucler ma malle, sauter dans l’omnibus, et de l’omnibus dans le train libérateur qui m’emmènerait vers les plaines... » Dans L’Abbé Jules, le narrateur rappelle le « cauchemar chirurgical » de son enfance de fils de médecin, confronté aux accouchements et complications gynécologiques évoquées par son père au fil des conversations familiales : « Le pus ruisselait, où s’entassaient les membres coupés, où se déroulaient les bandages et les charpies hideusement ensanglantés »... Dans Dans le ciel, le peintre Lucien fait un cauchemar également récurrent et qui témoigne de son angoisse de la stérilité : « Je plante des lys. À mesure que j’approche de la terre le bulbe puissant et beau comme un sexe, il se fane, dans ma main, les écailles s’en détachent, pourries et gluantes, et, lorsque je veux enfin l’enfouir dans le sol, le bulbe a disparu ; tous mes rêves ont le même caractère de l’avortement, de la pourriture, de la mort ! » Dans tous les cas, comme l’écrit Lucie Roussel (art. cit.), « les rêves de l’inconscient mêlent résidus diurnes et peurs profondes » et révèlent « une authentique obsession de la mort ». Une place particulière doit être accordée aux rêves érotiques, liés à de durables frustrations sexuelles produites par le refoulement (le verbe « refouler » apparaît dans L’Abbé Jules), et qui débouchent, chez nombre de personnages, sur des pratiques masturbatoires culpabilisantes et insatisfaisantes (voir Onanisme).

Il existe enfin un quatrième sens du mot « rêve » : l’idéal, même vague, que chaque individu porte en lui et qui le motive et constitue le moteur de son action. Il répond alors à une nécessité intérieure, sans quoi on s’encroûte dans une vie monotone et qui n’est qu’un cercueil. Ainsi le narrateur des Mémoires de mon ami (1899) s’en sert-il comme d’une armure protectrice, ou d’une échappatoire, pour se mettre à l’abri d’un environnement par trop sordide et  jeter sur les choses, sur lui-même et sur son milieu, un regard différent, grâce auquel l’écriture de ses mémoires devient une arme émancipatrice. Mais, à l’usage, le rêve s’avère également extrêmement dangereux, dans la mesure où l’idéal, à peine entrevu, se refuse irrémédiablement au fur et à mesure où l’on croit s’en être approché. Le rêve de l’artiste créateur, par exemple, tourne à la tragédie (voir Dans le ciel), et le rêve de l’amoureux se brise sur l’inéluctable guerre des sexes et leur incommunicabilité, se transmuant alors en calvaire ou en supplice (voir Le Calvaire, 1886, et Le Jardin des supplices, 1899). Quant aux rêves des nombreux fous qui hantent les récits de Mirbeau, tel l’inoubliable père Pamphile de L’Abbé Jules, ils ne confèrent une forme de sérénité qu’à la faveur d’un total aveuglement sur la réalité des choses, même s’ils en perçoivent des aspects qui échappent aux individus supposés “normaux”, de sorte que personne n’enviera vraiment leur tranquillité d’âme.

P. M.

 

            Bibliographie : Patrick Avrane, « Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 44-54  ; Pierre Michel, « L’esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 7-30 ; Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves : cauchemar et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 72-95(http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Roussel-Cauchemars.doc) ; Arnaud Vareille, .préface des Mémoires de mon ami, L’Arbre vengeur, 2007, pp. 7-17.


REVOLTE

On peut toujours discuter pour savoir si Mirbeau, une fois devenu riche, mondialement célèbre et doté d’une influence certaine, peut quand même être qualifié de « révolutionnaire tout court », comme il l’affirme en 1911 à Georges Docquois, parce qu’il est bien intégré socialement et que, face à la laideur et à la décourageante bêtise des bipèdes, il a cessé de croire la révolution « possible » et n’a, de toute façon, jamais eu d’idée bien précise de ce qu’il aurait aimé mettre à la place de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste. En revanche personne ne songera à discuter de sa qualité de révolté, qui semble bien lui être consubstantielle, et toute sa production, journalistique et littéraire, est là qui en apporte une éclatante confirmation : c’est bien d’une œuvre de révolte qu’il s’agit, aucune institution n’y est épargnée et l’humanité y est peinte sous les couleurs les plus noires. Dès sa jeunesse et ses lettres à Alfred Bansard, il est en révolte contre le régime impérial, dont il souhaite la chute, contre les infantiles inepties de l’Église catholique, tout juste bonnes pour des pensionnaires de Charenton, contre l’esprit borné des petits-bourgeois de province, contre l’organisation militaire qui ramènerait l’homme à la sauvagerie, contre l’apartheid social qui règne dans son village de Rémalard, contre une « morale » hypocrite et contre l’inhumaine compression sexuelle dont il souffre dans son cercueil notarial. Près d’un demi-siècle plus tard, il confie à Louis Nazzi que son état de révolte est permanent :  « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis »  (Comoedia, 25 février 1910). Aussi bien, pendant toute sa vie de révolté, aura-t-il choisi le camp des petits, des faibles, des pauvres, des démunis, des opprimés, des exploités, des sans-toit et des sans-voix, contre toutes les forces d’oppression, contre toutes les institutions étatiques ou économiques et contre les bourreaux de tout poil qui les écrasent, les humilient, les mutilent et les tuent, comme il le rappelle au chapitre VI de La 628-E8 (1907) : « Et puisque le riche – c'est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l'assommé contre l'assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort. Cela est peut-être un peu simpliste, d'un parti pris facile, contre quoi il y a sans doute beaucoup à dire... Mais je n'entends rien aux subtilités de la politique. Et elles me blessent comme une injustice. »

Chez lui la révolte résulte d’un sentiment spontané d’indignation qui le saisit chaque fois qu’il constate une injustice, et elle est inséparable de la pitié que lui inspirent toutes les victimes. Elle est étrangère à la politique, si l’on entend par là le souci d’accéder au pouvoir ou de le conserver, de gérer l’ordre en place ou de se fixer des objectifs ou des revendications en conséquence : elle n’a pas d’autre objectif qu’elle-même, elle est à elle-même sa propre fin. Et peu importe, à la limite, qu’à l’expérience elle puisse se révéler « impuissante » face à la force brute, comme Mirbeau pense l’avoir démontré dans le dénouement décourageant de son drame Les Mauvais bergers (1897), qui s’achève dans un bain de sang, puisqu’elle manifeste du moins le sursaut de dignité de celui qui proteste avec l’énergie du désespoir contre cela même qui va le tuer : elle constitue alors un acte d’accusation en même temps que de désespoir. Pour qui, comme Mirbeau, est doté d’une conscience éthique, elle est bien « le plus saint des devoirs », face à toutes les monstrueuses iniquités qu’exhibe la société moderne (« Les Petits martyrs », L'Écho de Paris , 3 mai 1892).

Dans sa révolte contre les lois qui prétendent légitimer l’oppression des majorités, l’idéaliste Mirbeau en arrive à éprouver une sorte de solidarité avec d’autres types de révoltés, qui se marginalisent ou se mettent carrément hors la loi. Par exemple, les braconniers, tel Victor Flamant de Dingo (1913), qu’il « aime comme tous les révoltés » et qui sont souvent « généreux et courageux » (« Dans la forêt », L'Écho de Paris, 3 février 1891). À propos de Jean Richepin, qu’il considère alors comme un faux révolté, Mirbeau explique, lors même qu’il n’a pas achevé sa mue : « Il ne me déplaît pas qu’un homme se mette au-dessus des routines, des préjugés, des lois même, qu’il entre hardiment, les poings tendus, dans la révolte humaine » (« Jouets de Paris », Le Gaulois, 27 octobre 1884). À plus forte raison, quand il se sera rallié à l’anarchie comme idéal, ne manquera-t-il pas de manifester sa sympathie à ceux qui ont choisi de vivre hors la loi pour ne pas être hors la vie, parce que, dans la lutte pour la vie qu’impose une organisation sociale darwinienne, celui qui ne se révolte pas est sûr d’être impitoyablement écrasé. Certes, Mirbeau n’approuve pas le terrorisme d’un Ravachol, mais il lui accorde du moins des circonstances atténuantes, car ce n’est à ses yeux qu’un produit de la société bourgeoise et de la misère qu’elle sécrète et contre laquelle Ravachol s’est justement révolté. Certes, les apaches et les souteneurs, ces « hyènes humaines », ne sont pas des gens bien fréquentables ; mais, dans une société qui repose sur le meurtre et qui fait du vol l’activité la plus rémunératrice et la plus honorée, à condition d’être exercée sous des dehors plus présentables, il serait mal venu de leur reprocher de faire ce que tout le monde fait, mais hypocritement ; un gentleman-cambrioleur tel que celui de Scrupules (1902) ne peut manquer d’attirer la sympathie du lecteur ou du spectateur, parce qu’il exerce franchement et avec brio une profession qui devient dangereuse dès lors qu’elle ne se camoufle plus sous une apparence de respectabilité ; et si un voleur et un sadique, peut-être même un assassin, tel que Joseph, dans Le Journal d’une femme de chambre, exerce une si forte attirance sur la chambrière Célestine, c’est parce qu’elle préfère de beaucoup de franches « canailles » comme lui aux « honnêtes gens » qui lui répugnent. En se plaçant au-dessus des lois, fût-ce d’une façon criminelle, et en assumant de véritables risques, à la différence des « honnêtes gens » qui perpètrent leurs crapuleries à l’abri des lois et en toute tranquillité, tous ces personnages peu ragoûtants n’en méritent pas moins le respect du romancier parce que, à leur manière dévoyée, ils sont, eux aussi, des révoltés. Il n’est pas jusqu’aux condamnés à mort qui ne méritent ce respect, parce qu’ils paient au plus haut prix leur transgression : cas extrême, ce condamné qui monte à l’échafaud « en riant aux larmes » après avoir « mangé le nez » de l’aumônier qui l’exhortait à une exemplaire repentance, car celui-là au moins aura toujours refusé de se soumettre et sera resté fidèle à sa révolte jusqu’à son dernier rire de triomphe (« Notes pessimistes », La France, 26 avril 1885). 

Chez Mirbeau, la révolte n’est ni une question de morale, ni une question politique, mais plutôt un état d’esprit que l’on ne trouve que chez des hommes dotés d’un fort tempérament, qui les élève infiniment au-dessus des « larves » humaines qui peuplent ses contes et ses romans.

Voir aussi les notices Indignation, Éthique, Anarchie, Politique, Intellectuel, Engagement, Armée, Famille, École, Capitalisme et Marginalité.

P. M. 

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau : les contradictions d’un écrivain anarchiste », in Actes du colloque de Grenoble, Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la marginalité »,  cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, 2002, pp. 93-103 ; Lawrence Schehr, « Mirbeau’s ultraviolence », Sub-stance, Madison (États-Unis), 1998, vol. 27, n° 86, pp. 106-127 ; James Swindlehurst,  « Mirbeau et l’écriture de la révolte », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 316-322.

 

 

 

 

 

           


REVUE BLANCHE

REVUE BLANCHE (1889-1903). Fondée à Liège, en décembre 1889, par Auguste Jeunehomme, Joë Hogge, Charles et Paul Leclercq, Louis-Alfred Natanson, la revue connaît d’abord trois séries « belges », puis elle est lancée à Paris en octobre 1891 sous la direction d’Alexandre et de Thadée Natanson. D’abord essentiellement littéraire, elle ouvre progressivement ses pages à la politique, avant de devenir le centre de ralliement des dreyfusards à partir de 1898.

Comparé aux jeunes fondateurs de la revue, nés vers 1870, Mirbeau est un « ancien » ; lorsque la Revue Blanche s’installe à Paris, il est un journaliste et un critique influent, un écrivain consacré. S’il ne signe aucun texte à la Revue Blanche avant la publication du Journal d’une femme de chambre à partir de janvier 1900, l’estime réciproque est manifeste dès les débuts parisiens de la revue, ainsi que le montre sa correspondance avec Romain Coolus, chroniqueur dramatique dont la pièce, Le Ménage Brésile (1893), avait reçu un accueil plutôt froid de la critique. Mirbeau l’assure de son talent et lui promet un article sur « l’exquise Revue Blanche » (19 janvier 1893), compliment auquel Coolus répond par une louange à « l’exceptionnel chroniqueur » dans une chronique de septembre 1893 — Mirbeau sera le dédicataire d’un récit de Romain Coolus, Impasse des Hatons, publié à la revue en novembre 1900. Son nom apparaît d’ailleurs fréquemment sous la plume des jeunes chroniqueurs, qui disent la haute tenue de son style ou le caractère exemplaire de ses prises de position ; il est notamment mentionné, associé à d’autres auteurs plébiscités par la Revue Blanche (Henri de Régnier ou Paul Adam), sous la plume d’Alfred Douglas, à propos du combat en faveur d’Oscar Wilde, le 1er juin 1896, mais aussi au moment du procès en révision du capitaine Dreyfus à Rennes (Victor Barrucand, « Notes sur le procès », 1er septembre 1899), ou encore par  Gustave Kahn, dans son portrait de Laurent Tailhade le 1er octobre 1901, qui fait allusion à la présence d’Octave Mirbeau aux côtés de ce dernier, incarcéré à la Santé pour un article paru dans le Libertaire le 15 septembre 2001. Les « Réflexions anarchistes » de Paul Masson, dernier article du Chasseur de Chevelures, lui sont dédiées.

Une chronique de Paul Adam, issue de la série des « Critiques des mœurs », parue le 15 mai 1896, donne d’ailleurs la mesure de l’admiration pour l’engagement de Mirbeau ; celui-ci fait en effet partie des « énergies de cette fin de siècle », qu’il faut entendre comme les « forces contemporaines » en lutte contre l’hypocrisie ambiante, qu’Adam nomme « le mensonge de la vertu ». En ce sens, Mirbeau annonce, ainsi que Zola, également évoqué dans la chronique, la figure, essentielle à la Revue Blanche à partir de 1898, de l’ « intellectuel ». De fait, c’est en « énergique » qu’Octave Mirbeau répond à « L’Enquête sur l’éducation », publiée le 1er juin 1902, dans laquelle il déclare avec virulence sa haine de l’éducation religieuse ; c’est cette « énergie » encore que les critiques de la Revue Blanche soulignent lorsqu’ils évoquent, de la même façon, la verve du romancier : à propos du Jardin des supplices (1899), Léon Blum, critique littéraire en titre, écrit, le 15 juillet 1899, qu’on ne peut qu’ « aimer ou haïr » une œuvre où paraissent de tels « dons de violence, d’éloquence, de richesse et de grossissement », une « imagination de bourreau […] prodigieuse » ; des Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901), Alfred Jarry retient, le 1er septembre 1901, « de l’horreur, du courage, de la violence, de la tendresse, de la justice, fondus en beauté dans trois cents pages ». Sympathique aux anarchistes, comme les jeunes collaborateurs de la Revue Blanche, Mirbeau prend parti en faveur de Félix Fénéon lorsque celui-ci est arrêté, en avril 1894. Les nouvelles fonctions de Fénéon, devenu secrétaire de rédaction de la revue en février 1895, et la collaboration de Mallarmé, à partir du même mois, resserrent les liens de Mirbeau avec la Revue Blanche. Le 10 janvier, Fénéon avait écrit à Mirbeau que les frères Natanson souhaitaient sa contribution, et exprimait sa joie qu’ils puissent ensemble faire leur entrée à la revue.

Mais c’est le combat en faveur de Dreyfus qui consacre le rapprochement entre Mirbeau et le groupe de la Revue Blanche, de même que leurs influences mutuelles. Dans ses Souvenirs sur l’Affaire (1935), Léon Blum décrira les visites quotidiennes à la revue d’un Mirbeau « jeté à corps perdu dans la bataille ». En outre, la question de l’art social est alors essentielle à la Revue Blanche, de même qu’elle l’est pour Mirbeau, qui en avait témoigné dans sa réponse à « L’Enquête sur l’influence des lettres scandinaves », lancée par la Revue Blanche en février 1897 ; l’écrivain y insiste sur la nécessité d’une littérature grâce à laquelle les auteurs français prennent conscience qu’ « il existe des âmes humaines aux prises avec elles-mêmes et avec la vie sociale ». Les Mauvais bergers (1898) sont défendus par Louis-Alfred Natanson, cependant troublé comme Jules Renard par le dénouement du dernier acte ; L’Épidémie (1898) est comparée par Félicien Fagus, dans une chronique du 15 février 1900, aux Tisserands (1893) de Gerhart Hauptmann ; cette pièce, écrit-il, fait de Mirbeau une « force de la nature ». La pré-publication du Journal d’une femme de chambre, du 15 janvier au 1er juin 1900, marque l’intégration de Mirbeau au groupe de la Revue Blanche. Coïncidant avec deux périodes importantes de l’affaire Dreyfus, dans laquelle s’engagent pleinement les rédacteurs, le roman constitue un écho à la clameur des « intellectuels » qui résonne alors dans les pages de la revue. De fait, il est longuement salué par Camille de Sainte-Croix, le 1er septembre 1902, comme l’œuvre d’un « homme qui n’a pas peur des mots, des idées, ni des actes », par Coolus dans Le Cri de Paris et par Thadée Natanson dans Le Soir. Au moment où tous les regards se tournent vers l’Exposition universelle, cette publication est un événement d’envergure pour la Revue Blanche ; le roman, qui fait couler beaucoup d’encre (celle de Péguy surtout, particulièrement critique dans Les Cahiers de la Quinzaine), concentre alors les attentions sur le périodique, suffisamment audacieux pour publier une œuvre jugée scandaleuse.

C. B et P.-H. B

 

Bibliographie : Cécile Barraud, « Octave Mirbeau, un “batteur d’âmes” à l’horizon de la Revue Blanche », Cahiers Octave Mirbeau n° 15, mars 2008, pp. 92-101 ; Paul-Henri Bourrelier, « Mirbeau, la Revue Blanche et les Nabis », in Octave Mirbeau, Actes du colloque d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 131-151 ; Paul-Henri Bourrelier, La Revue Blanche, une génération dans l’engagement 1890-1905, Paris, Fayard, 2007, pp. 938-955 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, le prolétaire des lettres », in La Belle Époque des revues 1880-1914, Éditions de l’I.M.E.C., 2002, pp. 85-92.  Voir aussi le blog de Paul-Henri Bourrelier consacré à la Revue Blanche.

 

           

 

 

 

 

 


RIRE

L’œuvre de Mirbeau reflète un profond pessimisme et comporte quantité de scènes horribles de nature à susciter le dégoût ou la terreur. Et pourtant on rit beaucoup en le lisant ou en regardant ses pièces. Comment expliquer qu’on puisse en rire alors qu’on devrait plutôt en pleurer ou en frémir ?

 

Rire subversif

Le rire suppose généralement la complicité de ceux qui rient face à ceux dont ils rient, qui se trouvent moqués, et par conséquent rabaissés, voire humiliés. Il peut donc, non seulement être cruel pour ceux qui en font les frais, mais constituer de surcroît un moyen de souder un groupe par opposition à un autre, ou une majorité contre une minorité, qui peut à l’occasion servir de bouc émissaire, comme on le voit, par exemple, dans les “blagues” racistes ou xénophobes. C’est ainsi que la majorité des amuseurs professionnels, aujourd’hui comme autrefois, caressent leur public dans le sens du poil et ne font donc que renforcer le conformisme ambiant, dans une société et à une époque données.

Mirbeau le démystificateur ne mange évidemment pas de ce pain-là et il n’a jamais été question pour lui de se complaire dans les idées reçues, ni d’être complice des préjugés en tous genres, fauteurs de haines homicides, de la majorité dite « silencieuse », mais qu’il juge le plus souvent cruelle et stupide. Il se sert au contraire du rire comme d’une arme de subversion et vise à révéler à son lectorat le dessous des cartes, à lui montrer les choses sous un jour totalement nouveau, à le faire pénétrer dans les coulisses du theatrum mundi, d’ordinaire interdites au profanum vulgus, et à susciter le rire par l’exposition de ce qui est soigneusement caché et qui apparaît dans tout son grotesque et toute sa hideur. Il se heurte alors à une grosse difficulté : avec sa pédagogie de choc, loin de cimenter le groupe, il risque fort de le scinder en heurtant de front ses habitudes de pensée, car il sait qu’une majorité de lecteurs ne pourront pas accepter une remise en cause radicale du formatage qui leur a été imposé depuis leur naissance et que seule une faible minorité d’« âmes naïves » est susceptible de se laisser toucher, voire ébranler, par ses révélations. Ce n’est évidemment pas suffisant pour qui souhaite participer à l’indispensable révolution culturelle, préalable au grand chambardement que l’anarchiste Mirbeau appelle de ses vœux. Pour lui, la question semble donc se poser en ces termes : comment réussir malgré tout à faire rire le grand public, que ce soit dans ses chroniques désopilantes, dans ses farces ou dans une grande comédie telle que Les affaires sont les affaires (1903), sans pour autant flatter ses préjugés ?

 

Rire de transgression et rire vengeur

La réponse n’a rien d’évident, et il peut arriver au chroniqueur de se contenter de procédés éprouvés, tels que le grossissement et la déformation des traits, l’emballement farcesque, l’exagération de pure fantaisie, l’incongruité cocasse et la loufoquerie allaisienne (par exemple « Le Concombre fugitif »), le calembour facile et le jeu de mots, qui ne menacent aucune institution respectable ni aucun des fondements de l’idéologie dominante, au risque de passer alors pour un simple amuseur comme les autres, bref comme un écrivain pas bien sérieux.

Le plus souvent, cependant, à la fantaisie purement gratuite et, a fortiori, aux ficelles grossières et trop faciles pour être vraiment honnêtes, il préfère le comique de transgression. Ce qui suscite le rire, c’est alors un décalage, qui peut prendre plusieurs formes :

- Décalage entre ce qu’imagine le lecteur et ce qui lui est montré, provoquant sa surprise et, éventuellement, ses interrogations. Pensons par exemple à l’épisode de « l’étrange relique » dans Le Journal d’une femme de chambre, qui permet de tourner en dérision les formes de la religiosité catholique au XIXe siècle.

- Ou bien décalage entre les événements évoqués et la façon d’en parler – ce qui est caractéristique de l’ironie et de l’humour, surtout de l’humour noir, qui vise à choquer l’esprit en bafouant la logique et en traitant avec légèreté, voire en souriant, des choses qui devraient susciter l’angoisse ou l’horreur : par exemple, le supplice du rat, tel que le rapporte le bourreau chinois, dans Le Jardin des supplices.

- Ou bien décalage entre un comportement jugé immoral, ou une pratique généralement condamnée, et les louanges illogiques qu’on en fait, comme c’est le cas dans l’éloge paradoxal, qui suggère que tout l’édifice social marche sur la tête et incite en conséquence à s’interroger sur ses  fondements.

- Ou bien encore, ce qui est le plus subversif, décalage entre l’être et le paraître, entre les valeurs proclamées et les comportements qui les bafouent. Le procédé est particulièrement efficace quand il s’agit de rire de gens puissants et honorables, qui d’ordinaire inspirent plutôt une crainte respectueuse. Éloquentes à cet égard sont les interviews imaginaires, où les personnalités interrogées avouent ingénument des actions condamnables par la morale en usage, ou qui tombent sous le coup de la loi, obligeant du même coup le lecteur à se poser des questions : d’une part, sur la respectabilité totalement imméritée de ces gens de pouvoir, d’influence ou d’argent, qui mentent, tripatouillent, corrompent, trahissent, volent et tuent sans vergogne, et qui, ce faisant, se comportent particulièrement mal au regard de sa propre morale ; et, d’autre part, sur la validité des valeurs dont ces individus « respectables » se réclament et qui risquent, dès lors, de n’apparaître que comme d’hypocrites cache-sexe de ce mal « qu’on ne saurait voir » et que le lecteur vient de découvrir avec stupeur. 

Le rire mirbellien peut aussi être vengeur. C’est bien évidemment le cas de celui de la chambrière Célestine, du Journal d’une femme de chambre (1900), quand elle nous dévoile les bassesses et turpitudes de ses maîtres et qu’elle se paye une bonne tranche de rire, dans sa petite chambre froide et solitaire, en les confiant à son journal. C’est aussi celui de l’abbé Jules du roman homonyme de 1888, avec le fameux « T'z’imbéé...ciles !... » dont il cingle ses confrères ensoutanés et les petits-bourgeois conservateurs de son Perche natal, et aussi avec son testament en forme de bombe : le « ricanement de dessous la terre » imaginé par le narrateur témoigne du triomphe posthume de Jules qui, pendant des années, a peaufiné avec délectation son ultime provocation ; on l’imagine aisément en proie à une intense jubilation chaque fois qu’il se représentait les effets dévastateurs de sa démystificatrice expérience post mortem. Mais on peut aussi imaginer le rire tonitruant et jubilatoire de Mirbeau lui-même, malgré sa neurasthénie persistante et son pessimisme radical, chaque fois qu’il prenait la plume pour vouer au ridicule qui tue tous les « salauds », comme eût dit Sartre, qui obstruaient le chemin de la Justice et de la Vérité. Avec ses mots il se vengeait, et nous venge encore, de tous ses maux, et par conséquent de tous les nôtres. Il crée alors, avec ses lecteurs d’hier et d’aujourd’hui, une forme de complicité comparable à celle que crée spontanément le rire et qui lui permet d’élargir son auditoire et de renforcer son impact.

 

Ambiguïté du rire

Il arrive néanmoins que le rire mirbellien soit ambigu et place le lecteur dans une situation inconfortable.

- Soit parce que les excentricités diverses éparses dans les textes déroutent le lecteur, qui ne sait pas bien comment les interpréter, ni si c’est à lire au premier degré, ou au deuxième, voire au troisième. Quand la cible est clairement définie et que l’idée peut être aisément dégagée de l’anecdote ou de la saynète, le lecteur est en terrain de connaissance et, même s’il n’est pas du tout d’accord avec l’auteur, du moins est-il rassuré d’avoir saisi ce qu’il veut dire ou sous-entend. En revanche, dans des cas flagrants de nonsense, il perd ses repères, cherche en vain à comprendre ce qui lui paraît absurde et en arrive à se demander si l’écrivain n’est pas en train de se payer sa tête.

- Soit parce que, à la réflexion, on ne sait plus trop pourquoi ni de quoi on a ri. Par exemple, face aux longues explications du bourreau « patapouf » du Jardin des supplices, si satisfait de lui-même, si fier de la parfaite maîtrise de son art, si précis dans l’évocation des atroces supplices qu’il a infligés à des innocents. Ou bien lors de la conversation, à bord du Saghalien, sur le cannibalisme des explorateurs européens, dans la première partie du même roman. L’horreur produite par la description des supplices chinois et des pratiques cannibales n’est pas seulement l’envers de la fascination qu’ils exercent sur nous, ce qui est déjà en soi une source de malaise. Mais de plus il s’avère que le monstrueux bourreau est aussi un artiste accompli et consciencieux, de surcroît victime d’une flagrante injustice, et que l’on est donc incité à l’admirer, et également un brave bouffon, qui se plaît à faire rire ses auditeurs ; quant aux cannibales, ce ne sont pas de lointains Fidjiens estampillés barbares, ce qui serait bien rassurant pour notre confort moral, mais de bons Français, qui ont pour mission d’apporter aux Africains les lumières de leur “civilisation” et de leur “religion d‘amour”. Comment s’y retrouver ? À quoi se raccrocher ? Les critères éthiques et esthétiques du lecteur en sont tout chamboulés et, à peine vient-il de rire qu’il risque fort de se sentir bien mal à l’aise d’avoir pris à la légère des choses particulièrement abominables.

Voir aussi les notices Dérision, Farce, Caricature, Humour noir, Ironie, Exagération, Éloge paradoxal, Interview imaginaire et Farces et moralités.

P. M.

 

Bibliographie : Aleksandra Gruzinska, « Le Rire de Célestine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 223-235 ; Christopher Lloyd, « Le Noir et le rouge : humour et cruauté chez Mirbeau », in Octave Mirbeau, Actes du colloque international d'Angers de septembre 1991, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 235-246 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau auteur comique », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 65-71 ; Hanan Moukabari,  Le Rire cruel dansLe Journal d'une femme de chambre” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Grenoble, Université Stendhal, 1992, 63 pages ; Jean-François Nivet, « Le Rire d'Octave Mirbeau », préface des Contes drôles, Séguier, 1995, pp. 9-16 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau excentrique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J. & S. éditeurs - Eurédit, Cazaubon, novembre 2004, pp. 157-170 ; Françoise Sylvos, « Grotesque et parodie : le naturalisme anticlérical d’Octave Mirbeau », in Rire des dieux, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, collection des Cahiers du CRLMC, 2000, pp. 371-380.

 

 


ROMAN

 

Mirbeau est avant tout connu comme un romancier, auteur de deux best-sellers traduits en plus d’une vingtaine de langues, Le Journal d’une femme de chambre et Le Jardin des supplices, et il a à son actif dix romans signés de son nom et à peu près autant qu’il a publiés sous deux ou trois autres signatures. Et pourtant, comme l'avant-garde littéraire de la fin du siècle,  il a très vite pris conscience des limites du genre romanesque, jugé vulgaire et inférieur. Ainsi, en 1891, alors qu'il ahane sur la première mouture du Journal d'une femme de chambre, écrit-il à Claude Monet : « Je suis dégoûté, de plus en plus, de l'infériorité des romans, comme manière d'expression. Tout en le simplifiant, au point de vue romanesque, cela reste toujours une chose très basse, au fond très vulgaire ; et la nature me donne, chaque jour, un dégoût plus profond, plus invincible, des petits moyens .» Il va donc contester de plus en plus vigoureusement la forme romanesque, d'abord de l'intérieur, en multipliant les transgressions et les exemples de désinvolture à l'égard des normes en usage, avant de finir par s'en affranchir complètement et de ne rien conserver, dans ses dernières œuvres, de ce qui en était, semble-t-il, des ingrédients indispensables.

 

La contestation du roman

 

Ce que Mirbeau conteste de plus en plus, ce sont les présupposés du roman balzacien ou zolien :

* Il présuppose tout d’abord l'existence d'une réalité extérieure et objective, alors que, pour Mirbeau, ce que l'on entend par “réalité” n'est jamais qu'une convention, le réel n'existant que réfracté par une conscience, et, dans une œuvre d'art, par un « tempérament » d'artiste. C’est donc une mystification que de laisser entendre que le roman peut être « réaliste » :  « En art, l'exactitude est la déformation, et la vérité est le mensonge. Il n'y a rien d'absolument exact et rien d'absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d'individus » (« Le Rêve  », Le Gaulois, 3 novembre 1884). Aussi Mirbeau tente-t-il de nous faire coïncider avec le contenu d'une conscience dont il nous transcrit les impressions et les états d'âme, mais sans nous garantir pour autant qu'ils correspondent à une réalité objective : soit parce qu'il s'agit de visions cauchemardesques liées à la fièvre ou au délire, comme chez Dostoïevski ; soit parce que le narrateur lui-même n'est plus certain de l'authenticité de ses impressions et insinue le doute dans l'esprit des lecteurs, comme au début de La 628-E8. En jetant ainsi la suspicion sur le récit qui va suivre, Mirbeau affirme du même coup la totale liberté de l'artiste à l'égard d'une pseudo-réalité que l'écrivain “réaliste” serait censé copier bêtement..

            * Le roman “réaliste” présuppose aussi que cette réalité objective est intelligible, et que, à la lumière des progrès de la science, le romancier est habilité à nous en présenter une vision clarifiante. Or, aux yeux de Mirbeau, c'est là une double illusion. D’une part, il ne croit pas que la vérité soit accessible à l'homme, ni que l'homme, dominé par des pulsions inconscientes, et traversé de contradictions, puisse être autre chose qu'un insondable mystère. D’autre part, l'œuvre d'art, expression d'un vécu unique, n'a rien à voir avec la recherche scientifique, et son objectif, exprimer la vie multiforme, est fondamentalement différent de celui d'un savant, qui tente d'élucider les mystères de la nature : « Nous ne voulons plus que la littérature et la poésie, ces mystères du cerveau de l'homme, soient de la physique et de la chimie, que l'amour soit traduit en formules géométriques, qu'on fasse de la passion humaine un problème de trigonométrie » (« Le Rêve  », loc. cit.). Vouloir ainsi ramener toutes choses à des déterminismes simples, réduire l'homme à des mécanismes élémentaires, c'est nier l'infinie complexité de la vie, c'est mutiler l'âme humaine, c'est nous proposer, au nom de la science, une vision qui ne peut être que mensongère. Mirbeau va donc de plus en plus refuser l'excès de clarté caractéristique de l'art français : il renonce à l'analyse psychologique, appauvrissante et desséchante, pour lui substituer la simple suggestion d'états de conscience discontinus ; il peint souvent les personnages les plus intéressants de l'extérieur, pour préserver leur épaisseur ; il présente des personnages qui donnent une impression d'incohérence ;  et il renonce à tout éclaircir, allant jusqu’à laisser en blanc des épisodes décisifs et frustrant délibérément la curiosité du lecteur.  

            * Le roman du XIXe présuppose aussi que cette réalité, objective et intelligible, peut être exprimée par le truchement des mots, et que le langage est apte à restituer la richesse de l'expérience humaine et la beauté de la nature. Double illusion ! Car, pour Mirbeau, « la nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible à n'importe qui de la rendre comme on la ressent », comme il le confie à Claude Monet en 1887. Quant au langage, il ne sera jamais « qu'une plate, mensongère et absurde contrefaçon de la vie ». Mirbeau a une telle conscience coupable de l'abîme infranchissable qui sépare la richesse du monde et la dérisoire pauvreté des moyens linguistiques dont il dispose, qu'il est constamment rongé par le sentiment lancinant de son impuissance et tenté par le silence.

            * Le roman balzacien présuppose encore que le récit des événements soit organisé, composé, arrangé, en fonction des finalités du romancier, qu'il s'agisse de produire un effet dramatique savamment préparé, d'illustrer une analyse préétablie, de susciter une émotion, ou tout simplement d'alimenter la curiosité du lecteur. Dès lors, tout ce qui est rapporté occupe une place déterminée à l'avance et a une utilité, tout est clair et  cohérent, et par conséquent tout semble avoir un sens, par référence au projet du romancier, substitut de Dieu. Pour Mirbeau, matérialiste conséquent, il n'y a aucune finalité à l'œuvre dans ce « crime » qu'est l'univers, où rien ne rime à rien et où règnent le chaos et l'entropie, et il juge infondée la prétention des scientistes à affirmer un déterminisme absolu, comme si les savants pouvaient posséder l'omniscience divine. Aussi remet-il en cause la composition romanesque, qui tend à faire croire que les choses ont un sens et que tout se tient, n'y voyant qu'une convention mensongère : « Est-ce qu'il y a de la composition chez Tolstoï et Dostoïevski ? » (Interview par Maurice le Blond, L'Aurore, 7 juin 1903). Il va donc s'affranchir progressivement des règles de la composition : .après avoir rédigé, comme “nègre”, des romans conçus sur le modèle d'une tragédie, il commence à prendre des libertés avec la norme dans ses romans “autobiographiques”, puis, à partir de Dans le ciel, renonce définitivement à tout récit linéaire et tend à réduire le roman à une simple juxtaposition d'épisodes sans autre lien les uns avec les autres qu'un narrateur unique (dans Les 21 jours ou Le Journal), ou que la volonté arbitraire du romancier démiurge de coudre ensemble des chroniques et des récits que rien ne prédisposait à voisiner (dans Le Jardin des supplices).

            * Le roman présuppose enfin le respect d'un certain nombre de codes, qui, pour Mirbeau, constituent autant de lits de Procuste et ne sont en réalité que des conventions hypocrites : les codes de la vraisemblance, de la crédibilité romanesque et de la bienséance. Pour lui, le “vraisemblable” n'est autre qu'une dénégation du vrai, qui fait peur, et reflète l'opinion moyenne de Français moyens qui se bouchent les yeux devant une réalité qui dérange leur confort intellectuel ou leur bonne conscience : il lui préfère donc le vrai, quitte à choquer ou à être accusé d'exagération.  De même il transgresse avec désinvolture le code de la crédibilité romanesque, qui exige du romancier qu'il respecte le contrat tacite passé avec les lecteurs, en leur offrant un ensemble cohérent, où tout se tienne, où la logique soit respectée, où les apparences d'authenticité soient sauvegardées : ce faisant, il déconcerte le lecteur.. Quant au code de la bienséance, qui interdit, au nom de la « morale » (voir la notice Morale),  que l'on traite dans la littérature des sujets tabous ou choquants, ce n'est jamais qu'une tartufferie : Mirbeau ne se prive donc pas d'évoquer sans fard les effets perturbateurs du refoulement sexuel des prêtres (L'Abbé Jules), la sodomie jésuitique (Sébastien Roch), l'onanisme des adolescents (Le Calvaire, Sébastien Roch), le saphisme (Le Journal d'une femme de chambre), le sadisme (Le Jardin des supplices), et toutes les « cochonneries » d'alcôve, au risque de se faire accuser d'immoralité et taxer de pornographe.

 

La production romanesque de Mirbeau

 

En transgressant ainsi ouvertement toutes les règles traditionnelles d'un genre qu'il juge dépassé, Mirbeau a manifesté clairement son intention de frayer des voies nouvelles. Mais ce n'est que progressivement qu'il en est arrivé à une remise en cause radicale. Il lui a fallu auparavant faire ses gammes pendant des années, pour acquérir une parfaite maîtrise de son métier, et recevoir, entre 1884 et 1887, la « révélation » du roman russe, qui va bouleverser complètement son projet littéraire.  

 

            * Les romans nègres

Rédigés au début des années 1880, ces romans présentent une très grande unité thématique. D'une part, il s'en dégage une philosophie foncièrement pessimiste, où se ressent fortement l'influence de Schopenhauer : l'amour est une torture ; entre les sexes domine la guerre ; le bonheur est impossible ; le renoncement permet bien de limiter, difficilement, la souffrance, mais seule la mort apporte le repos définitif. D'autre part, il en ressort une peinture extrêmement noire de la société contemporaine, et c'est à peine si, parfois, le réquisitoire est tempéré par l'humour et la fantaisie : les classes dominantes sont hypocrites et pourries ; les politiciens sont des ambitieux sans scrupules ; la presse est vénale et anesthésiante, et vit de chantage ; l'argent seul est honoré et corrompt les cœurs et les institutions ; le mercantilisme généralisé transforme les valeurs et les hommes en de simples marchandises, dont le prix fluctue selon la loi de l'offre et de la demande. Ce qui distingue ces romans de commande, à objectif essentiellement alimentaire, des romans de la maturité, c’est d’abord que Mirbeau ne les nourrit pas de sa propre chair et multiplie les réminiscences d'œuvres littéraires du siècle, histoire d’assimiler les leçons des grands maîtres et de s’entraîner pour pouvoir ensuite voler de ses propres ailes. C’est aussi qu’il ne remet pas encore en cause la formule du roman balzacien : la plupart des récits sont conçus comme des tragédies de la fatalité, et, une fois posée la situation de départ et noués les liens qui unissent les protagonistes, les choses évoluent avec toute l'implacable rigueur d'un mécanisme d'horlogerie.   

 

            * Les romans “autobiographiques”

Les trois premiers romans avoués d'Octave Mirbeau, Le Calvaire (1886), L'Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890) ont souvent été qualifiés d'autobiographiques, parce que le romancier en situe l'action dans des milieux et des décors qu'il connaît parfaitement par expérience et y retrace, à peine transposés, des épisodes de sa vie. La subjectivité y est totale, à la différence des œuvres antérieures. Ces trois romans apparaissent comme relativement classiques, en comparaison des récits postérieurs : on y trouve une histoire qui entretient la curiosité du lecteur,  des personnages auxquels on peut s'identifier, ou que l'on peut reconnaître, un décor géographiquement situé, souvent évoqué dans des descriptions de facture impressionniste, des milieux sociaux soigneusement circonscrits dans l'espace et le temps, ce qui les rapproche des romans d’inspiration réaliste.

Néanmoins les influences dominantes sont celles de Dostoïevski, de Barbey d'Aurevilly, de Tolstoï et d'Edgar Poe. Et Mirbeau prend nombre de libertés avec les normes du roman prétendument réaliste : vision tout à fait subjective des choses et projection du tempérament du narrateur dans le récit, qui prend souvent une allure pathologique, voire hallucinatoire ; refus de l'omniscience du romancier, qui, au contraire, cache les ressorts des êtres ; refus de la linéarité du récit ; transgression des codes de vraisemblance, de crédibilité et de bienséance ; et mise en œuvre d'une psychologie des profondeurs inspirée de Dostoïevski, qui met l'accent sur les pulsions inconscientes et inexpliquées des personnages, ainsi que sur leurs contradictions et incohérences, confinant parfois à la pathologie.  Ces trois premiers romans officiels constituent une sorte de compromis entre la formule traditionnelle du roman français et l'apport du roman russe.

 

            * Les romans de la déconstruction

De plus en plus dégoûté de la forme romanesque, Mirbeau franchit un pas décisif vers la déconstruction du genre dans les trois œuvres suivantes : Le Journal d'une femme de chambre, pré-publié en 1891, Dans le ciel, pré-publié en 1892-1893, et Le Jardin des supplices, dont la première esquisse, En mission, paraît dans L'Écho de Paris dès 1893. Mirbeau ne publiera jamais Dans le ciel en volume et attendra nombre d’années avant de faire paraître Le Jardin (en 1899) et Le Journal (en 1900), ce qui est  révélateur de ses doutes et de ses hésitations.

Dans ces trois romans, il rompt beaucoup plus nettement avec les conventions romanesques en vigueur : Le Jardin et Le Journal sont des romans à tiroirs fort désinvoltes, faits de pièces et de morceaux, qui avaient été conçus séparément et dans des intentions différentes, mais qu'il s'est efforcé d'amalgamer tant bien que mal, sans s'astreindre à la cohérence ; le récit n'est pas linéaire, la chronologie est bousculée, le passé vient constamment se mêler au présent du narrateur et le rythme est irrégulier ; il n'y a aucune unité de ton, particulièrement dans le grinçant Jardin des supplices, où la caricature voisine avec le discours politique et l'humour noir avec le sadisme halluciné, ce qui contribue à déstabiliser le lecteur ; le romancier ne se soucie pas de composer, il n'articule pas le récit autour d'un nœud dramatique aboutissant à un dénouement ; la curiosité du lecteur est délibérément frustrée ; enfin, la vraisemblance et la crédibilité romanesque sont mises à mal, particulièrement dans Le Jardin, où la désinvolture du romancier est si flagrante que le lecteur est en droit de se demander s'il ne s'agirait pas d'une mystification, à l'instar de la mission confiée au pseudo-embryologiste.

Néanmoins ce sont encore des romans, qui nous présentent des personnages de fiction et les situent dans une époque déterminée, dans un certain milieu social et culturel, avec tout ce que cela implique de “réalisme” social, d'impressionnisme descriptif ou de psychologie en action. Simplement, la peinture de la réalité sociale (dans Le Journal ou Dans le ciel) ou de la vie politique (dans « En mission ») voisinent avec nombre d'épisodes grotesques ou cauchemardesques et de descriptions fantasmagoriques, d'où est clairement bannie toute référence à une réalité objective. De plus, le romancier fait à tout instant sentir sa présence de démiurge : il est là, qui tire les ficelles de ses personnages, et qui leur prête à l'occasion ses propres discours. Bref, il refuse de jouer le jeu du romanesque, et le lecteur risque d'en être tout désarçonné.

 

            * Au-delà du roman

Avec les trois dernières œuvres narratives publiées de son vivant, Les 21 jours d'un neurasthénique (1901), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), Mirbeau franchit un nouveau pas vers la mise à mort du roman, car elles se situent au-delà du genre romanesque tel qu'il s'est fixé au XIXe siècle. Dans Les 21 jours, Mirbeau s'est livré à un patient collage d'une cinquantaine de contes parus dans la presse depuis près de quinze ans, et  le narrateur unique, imaginé pour les besoins de la cause, et qui a pour unique fonction de juxtaposer des récits autonomes, n'est qu'un témoin accidentel, sans le moindre lien avec les récits qu'il reproduit ;  dans les deux volumes suivants, le romancier se met lui-même en scène, dans une espèce d’autofiction avant la lettre, et envahit tout le champ, sans avoir besoin de s'encombrer de porte-parole peu crédibles, et tous les événements, vécus ou imaginés, sont réfractés à travers un tempérament, qui apparaît à Roland Dorgelès comme « une étrange machine à transfigurer le réel » ; on ne trouve plus d'action ni d'intrigue, ni de trame romanesque, ni même de lien entre les épisodes, et la fantaisie de l'écrivain se donne libre cours ; quant aux véritables héros, ce ne sont plus des humains, mais une machine, l’automobile 628-E8, et un chien, Dingo...

Mirbeau n'entend pas pour autant remplacer le roman du XIXe siècle par un genre nouveau et édicter de nouvelles règles qui se substitueraient aux anciennes. Libertaire jusque dans sa création littéraire, il se méfie des manifestes, des dogmes et des recettes, et il souhaite visiblement dépasser les divisions traditionnelles entre les genres. Il n'obéit qu'à sa fantaisie sans se préoccuper de théoriser. De même qu'il se défie des utopies sociales préétablies et n'a cure de préciser les contours de la cité idéale, il se garde de fixer les principes d'une littérature nouvelle conforme à ses rêves. Il préfère prêcher d'exemple : c'est en marchant qu'il prouve le mouvement, et qu'il affirme du même coup l'absolue liberté de l'écrivain.    

Voir aussi les notices Négritude, Mots, Autobiographie, Autofiction, Morale, Combats littéraires et Œuvre romanesque.

                   P.  M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau et le roman, Société Octave Mirbeau, 2005, 275 pages ; Anita Staron, L’Art romanesque d’Octave Mirbeau. Thèmes et techniques, thèse dactylographiée, université de  Lódz, juin 2003, 317 pages.


ROMANTISME

Mirbeau a passé sa jeunesse sous le Second Empire, à une époque où la jeunesse cultivée était imprégnée de romantisme, surtout en province. Il en a donc subi lui aussi subi l’influence, mais a mené une dure bataille contre lui-même pour se débarrasser de l’empreinte romantique, comme par ailleurs de l’empreinte religieuse (voir Empreinte).

Le jeune Octave qui se révèle à travers ses lettres à son confident Alfred Bansard des Bois, est encore, très visiblement, marqué par la culture romantique. Certes, de son propre aveu, il n'est pas « hugolâtre », et il se moque des artifices poétiques et des « grimaces » de ceux qui se drapent dans le mal du siècle pour singer les maîtres et être dans le vent, comme il raillera plus tard les pâles épigones du symbolisme, attardés à de puériles exhibitions vestimentaires. Mais il n'en subit pas moins l'influence, qui est à la fois un héritage de ses lectures et un symptôme de ce qu’il appelle une  « chlorose de l'esprit », caractéristique du « bourgeoisisme » provincial. Tourné vers le ciel des idées, avide de grands sentiments, d'aventures rares et de nobles engagements, il est inadapté à l'exercice d'une profession bourgeoise – et surtout à celui du notariat exécré ! – et incapable de se résigner à la médiocrité de la vie à laquelle il se sent condamné. Les traces en subsisteront toute sa vie. Ainsi, en 1880, évoquera-t-il « tous les accessoires sentimentaux du romantisme qui est en nos moelles et auquel tous, plus ou moins, nous obéissons » (« La Fin d'une légende », Le Gaulois, 28 avril 1880) et, au soir de sa vie, confiera-t-il à Albert Adès que son œuvre est dénaturée par un certain romantisme dont il n'a jamais pu se défaire (« L'Œuvre inédite d'Octave Mirbeau », Excelsior, 3 juin 1918).

Ce « romantisme » apparaît notamment dans certains aspects de son esthétique : ainsi l'attention au « mystère » et à « l'âme » des choses, la priorité accordée à l’émotion esthétique, au détriment de l’explication raisonnée, et le thème de l'innocence du regard de l'artiste s'inscrivent dans la continuité du romantisme allemand, auquel semble aussi se rattacher sa critique musicale. Romantique également, sa quête perpétuelle d’un idéal auquel sa raison se refuse pourtant à croire et qui n’est, de son propre aveu, que du « donquichottisme » (voir ce mot) : Georges Rodenbach ne voyait-il pas en lui, à juste titre, « le Don Juan de l’Idéal, de tout l’Idéal » ? Romantique encore, ce besoin tenace d’admirer les grands créateurs et qui est le moteur de sa critique d’art, passionnée et anti-intellectualiste. Quant à sa tenace neurasthénie, elle semble bien être une forme prise par un nouveau mal du siècle, où le spleen pourrait bien résulter, pour une bonne part, d’un idéalisme constamment déçu, mais toujours renaissant de ses cendres.

Ce n'est pourtant pas faute d’avoir combattu cette imprégnation, car, pour lui, le romantisme et le symbolisme représentent les deux faces de la même erreur idéaliste et sont deux formes littéraires du mensonge, qu’il renvoie dos à dos : « Faux sublime, fausse farce, fausse douleur, fausse joie, faux rire du romantisme mort et du symbolisme mort-né » (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901). Comment s’y prend-il ?

* D'abord, en utilisant, comme Flaubert, les armes de l’autodérision et de l'humour sur soi, comme en témoignent déjà ses lettres de jeunesse, et aussi, à la fin de sa vie, des œuvres narratives telles que La 628-E8 et Dingo, ce qui crée parfois un effet de non-sens plutôt inconfortable pour le lecteur.

* Ensuite, en nous présentant de l'amour une image diamétralement opposée à la convention des romans idéalistes à la mode et dûment débarrassée de ses oripeaux romantiques, et, plus généralement, en se gaussant et en nous incitant à nous méfier des illusions idéalistes de tout poil : la lucidité constitue en effet le plus efficace des remèdes.

* Enfin, en inscrivant délibérément toute son œuvre romanesque dans un courant que, faute de mieux, et « bien qu'ennemi des étiquettes et des formules », il se résignera à qualifier de « réaliste », en précisant bien, pour éviter tout contresens, que le véritable « réalisme », qui n'a rien à voir avec la caricature qu'en donnent les naturalistes, est, à ses yeux, « l'art qui exprime toute la vie », c'est-à-dire celui de Tolstoï et de Dostoïevski (Interview par Louis Vauxcelles, Le Figaro, 10 décembre 1900). La noirceur, dont témoignent tous ses romans, dans sa représentation “réaliste” de l’humanité, et qui l’a souvent fait d’accuser d’exagération (voir ce mot), pourrait bien constituer une réaction de sa raison à sa tendance spontanée à céder au sentiment et à croire ce qu’il serait tellement plus confortable et rassurant de pouvoir croire.

Ses premiers romans officiels, Le Calvaire (1886), L'Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890), portent témoignage de ce combat, perpétuellement recommencé, contre l’imprégnation romantique relevée par nombre de commentateurs.  

Voir aussi les notices Symbolisme, Réalisme, Lucidité, Neurasthénie, Le Calvaire et Lettres à Alfred Bansard.

P. M.

 

Bibliographie : Gérard Bauër, préface du Calvaire, André Sauret, 1958, pp. 11-29 ; Anna Gural-Migdal, « Entre naturalisme et frénétisme : la représentation du féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 4-17 ; Geneviève Richard, Octave Mirbeau : un Don Quichotte romantique de l'époque naturaliste, mémoire dactylographié, Université de Calgary, 1971, 80 pages ; Mathieu Schneider, « La géopolitique musicale d’Octave Mirbeau », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l’Université de Strasbourg, 2009, pp. 181-192 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau face à Gauguin : un exemple de la nécessité d'admirer », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 241-255.

 

 

 

 

 


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