Thèmes et interprétations

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Terme
GRIMACES

GRIMACES

 

Un terme polysémique

 

            Le terme de « grimaces » est particulièrement affectionné par Mirbeau. Il est polysémique, ce qui contribue à sa richesse et à l’intérêt de son emploi. Il peut, naturellement, désigner des signes extérieurs de souffrance ou de dégoût, ou au contraire d’amusement, de moquerie et de dérision, l’un pouvant d’ailleurs entraîner l’autre : ainsi Mirbeau prend-il plaisir à « faire grimacer » les nantis, les bourgeois, les politiciens et les « honnêtes gens », plus crapuleux encore à ses yeux que les pires canailles, en les démasquant et en les livrant à la risée de ses lecteurs. Mais l’acception la plus riche est celle que l’on trouve chez Pascal : l’ensemble des moyens visant à impressionner l'imagination des faibles, afin de les duper et de les aveugler, en leur en imposant par de faux-semblants. Toute la respectabilité des puissants ne repose, pour Mirbeau, que sur un ensemble de « grimaces », c’est-à-dire des apparences avantageuses, mais trompeuses : de belles manières, un mode de vie qui fascine, des façons de s’exprimer qui distinguent, des vêtements coûteux et à la mode, un apparat impressionnant, etc., qui tendent à faire croire au bon peuple que ces gens-là méritent effectivement d’exercer le pouvoir et d’être richissimes et honorés. Dans des domaines différents, les cérémonies officielles, les célébrations en grande pompe, les décorations distribuées comme des hochets, les salons de peinture, les prix littéraires, les réceptions réservées aux happy few, les rubriques mondaines des journaux, etc., participent de cette comédie donnée en permanence ad usum populi. Mais, selon Mirbeau, il en va de même du suffrage universel, qu’il dénonce, comme tous les libertaires, parce qu’il n’y voit qu’une duperie qui n’a d’autre fonction que d’aliéner le docile troupeau d'électeurs abêtis et de le conditionner à la soumission et au respect de l’ordre établi (voir « La Grève des électeurs », Le Figaro, 28 novembre 1888).

            Dans toue son œuvre de démystificateur, Mirbeau s’est donc employé à faire découvrir à ses lecteurs la réalité camouflée derrière le theatrum mundi, pour les obliger à « regarder Méduse en face ». En faisant apparaître les puissants de ce monde dans leur hideuse nudité, en arrachant leurs masques, en révélant leurs pensées sordides, en démystifiant les institutions les plus prestigieuses ou les plus respectées, telles que l'Armée ou l'Institut, l'Église ou la “Justice”, et les valeurs consacrées, telles que le patriotisme,, le suffrage universel ou les millions des Rothschild, il permet à son lectorat d'ouvrir enfin les yeux et de juger sur le fond des choses, et non sur leur simple apparence. C’est ainsi que, dans Le Journal d’une femme de chambre, il recourt à une domestique qui n’a pas ses yeux dans sa poche et qui perçoit les riches à travers le trou de la serrure, dans leur intimité nauséeuse, tels qu’en eux-mêmes enfin..., dépouillés de tout ce qui les distingue et contribue à leur respectabilité. C’est éminemment subversif, et les critiques de l’époque ne s’y sont pas trompés, qui ont scrupuleusement respecté la loi du silence autour d’un livre aussi sulfureux.

 

Les Grimaces de 1883

 

Ce n’est évidemment pas par hasard si Mirbeau a appelé Les Grimaces un hebdomadaire de combat, petit format et à couverture de feu, qui n’a vécu que six mois, du 21 juillet 1883 au 12 janvier 1884. L’objectif du commanditaire, Edmond Joubert, vice-président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, était de ratisser très large, en concentrant les critiques sur la cible prioritaire qu’étaient les opportunistes au pouvoir, accusés d’avoir fait main-basse sur la France et de crocheter impunément les caisses de l’État. De la sorte, ce pamphlet attrape-tout pouvait plaire à la gauche radicale et à l’extrême gauche socialiste et anarchiste (il a été applaudi par Jules Vallès, Henry Bauër et Gustave Geffroy) aussi bien qu’à la droite monarchiste et bonapartiste.

Octave Mirbeau était le rédacteur en chef de cet hebdomadaire, qui entendait accomplir une œuvre de salubrité publique en démasquant les forbans de la politique, les pirates des affaires et les grimaciers des lettres, selon le programme exposé dans l’affiche placardée dans tout Paris en juillet 1883. Il s’agit de « faire grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d’agioteurs, d’aventuriers, de cabotins et de filles », et de permettre ainsi au public de s’affranchir « de cette servitude » et de reconquérir sa « fierté » : « Il faut lutter – ou tomber. Les Grimaces paraissent pour donner le signal du branle-bas. » Beau programme, en vérité, et on ne saurait dire qu’il n’a pas été suivi à la lettre. Dès l’éditorial du numéro inaugural,  la provocatrice « Ode au choléra », Mirbeau en appelle au choléra vengeur, à défaut de « l’émeute libératrice », pour chasser les « misérables » et les « criminels » qui ont mené la France à la décadence. Après quoi Mirbeau et ses quatre associés – Paul Hervieu, Alfred Capus, Étienne Grosclaude et Louis Grégori – s’emploient à faire éclater nombre de scandales, par exemple celui des « financiers opportunistes » et des tramways parisiens, à stigmatiser les politiciens adeptes du « pot-de-vinat » et à déboulonner des tas de fausses gloires, parmi les gens de lettres et de théâtre, pour accorder la préférence à des écrivains qui honorent le pays, tels Barbey d’Aurevilly, Paul Bourget, Guy de Maupassant ou Élémir Bourges. Il arrive aussi à Mirbeau de se faire prophète et de rêver du jour où,, en l’absence d’un dictateur ou d‘une victoire des radicaux, qui seuls pourraient mettre un terme au chaos, à la gabegie et à la « déroute », on pourrait bien voir la foule parisienne en révolte promener « au bout d’une pique la tête de Jules Grévy, sanguinolente et livide » (« La Fin », 6 octobre 1883)...

Malheureusement cette mission de salubrité publique a été gravement ternie par des dérapages antisémitiques (voir la notice Antisémitisme) tout à fait inexcusables et que Mirbeau lui-même, faisant un public mea culpa, qualifiera rétrospectivement de « barbarie » au cours de l’affaire Dreyfus (voir «Palinodies », L’Aurore, 15 novembre 1898). Dans ses propres éditoriaux comme dans d’autres rubriques, les Juifs sont accusés de s’être immiscés à des postes de commande dans tous les secteurs de la société, et pas seulement dans la finance : ils seraient devenus également les maîtres des villes et étendraient leur domination sur des campagnes (voir « L’Invasion » et « Encore l’invasion », 15 et 22 septembre 1883) Le théâtre n’échapperait pas davantage à leur emprise délétère (voir « Le Théâtre juif », 3 novembre 1883).

Dès le 14 janvier 1885, soit exactement un an après le dernier numéro des Grimaces, Mirbeau a fait un premier mea culpa, encore insuffisant, dans un article de La France sur Les Monach, de Robert de Bonnières. Le second, beaucoup plus tranchant, aura lieu treize ans plus tard, dans « Palinodies ». Mais ils n’ont pas suffi, et ces articles déplorables ont fait beaucoup de tort à son image de justicier. Sans prétendre excuser le moins du monde une faute grave que lui-même ne se pardonnera jamais, il convient, pour les comprendre, de les resituer dans leur contexte :

* Contexte historique, tout d’abord : l’antisémitisme n’était pas le monopole des milieux catholiques ou nationalistes, pour des raisons de race ou de religion, mais était aussi, à l’époque, extrêmement répandu à gauche et à l’extrême gauche, pour des raisons politiques et sociales, étant bien souvent synonyme d’anti-capitalisme et d’anti-oligarchie. De sorte que l’antisémitisme était un élément fédérateur, qui faisait consensus au sein de l’hétéroclite lectorat dont ont bénéficié Les Grimaces.

* Contexte du journal, ensuite : le commanditaire des Grimaces, le banquier Edmond Joubert se servait visiblement de l’antisémitisme, renforcé un an plus tôt par le krach de l’Union Générale (fin janvier 1882), comme d’une arme visant à contrecarrer la banque Rothschild que l’on accusait d’avoir ruiné la banque catholique de Bontoux.

C’est Edmond Joubert lui-même qui a mis fin à l’expérience au début janvier 1884, sans que les raisons en soient bien claires : l’indépendance de Mirbeau, dont il avait demandé qu’on fasse disparaître le nom des derniers numéros, n’aurait-elle pas commencé à le desservir ?

P. M.


Bibliographie : Claude Herzfeld, « Méduse et Les Grimaces », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 87-94 ; Claude Herzfeld, Octave Mirbeau – Aspects de la vie et de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 23-37 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990, pp. 157-174.

 

 

 


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