Thèmes et interprétations

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Terme
ETUDES

Octave Mirbeau n’a pas fait une carrière scolaire et universitaire des plus brillantes. Après les années d’école primaire passées à Rémalard, dans une école religieuse, et dont nous ne savons rien, il a été expédié par son père, en octobre 1859, au collège des jésuites Saint-François-Xavier de Vannes, où il a passé quatre années d' « enfer ». Ses résultats y ont été des plus médiocres, voire mauvais, ce qui témoigne de sa résistance à l’endoctrinement jésuitique et ne saurait en aucune façon expliquer son brutal renvoi, le 9 juin 1863, à quelques semaines à peine de la fin de l’année scolaire, dans des conditions plus que suspectes, qu'il évoquera dans son roman autobiographique Sébastien Roch (1890). À la rentrée d’octobre 1863, il poursuit ses études, avec des résultats de nouveau médiocres, à la pension Saint-Vincent de Rennes, avant que son père ne se décide, en janvier 1865, à l’expédier à Caen, à la pension Delangle, « moule à bachot » laïque, pour y préparer le baccalauréat. Après deux échecs, le 28 août 1865 et en novembre de la même année, c’est seulement le 7 mars 1866 que le jeune Octave devient bachelier ès lettres, à sa troisième tentative.

Ladislas Mirbeau l’incite alors à s’inscrire à la fac de sciences, dans l’espoir probable que son fils puisse suivre des études de médecine et prendre sa succession. Mais le fils récalcitrant n’a aucune appétence pour la médecine (« J’avais constaté plusieurs fois que je n’étais pas fait pour la lancette et le bistouri ») et il s’apprête alors, sans beaucoup plus d’enthousiasme, à « troquer Velpeau pour Cujas », en vue sans doute d’assurer un jour la relève Me Robbe, notaire à Rémalard : le 14 novembre 1866 il s’inscrit donc à la Faculté de Droit de Paris. Mais c‘est sur le tas que, la première année, il commence à se former : saute-ruisseau, il se morfond dans la « caverneuse étude » de Me Robbe et, faute d’avoir travaillé, il échoue à son examen de droit. Il faut dire que, lors de ses escapades parisiennes si longtemps espérées, puis lorsqu’il s’y installe, en novembre 1868, il mène une vie frénétique de plaisirs, après des années de frustration et de refoulement. Il s'endette et, hors d’état de se présenter à ses examens, il rentre la queue basse au paternel logis, avec interdiction absolue de retourner dans la Babylone moderne.

Là s’arrête la carrière universitaire d’un ex-futur notaire qui, après la guerre de 1870, saisira la première occasion qui se présentera pour fuir le « cercueil notarial » de Me Robbe : il suivra alors à Paris le tentateur Dugué de la Fauconnerie (voir ce nom), qui lui mettra le pied à l’étrier en l’embauchant comme secrétaire particulier et en l’introduisant à L’Ordre de Paris.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990, pp. 21-71 ; Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Montpellier, Le Limon, 1989.


EUGENISME

Si l’eugénisme était pratiqué par les sociétés grecques de l’antiquité et défendu par des philosophes comme Platon, le mot a été employé pour la première fois par le psychologue et physiologiste anglais Francis Galton (1822-1911), un cousin de Charles Darwin, dans Inquiries into Human Faculty and its Development. Mêlant à la fois les avancées scientifiques de son époque, notamment le darwinisme, et les présupposés idéologiques, Galton fonde une théorie dans laquelle il propose d’assurer la prédominance des êtres humains qu’ils considèrent comme supérieurs et d’éliminer ceux qui sont, à ses yeux, inaptes. Favoriser la survie des uns et interrompre la reproduction des autres : voilà le credo qu’il défend dans de multiples articles – réunis dans un ouvrage paru en 1908, Essays on Eugenics – et jusqu’à la fin de sa vie.

Sans utiliser le mot, Mirbeau expose les principes de l’eugénisme, à travers les confessions de Georges, le narrateur d’Un homme sensible, un conte paru dans Le Journal en 1901 : « Tout enfant, j’étais même doué d’une sensibilité excessive, exagérément douloureuse qui me portait à plaindre – jusqu’à en être malade – les souffrances des autres… pourvu – cela va de soi, car je suis un artiste – qu’elles ne se compliquassent point de laideurs anormales ou de monstruosités physiologiques. » Puis il ajoute : « C’est la nature qui, par moi, proteste contre la faiblesse, et, par conséquent, contre l’inutilité criminelle des êtres impuissants à se développer sous le soleil ! La nature  n’a souci que de force, de santé, de beauté ! Pour l’œuvre de vie indestructible, elle veut une vigueur sans cesse accrue, des formes de plus en plus harmonieuses. Sans quoi, c’est la mort ! »        

Dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, l’aviculteur est encore plus explicite : « Vous comprenez ? J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !... Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares. » Certes, il s’agit ici de la sélection des poules, mais l’allure du « petit homme » (« Un tablier blanc noué autour des reins, la tête coiffée d’une calotte ronde ») et les instruments utilisés (« des fioles, des bandes, des rouleaux de ouate hydrophile) sont trop proches de ceux d’un « interne » des hôpitaux pour que le lecteur n’assimile pas son travail à celui d’un médecin adepte des méthodes eugéniques.

Offrir la parole à ceux qui prônent l’eugénisme ne vaut pas quitus. De fait, cette « nouvelle science » défendue par Francis Galton et ses disciples va à l’encontre des convictions mirbelliennes pour plusieurs raisons :

* Elle donne d’abord la priorité à la théorie pure et désincarnée. Or, pour Mirbeau, la nature reste la grande maîtresse et il se méfie comme d’une peste de toutes les idéologies, surtout quand elles prétendent améliorer la « race humaine » ou apporter, de force,  le bonheur aux hommes.

* Elle établit, ensuite, une hiérarchie entre les individus. Postulat qui va à l’encontre de tous les combats de l’écrivain. Non seulement il « se raidit à l’idée d’une supériorité sans faille de l’homme sur l’animal » (Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature), mais il est convaincu que toutes les créatures  méritent la même attention. Ne s’intéresse-t-il pas d’ailleurs aux éclopés de la vie, aux bossus, culs-de-jatte et autres contrefaits ? Peu importent les critères physiques et intellectuels ! Pour Mirbeau, c’est la sensibilité aux êtres et au monde qui fait la différence.

* Elle inspire, enfin, une politique où les forts sont privilégiés contre les faibles. Tous les eugénistes sont convaincus de la primauté de l’hérédité sur le milieu social et culturel. Ils voient dans les grands principes démocratiques les signes d’une dégénérescence de l’espèce humaine et rejettent toute solidarité avec les miséreux. Comment Mirbeau pourrait-il soutenir une telle entreprise ? Au contraire, il réclame une meilleure éducation pour les pauvres et mène une lutte incessante pour que tous les citoyens, sans exception, aient le droit à la parole.

Eugénisme théorique, eugénisme social, eugénisme politique : rien ne trouve grâce aux yeux d’un romancier trop conscient des dangers que représente une telle science entre les mains d’apprentis-dictateurs.

Voir aussi les notices Handicap, Monstruosité, Darwin, Lombroso, Scientisme et Un homme sensible.


Y. L.

 

 


EXAGERATION

On a souvent accusé Octave Mirbeau d’exagération, et ce reproche n’a rien de neutre, puisqu’il permet de discréditer son propos et d’infirmer son constat d‘une société criminelle et en proie à la folie, telle que l’illustre en particulier Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  (1901). On comprend que tous les défenseurs (et profiteurs) de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste aient abondamment utilisé cet argument-massue pour tenter de rendre inopérante la subversion sociale et littéraire entreprise par l’écrivain. Pourtant, force est de noter, en toute objectivité, que les crimes les plus monstrueux qui ont ensanglanté le vingtième siècle sont infiniment pires que tout ce que Mirbeau a pu imaginer ou dénoncer dans ses contes, ses romans et ses chroniques. Comme il avait coutume de dire, ce n’est pas lui qui exagère, mais bien la réalité elle-même ! Que n’eût-il pas dit un siècle plus tard ! Le procès en exagération est donc bien, de toute évidence, un faux procès, du moins si l’on se réfère aux événements historiques qui ont accompagné et suivi sa production littéraire. Pourtant son œuvre continue, aujourd’hui encore, à donner une impression d’« exagération ». Que faut-il entendre par là et comment l’expliquer ?

En premier lieu, nous semble-t-il, il y a une différence notable entre deux types d’horreurs, dont la perception n’est pas du tout la même. D’un côté, il y a toutes celles qui sont perpétrées en d’autres continents, habités par des peuplades considérées comme «  sauvages » ou « barbares », par exemple l’Afrique ou la Chine, ou bien à l’occasion de guerres, qui y sont bien évidemment propices par nature. Elles sont alors plus ou moins banalisées et rendues acceptables, par le fait de l’éloignement, qui en réduit beaucoup l’impact, ou de la différence de culture, qui suscite un fatalisme apitoyé, dans un cas, ou bien de l’accoutumance aux atrocités entraînées par les conflits armés, source de résignation, dans l’autre. Mais ce que nous révèle Mirbeau, ce sont les horreurs que l’on rencontre en France même, sous la Troisième République, dans un continent réputé civilisé, et de surcroît en temps de paix, et cela choque évidemment beaucoup plus. Ce qui aggrave sensiblement le choc, c’est que la plupart des crimes évoqués par Mirbeau dans ses récits sont l’œuvre d’individus a priori respectables : des notables, des militaires, des gendarmes, des magistrats, des bourgeois, etc., qui sont supposés incarner l’ordre social et les institutions en place. Il apparaît même que les véritables criminels, toujours impunis, ce ne sont pas les délinquants des bas-fonds – qui, au demeurant, ne sont le plus souvent que le sous-produit de la misère sécrétée par un ordre inique –, mais bien ceux-là mêmes qui ont pour mission de faire fonctionner la société bourgeoise ou qui incarnent les différentes facettes du pouvoir (politique, économique, financier, militaire ou judiciaire) : c’est un véritable mundus inversus qui nous est présenté, et cela ne peut que déstabiliser gravement le lecteur moyen, qui va être fort tenté d’en conclure que Mirbeau « exagère ». Il « exagère » aussi parce que, pour notre édification et notre jubilation vengeresse, il concentre tant de canailles, symptomatiques des turpitudes sociales propres à une société qui pourrit sur pied, en un lieu étroitement circonscrit, microcosme reflet du macrocosme social : par exemple, la station thermale et pyrénéenne de X (alias Luchon), dans  Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, ou un petit village du Vexin comme Ponteilles-en-Barcis (alias Cormeilles-en-Vexin), dans Dingo. Ce faisant, il ne joue pas le jeu qu’on attend d’un romancier en vogue : ni le jeu du réalisme, reposant sur d’artificiels effets de réel auxquels il se refuse, préférant la distnciation par l’horreur ou l’ironie, ni celui du respect dû aux nantis, aux puissants et aux institutions de la République, qu’il s’emploie au contraire à discréditer.

Et puis, deuxième explication possible, Mirbeau est un caricaturiste et un satiriste. Comme tout caricaturiste qui se respecte, il force les traits, il déforme, il grossit, il recourt à l’hyperbole ou au délire verbal, afin de ridiculiser ses cibles, de casser leur image de respectabilité et de les réduire à leur « minimum de malfaisance », comme il le dit de l’État. En tant que satiriste désireux de débusquer les vices des hommes et de faire tomber tous les masques, il a également tendance à multiplier les effets, à accumuler les invectives et les atrocités, à forcer les traits burlesques ou odieux des individus et des institutions qu’il vitupère pour mieux les décrédibiliser ou mieux les faire détester. Bref, il en fait trop, au risque de voir nombre de ses lecteurs refuser de le prendre au sérieux. Mais Mirbeau écrit-il vraiment pour ceux-là ? À vrai dire, il n’attend rien des « larves » humaines. Les seuls qui l’intéressent, en réalité, ce sont les « âmes naïves », qui sont susceptibles, grâce à sa pédagogie de choc, de découvrir les choses sous un jour nouveau et de commencer à se poser des questions.

Enfin, à travers les procédés propres à la caricature ou à la satire, Mirbeau exprime aussi sa vision personnelle des êtres et des choses et son obsession-fascination de l’universelle laideur. Il met en œuvre une espèce d’« esthétique de la laideur » pour mieux mettre en lumière « la laideur générale du monde, tant physique que morale », comme l’écrit Bernard Jahier. Cela lui permet peut-être aussi d’évacuer son trop plein d’indignation et de souffrance exacerbée. Neurasthénique, comme le narrateur des 21 jours, il projette sur le monde ses propres obsessions d’une manière qui confine à l’expressionnisme et qui joue en même temps un rôle cathartique. L’exagération des mots qui le vengent – et qui nous vengent par la même occasion – contribue visiblement à atténuer le poids écrasant des maux.

P. M.

           

Bibliographie : Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d'Octave Mirbeau » Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 115-139 ; Sándor Kálai, « Les récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Octave Mirbeau, Contes cruels, Séguier, 1990 ; Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau satirique, les romans du tournant du siècle », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, Saint-Étienne, décembre 2001,  pp. 181-194. 

 

 


EXPIATION

EXPIATION

 

            L’expiation est un châtiment que l’on s’inflige pour réparer les fautes que l’on s’accuse d’avoir commises. Elle vise donc à se purger de ses mauvaise actions et à se libérer du poids de la faute. Pour ceux qui baignent dans une culture chrétienne, la douleur est en effet considérée comme rédemptrice : c’est en souffrant que l’on peut se racheter, sur le modèle de Jésus, qui aurait pris sur lui, en se laissant crucifier, tous les péchés des hommes. Le phénomène compensatoire de l’expiation est différent, quoique complémentaire, de celui de la rédemption, qui vise à racheter ses fautes par de bonnes actions supposées réparer les mauvaises.

            Chez Mirbeau, le phénomène d’expiation n’est pas inconnu, et son désastreux mariage avec Alice Regnault en est la preuve, encore qu’il ne soit pas aisé de démêler s’il n’y a pas là aussi une part de masochisme. Mais c’est surtout la rédemption qui domine dans son comportement à partir de 1885 : toutes les belles luttes qu’il a menées pendant trois décennies pour la Vérité et la Justice dans tous les domaines ont dû finir par laver les souillures de ses peu glorieux débuts journalistico-politiques.

            Voir Rédemption.

P. M.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Mirbeau ou l'œuvre d’expiation », in De l'âge d'or aux regrets, Actes du colloque de l’Université du Littoral-Côte d’Opale, Michel Houdiard Éditeur, 2009, pp. 334-348. 


EXPRESSIONNISME LITTERAIRE

expressionnisme LITTÉRAIRE

 

L’expressionnisme de Mirbeau découle de deux sources principales. Il résulte d’abord de ses penchants naturels. Sans doute, la nature violente du romancier le porte vers le paroxysme, le cri, le délire, la caricature. En ce cas, ses affinités avec le mouvement expressionniste ont un caractère intuitif et achronique. D’autre part, cette tendance se développe chez lui avec le temps ; elle est le fruit de ses découvertes et de ses réflexions en matière d’art. Pour des raisons évidentes, on ne peut pas parler d’influence directe de cette esthétique sur l’art mirbellien : à l’époque où l’expressionnisme s’affirme en tant que mouvement autonome (autour de 1910, en Allemagne), l’écrivain a déjà écrit la plupart de ses œuvres. Cependant, l’expressionnisme, tout en appartenant au XXe, a bien ses racines dans les phénomènes esthétiques de la fin du XIXe siècle. C’est ainsi que des rapprochements entre les œuvres mirbellienne et expressionniste deviennent possibles.

 

Convergences intellectuelles

 

Le premier élémént important est la philosophie de Friedrich Nietzsche. J.-M. Gliksohn lui attribue « un rôle essentiel dans la genèse intellectuelle de l’expressionnisme » (L’expressionnisme littéraire, PUF, 1990, p. 18). Mirbeau connaît et admire les ouvrages du philosophe et fait preuve de leur bonne compréhension. Le nom de Nietzsche apparaît sur les pages de La 628-E8 (chapitres II et VII). Sans entrer dans les nuances interprétatives possibles, on peut déterminer le fond commun aux trois systèmes de pensée. On y découvre d’abord la conviction de la déchéance de l’humanité, entrée dans son heure crépusculaire. Cette idée est certes présente dans la plupart des théories fin-de-siècle, mais elle offre des développements différents. Dans les cas qui nous intéressent, elle conduit au refus des notions figées, perçues comme dangereuses pour l’édifice social, et identifiées globalement à l’éthique bourgeoise. L’idée de révolte, la volonté de changement, l’espoir d’une société nouvelle, complètent cette chaîne, en dépit d’un certain nihilisme dont la tentation traverse les trois systèmes. Évidemment, des différences existent : la vision de la société régénérée est beaucoup plus concrète chez Nietzsche et chez les expressionnistes, en dépit d’une certaine exaltation – que Gliksohn appelle « messianique » – de ces derniers, tandis qu’elle demeure floue et imprécise chez Mirbeau, qui ne suit pas Nietzsche dans son optimisme concernant le culte de l’énergie et le futur dépassement de soi (encore qu’il fût envisageable de confronter de manière intéressante les élans dionysiaques de Dingo à la conception nietzschéenne du Surhomme). Un autre point commun est le rôle consolateur et tonifiant attribué à l’art. C’est là que le nihilisme trouve une sorte d’apaisement : bien que l’art soit reconnu comme mystificateur, on croit cependant à son utilité, car il « transforme le nihiliste privé de valeurs en créateur de valeurs » (J.-M. Gliksohn, op. cit., p. 20). Même si certaines déclarations de Mirbeau démentent cette fonction positive de l’art (comme, par exemple, celles de son interview par P. Gsell, La Revue, 15 mars 1907), en définitive, il lui demeure fidèle. Enfin, il faut considérer dans cette perspective comparatiste l’idée de la mort de Dieu. Elle est fondamentale pour la philosophie de Nietzsche ; le vide métaphysique qui envahit l’existence humaine est bien connu de Mirbeau, matérialiste convaincu et désespéré. On le retrouve également chez les expressionnistes, sans qu’il soit toujours d’ordre religieux. Parfois il prend la forme du nihilisme ou de l’incertitude de soi-même et du monde. Cela provoque, entre autres choses, une dénégation énergique de l’esthétique naturaliste, qui suppose que le monde réel peut faire l’objet d’une connaissance positive. C’est là encore que la pensée expressionniste coïncide avec celle de Mirbeau.

Il est également possible de confronter la dernière attitude aux conceptions d’Henri Bergson, dont la philosophie anti-positiviste nourrit dans une certaine mesure la réflexion expressionniste. Des affinités entre le philosophe et notre écrivain pourraient se situer au niveau de la priorité que les deux hommes accordent à la vie intérieure et à la connaissance intuitive, au détriment de la connaissance d’ordre intellectuel, Les concepts de la révolte, du mouvement, de l’énergie, du dynamisme, importants pour la philosophie bergsonienne, sont également présents chez Mirbeau, tout particulièrement dans La 628-E8. Enthousiasme, liberté, dynamisme, caractérisent aussi la démarche expressionniste, qui fait en même temps un large usage des notions de révolte et d’intuition.

Des parentés entre les théories de Sigmund Freud et les conceptions morales et psychologiques des expressionnistes semblent assez évidentes, même si leur connaissance mutuelle n’est pas très profonde. J.-M. Gliksohn cite les convergences principales : « les penchants contradictoires de l’être humain, le règne du désir et de la subjectivité, la dissociation du moi, la concurrence du rêve et de la pensée lucide » (op. cit., p. 26.) : il soulève aussi l’importance du conflit avec le père, tout en reconnaissant le caractère lâche de ces analogies. Cela nous encourage à rechercher le même type d’affiliations dans l’œuvre mirbellienne. On y trouve, en effet, un certain nombre d’éléments préfreudiens. Il est inutile d’insister sur l’importance de la subjectivité dans la perception du monde chez Mirbeau. Ses personnages se trouvent souvent déchirés entre des pulsions contradictoires, obéissant au double empire de l’amour et de la mort. L’écrivain attache une grande importance aux hallucinations et aux rêves des protagonistes. Enfin, il n’est pas impossible de confronter les représentations du conflit avec le père, fréquentes dans les œuvres expressionnistes, à des formes voisines de ce conflit chez Mirbeau. La figure paternelle est chez lui représentative du conservatisme, de l’insensibilité, de la bêtise : le père est le premier bourreau de son fils, avant de le pousser sous le marteau des institutions qui achèveront de broyer son individualité : Église, école, armée. La haine que Mirbeau voue à toutes les structures de l’État, aux institutions et aux valeurs bourgeoises, est symptomatique de sa révolte contre l’autorité paternelle. En même temps, il est permis d’y chercher les raisons de son culte de l’individualisme, qui l’apparente également aux expressionnistes.

 

Sources esthétiques

 

En dehors de ces convergences intellectuelles, les sources esthétiques de l’expressionnisme et de l’écriture mirbellienne offrent également plusieurs similitudes. Notons d’abord leur intérêt commun pour l’art de Fédor Dostoïevski. Les expressionnistes ont vu dans cet écrivain leur véritable précurseur qui, bien avant eux, « dépeignait des états de conscience extrêmes, non pas comme des curiosités pathologiques, mais comme des points de vue révélateurs sur l’existence, capables, sinon de faire éclater une vérité du moins de démasquer les faux-semblants » (Gliksohn, op. cit., p. 109). Le personnage de Dostoïevski se caractérise par une dimension à la fois individuelle (dont la force envahit l’œuvre entière) et permettant une généralisation ; ces mêmes éléments seront reproduits dans maintes réalisations expressionnistes ; on les découvre aussi chez Mirbeau, notamment dans son roman qualifié de « dostoïevskien », L’Abbé Jules (1888).

Vincent Van Gogh constitue une autre importante source d’inspiration pour les expressionnistes, qui admirent la violence et la sincérité de ses visions. Or, Mirbeau est l’un des premiers à apprécier l’art de ce peintre (il est le premier propriétaire des Iris et des Tournesols). Ses analyses des toiles de Van Gogh permettent à la fois d’apprécier la justesse de ses observations et de deviner ses propres principes esthétiques. Ainsi, lorsqu’il souligne le rôle de la personnalité du peintre, « déborda[n]t de lui en illuminations ardentes sur tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, tout ce qu’il sentait », non seulement il accepte de réduire la réalité à la fonction d’un prétexte pour l’expression artistique, mais encore – et c’est là l’importance de son analyse -, il décrit le résultat de cette expression en des termes presque analogues aux définitions modernes de l’expressionnisme : « Tout, sous le pinceau de ce créateur étrange et puissant, s’anime d’une vie étrange, indépendante de celle des choses qu’il peint, et qui est en lui et qui est lui. Il se dépense tout entier au profit des arbres, des ciels, des fleurs, des champs, qu’il gonfle de la surprenante sève de son être. Ces formes se multiplient, s’échevèlent, se tordent, et jusque dans la folie admirable de ces ciels où les astres ivres tournoient et chancellent » (« Vincent Van Gogh », L’Écho de Paris, 31 mars 1891).

 Les observations du peintre Lucien de Dans le ciel, inspiré à la fois de Van Gogh et de Mirbeau, approfondissent ces analogies avec l’expressionnisme, par exemple dans ce passage : « un paysage... une figure... un objet quelconque, n’existent pas en soi... Ils n’existent seulement qu’en toi... […] Un paysage, c’est un état de ton esprit, comme la colère, comme l’amour, comme le désespoir... ».

L’expressionnisme est l’art du paroxysme, de la déformation, de l’amplification. On parle souvent, pour le caractériser, de l’« esthétique du cri » (J.-M. Gliksohn, op. cit., p. 38). La violence thématique se reflète dans la violence verbale, afin de restituer l’authenticité de l’expérience intérieure. Or, tous ces éléments appartiennent au canon des procédés stylistiques de Mirbeau. Si l’on y ajoute la subjectivité, l’hypersensibilité, l’importance de l’imagination et du rêve, on ne peut négliger le caractère préexpressionniste de l’art d’Octave Mirbeau, en qui Roland Dorgelès voyait une « étrange machine à transformer le réel ».

 

A. S.

 

Bibliographie: Jean-Michel Gliksohn, L’Expressionnisme littéraire, Paris, PUF, 1990 ; Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 9, 2002, p. 228-240 ; Octave Mirbeau, « Vincent Van Gogh », L’Écho de Paris, 31 mars 1891 ; Octave Mirbeau, interview par P. Gsell, La Revue, 15 mars 1907 ; Anita Staroń, « Octave Mirbeau et l’expressionnisme littéraire » Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, p. 106-136.


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