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Terme
TOLSTOI, lev nikolaievitch

TOLSTOÏ, Lev Nikolaievitch (1828-1910), célèbre romancier et moraliste russe, un des maîtres de Mirbeau. Quoique appartenant à une puissante et richissime famille noble, il abandonne une carrière militaire commencée au Caucase et en Crimée – d’où il tire la matière des Cosaques  (1863) et des Récits de Sébastopol (1866, traduction en 1886) –, il se range aux côtés des pauvres et des démunis, et se consacre à l’émancipation des serfs et à l’éducation des moujiks, ce qui le marginalise et le fait passer pour “fou”. En rupture avec les églises officielles, il met en pratique une morale évangéliste et rousseauiste, assez nettement anarchisante. Parallèlement il compose une œuvre littéraire de première importance : La Guerre et la paix  (1864-1869), dont la traduction française, en 1885, est pour Mirbeau une révélation, Anna Karénine (1875-1877, traduction 1885), La Mort d’Ivan Illitch (1886), La Sonate à Kreutzer  (1888, traduction 1890), Résurrection  (1899). Il a aussi écrit un drame en cinq actes, La Puissance des ténèbres, interdit en Russie, mais monté par André Antoine au Théâtre Libre en 1888, et dont Mirbeau a pris la défense, après l’éreintement de la critique (voir « Une nouvelle pédagogie », Le Figaro, 25 février 1888) ; et des opuscules théorisant son engagement social : Ma religion (1884, traduction 1885), L’Église et l’État (1891), et Qu’est-ce que l’art ? (1898), qui lui a valu d’être vivement critiqué et jugé rétrograde par beaucoup.

Mirbeau admirateur de Tolstoï

Pour Mirbeau, Tolstoï est une espèce de « demi-dieu », comme le rappelle Albert Adès. En 1903, il voit en Tolstoï et Dostoïevski  « les grands révolutionnaires de la sensibilité moderne » et dans Guerre et la paix et L'Idiot « les principaux facteurs de notre transformation morale, les plus violents réformateurs de notre sensibilité », car il n’y a pas, « chez eux, de prétentions verbales », mais « rien que le souci d'exprimer, d'exprimer la passion avec une concision si nerveuse, si aiguë, que tout notre être et nos fibres sont travaillés, en gémissent et en souffrent » (L’Aurore,  7 juin).

Mirbeau considère Tolstoï comme un double modèle, moral autant que littéraire, dont il aimerait pouvoir s’inspirer, tout en sachant l’abîme qui l’en sépare : « Il s’est élevé tellement haut dans l’art et dans l’apostolat, que les plus forts se sentent pris de vertige devant ses œuvres, qui sont faites de notre chair, ces œuvres qui débordent de génie et d’amour. »

* Un modèle moral, tout d’abord. Mettant son éthique au poste de commande, au risque de passer pour fou parce qu’il rejette les valeurs consacrées de la société,  Tolstoï constitue un exemple à suivre, parce qu’il tente de mettre sa conduite en conformité avec ses propres valeurs, qui sont désormais celles de Mirbeau  : « N’a-t-on pas dit qu’il était fou ? Il n’y avait qu’un fou, en effet, pour oser faire comprendre que la guerre était une barbarie,  la justice humaine une monstruosité ; pour oser prêcher, en face des lois oppressives et des cruelles institutions sociales, la doctrine reniée du Christ, la doctrine déformée par les exégètes et les docteurs, adaptée par les Pères de l’Église au mécanisme de la tyrannie impériale, cette doctrine que Jésus avait faite de pardon, que les hommes firent de gouvernement, partant d’inexorabilité. » Et le journaliste de nous montrer le boyard, prêchant d’exemple, en train d’alphabétiser des enfants de moujiks et de mettre en œuvre une pédagogie libertaire :  « Le célèbre écrivain habite une maison de paysan, qui se compose d’une pièce immense, où sont entassés, avec tous les objets nécessaires à la vie, les bibliothèques de livres utiles et les outils manuels. Les enfants vont et viennent du tour à l’établi, de l’établi au bureau, où se trouvent le devoir commencé et le livre ouvert. » (« Un fou », Le Gaulois, 2 juillet 1886). 

* Un modèle littéraire, ensuite. Après avoir dévoré Guerre et paix, en juillet 1885, Mirbeau place d’emblée son auteur au-dessus de tous les romanciers français, comme il le confie à Paul Hervieu : « Quel admirable livre et quel génie, ce Russe ! J’en suis tout émerveillé. Figurez-vous la vie russe, toute la vie russe, vie civile au pays, vie militaire dans les camps, pendant les campagnes de Napoléon Ier. [...] Le cerveau de cet homme est prodigieux, il embrasse toute la vie, et il n’a pas une minute, une seule minute de défaillance » (Correspondance générale, t. I, p. 411). Il est tellement impressionné qu’il envisagera, quinze ans plus tard, de faire pour la France du dernier quart de siècle, l’équivalent de ce que Tolstoï a réalisé pour la Russie du premier quart, mais il renoncera vite à son projet, au-dessus de ses forces, et Un gentilhomme restera inachevé. Ce qu’il admire le plus, chez le grand Russe, c’est sa capacité à tout embrasser de la vie et à pénétrer au plus profond des êtres et des choses : « Nulle part il n’existe un plus admirable et plus passionné écrivain que l’auteur immortel de La Guerre et la Paix et de Ma religion. Tolstoï est un voyant sublime, un de ces esprits très rares, un de ces annonciateurs, comme les siècles n’en produisent que de loin en loin. [...] Tolstoï a, lui, abordé tous les inquiétants problèmes de la vie ; il est parmi nous et il nous aime ; son mysticisme ne le fait point s'égarer dans des mondes impossibles ; tout ce qui gronde ou chante au fond du cœur de l’homme, il l’a recueilli ; ses plus confuses, ses plus secrètes pensées, ses sensations les plus fugitives, non encore notées, il les a mises à nu » (« Un fou », loc. cit.). En 1903 Mirbeau écrit à Tolstoï pour lui exprimer sa reconnaissance pour tout ce qu’il lui doit : « Le premier, vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » (Lettre à Léon Tolstoï, p. 15). Or cette révolution littéraire, Tolstoï l’a réalisée sans se soumettre, comme les vulgaires « littérateurs », aux règles romanesques en usage, notamment celle de la composition, qui ne sont que des lits de Procuste et dont Mirbeau tend de plus à se libérer lui aussi : « Est-ce qu'il y a de la composition chez Tolstoï et Dostoïevski ? » (L'Aurore, 7 juin 1903). Si Tolstoï parvient ainsi à « transcrire la vie fidèlement, aussi complètement que possible, sans rien y ajouter », c’est parce qu’il était, « pour Mirbeau, le contraire d’un littérateur » : non pas un homme « qui ne vit pas » et qui ne fait que « de la littérature », mais « un homme qui vivait d’abord, qui écrivait ensuite », note le romancier égyptien  Albert Adès (« La Dernière physionomie d’Octave Mirbeau »,  La Grande revue, mars 1917).

Tolstoï admirateur de Mirbeau

De son côté, Tolstoï a manifesté publiquement à plusieurs reprises son admiration pour Mirbeau, en qui il voyait « le plus grand écrivain français contemporain, celui qui représente le mieux le génie séculaire de la France » (cité par Eugène Sémenoff, Mercure de France, septembre 1903). Il a suivi avec passion le feuilleton du Journal d’une femme de chambre dans La Revue blanche et a jugé le roman « très bon, et d’un intérêt vraiment humain », notamment la scène de Cléophas Biscouille. Il a vivement admiré Les affaires sont les affaires, dont Mirbeau lui avait envoyé un exemplaire dédicacé, ce qui lui a valu une lettre de remerciement : « Voilà une œuvre belle et riche ! Du reste Mirbeau a tant de talent !... Elle me ravit : elle est nette, lumineuse, hardie, solide ; des caractères bien posés, vivants et forts ; une action rapide et saisissante... Oh ! c’est très bien, très bien... Mais j’ai vu que l’on avait un peu disputé Mirbeau sur son dénouement. Je ne comprends pas cette querelle, car cette péripétie est très belle, à mon sens, et j’y vois justement le point culminant de la pièce. Est-ce que Mirbeau pouvait conclure sans aller jusqu’au bout de son personnage et de son idée ? Et l’homme d’argent serait-il complet, si l’auteur ne nous le montrait irrémédiablement ravagé par la passion des affaires qui est toute son âme et toute sa vie, et qui, peu à peu, l’a empli, saoulé, lui a façonné, dans une monstrueuse déformation, son visage tragique, délogeant de son cœur tout sentiment, toute pensée qui n’est pas celle des affaires, et définitivement nettoyé de tout ce qu’il restait d’humain au fond de lui ? Voilà ce qui est la beauté, ce qui est la force de ce dénouement » (propos rapportés par Georges Bourdon, En écoutant Tolstoï, 1904).

            Il semble qu’il n’y ait eu qu’un seul échange épistolaire entre les deux écrivains, en 1903, hors l’envoi, par Tolstoï, d’une photo de lui, agrémentée d’une sympathique dédicace. Pourtant, curieusement, dans une lettre de 1888 au critique du Figaro, Philippe Gille, Mirbeau citait un extrait d’une lettre prétendument reçue de Tolstoï, lettre totalement inconnue par ailleurs. Mais le fait que, comme par hasard, Mirbeau prête au grand Russe exactement la même appréciation de L’Abbé Jules que celle qu’il prétend également avoir reçue de Taine, laisse penser que la missive du père de Natacha n’est qu’une invention pour les besoins de la cause...

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la Russie », in Voix d'Ouest en Europe, souffles d'Europe en Ouest, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 461-479 ; Pierre Michel, « Tolstoï et Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 232-234 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de Lettre à Tolstoï, À l’écart, 1991, pp. 5-11 ; Octave Mirbeau, Lettre à Tolstoï, À l’écart, 1991 ; Léon Tolstoï, « À Octave Mirbeau », Les Nouvelles littéraires, 15 décembre 1960.




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