Thèmes et interprétations

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JOURNALISME

JOURNALISME

 

Une carrière de quarante années

 

Avant d’accéder tardivement à la gloire littéraire, comme romancier et dramaturge à succès, Mirbeau a été un journaliste professionnel, et il l’est resté toute sa vie. Pendant une quarantaine d’années il a en effet collaboré à quantité de quotidiens : les uns à fort ou très fort tirage, tels L’Écho de Paris, Le Matin et surtout Le Journal, où il a œuvré de 1892 à 1902 ; les autres à tirage plus modeste, mais qui s’adressaient à une élite sociale et culturelle (Le Gaulois et Le Figaro, et, à degré moindre La France, 1884-1885, et L’Événement, 1884-1885), ou à un lectorat engagé (L’Aurore, 1898-1899, et L’Humanité, 1904) ; d’autres encore à tirage confidentiel, tels L’Ordre de Paris (1872-1877) et L’Ariégeois (1878). Il a aussi été, en 1883, rédacteur en chef d’un bi-quotidien d’informations rapides, Paris-Midi Paris-Minuit, et d’un hebdomadaire de combat à grande diffusion, Les Grimaces, qui n’ont duré, respectivement, que trois et six mois.

Sa production journalistique est donc très abondante, même si elle s’est extrêmement réduite à partir de 1902. On peut lui attribuer environ 2 000 articles : contes, chroniques, dialogues ou extraits de romans. Une partie a paru anonymement, lors de ses débuts dans L’Ordre de Paris ; d’autres ont paru sous la signature de ses employeurs (Dugué de la Fauconnerie et Émile Hervet dans L’Ordre, et très rarement Arthur Meyer dans Le Gaulois) d’autres encore sous divers pseudonymes : Tout-Paris, Gardéniac et Henry Lys dans Le Gaulois, Auguste dans Les Grimaces, Montrevêche et Le Diable dans L’Événement, Jean Maure, Jean Salt et Jacques Celte dans Le Journal.

Mirbeau n’avait pourtant aucune illusion sur la presse de son temps. Mais, avant de connaître de rémunérateurs triomphes littéraires, c’était son seul gagne-pain, et, quel qu’ait été son dégoût, force lui a été, pendant une douzaine d’années, de vendre sa plume et de se plier aux diktats de ses employeurs successifs, avant de parvenir, peu à peu, à établir un rapport de forces plus favorable et de leur imposer à son tour ses conditions. Par la suite, lorsqu’il a entamé sa rédemption par la plume, après le grand tournant de 1884-1885, il a tenté de faire des journaux auxquels il collaborait, malgré qu’ils en eussent, des armes efficaces, dans les grands combats qu’il menait, dans tous les domaines, pour la Vérité et la Justice. Entre ses mains, l’article de journal est alors devenu un instrument de conscientisation d’un lectorat anesthésié et a été mis au service de ses idéaux éthiques et esthétiques.

 

Critique du journalisme

 

            Au risque d’être accusé de cracher dans la soupe, Mirbeau n’a jamais cessé de critiquer le journalisme de son temps, considéré pourtant comme l’époque bénie de la presse, avant l’apparition de la radio, de la télévision et d’Internet. Il n’a cessé de dénoncer vigoureusement le mercantilisme et la fonction d’abêtissement qui lui était dévolue, quand ce n’était pas carrément une presse de chantage – trois de ses articles sont précisément intitulés « Le Chantage » !

Tout d’abord, il déplore que la presse soit entre les mains de propriétaires ignorants, qui ne voient dans les journaux qu’un moyen de gagner de l’argent, à l’instar d’Isidore Lechat de sa comédie Les affaires sont les affaires (1903), ou de conquérir le pouvoir, ou d’exercer une pression sur les gouvernements, ou encore de se mettre à l’abri de la “Justice”, comme les panamistes commanditaires du Journal. Dès lors le journaliste n’est plus, sous leur férule, qu’un « prolétaire de lettres », chargé d’exécuter sans scrupules les ordres de ses patrons : « Au journaliste comme il y en a tant, on ne demande rien qu’une souplesse à tout faire sans rien faire, à tout dire sans rien dire, un sacrifice complet de ses goûts, et la répudiation de ses opinions et de ses idées si, par hasard, il se paie l’impertinence d’en avoir qui lui appartiennent. » (« La Liberté de la presse », Le Gaulois, 7 juin 1886). Mirbeau compare même son métier à celui des filles de joie, qui font leur persil dans les colonnes des journaux : « Le journaliste se vend à qui le paie. Il est devenu machine à louange et à éreintement, comme la fille publique machine à plaisir ; seulement celle-ci ne livre que sa chair, tandis que celui-là livre toute son âme. Il bat son quart dans ses colonnes étroites – son trottoir à lui – accablant de caresses et de gentils propos les gens qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations » (« Le Chantage », Les Grimaces, 9 septembre 1883).

Dans ces conditions, faut-il s’étonner si les rédacteurs les mieux vus sont aussi les plus démunis de talent ? On trouve dans les journaux quantité d’individus dépourvus de toute qualité et qui n’ont pas reçu la moindre formation afin de remplir leur office : « Quand on ne sait plus que faire, on se fait journaliste, et il n’importe pas qu’on sache écrire – au contraire, cela embarrasse – ou qu’on sache quoi que ce soit – cela inquiète. » En revanche, gare à ceux qui s’aviseraient d’avoir « des idées », ils risqueraient fort de se retrouver placardisés, comme l’a été un temps le grand reporter Jules Huret : « Un jour que je reprochais amicalement à l’un de ses anciens directeurs de ne pas se servir de cette force qu’il avait là, sans cesse, sous la main : / – Huret ? … me répondit-il. Mais c’est un très mauvais esprit et qui se permet d’avoir des idées ! … Allons donc ! Je vais lui jouer un bon tour… Dès demain je vais le mettre aux “Échos de théâtre”…Ah ! ah ! Il en aura là, des idées, s’il veut ! … Elle est bonne, n’est-ce pas ? » (Préface de Tout yeux, tout oreilles, 1901).

Mirbeau accuse également la presse de l’époque, comme d’ailleurs le théâtre, pour les mêmes raisons, de s’abaisser au niveau d’un lectorat abêti, au lieu de lui apporter les lumières intellectuelles dont il aurait pourtant tellement besoin : « Politique dédaignée et méprisée, littérature rapetissée aux mesures marchandes du comptoir, art rabaissé jusque dans le plus bas métier, aspirations généreuses étouffées, incroyances étalées, réclames triomphantes payées en argent ou en poignées de main, primant la vérité et faisant taire la franchise, lâchetés agenouillant les consciences devant les sacs d’écus. C’était donc cela, le journalisme, cela que, sans révolte, le public dévore tous les matins, cela avec quoi il pense et de quoi son intelligence vit, cela qui lui fait ses opinions, ses admirations, ses dégoûts » (« Le Journalisme », Le Gaulois, 8 septembre 1884). Dès lors, lecteurs et rédacteurs sont bien à l’unisson, mais au niveau le plus bas :  « Il en est du journalisme comme des gouvernements : le public n’a jamais que les journaux qu’il mérite et les journaux d’aujourd’hui sont en décadence aussi profonde que l’est le public lui-même. Lisez un journal parisien, et vous avez le niveau presque mathématique de l’intelligence parisienne, de ses légèretés, de ses ignorances, de ses inquiétudes, de ses abêtissements. Au lieu de marcher de l’avant, le journalisme, chez nous, retourne en arrière » (« Le Journalisme français », La France, 14 mai 1885). Il en résulte une désinformation générale et un abêtissement programmé du public : « De tous ces journaux, combien en est-il qui défendent un intérêt général ? Toutes les questions vitales d’un État et d’un peuple, on ne les traite, la plupart du temps, qu’à travers le mensonge d’ambitions ou d’intérêts particuliers. [...] Jamais le niveau intellectuel et moral n’a été aussi bas, et précisément dans un temps où le journalisme – qui a la prétention, dans ses prospectus, d’être un porte-lumière – a tout envahi, tout pénétré. On ne peut pas dire qu’il a été la cause exclusive de cet abaissement, mais on peut affirmer qu’il en est un des principaux et plus actifs agents » (« La Liberté de la presse », Le Gaulois, 7 juin 1886).

Dans le domaine de la création artistique et littéraire, le bilan établi par Mirbeau est tout aussi accablant. Car, en cédant à la « réclame » et à la « camaraderie », la presse a contribué à promouvoir de fausses gloires, au détriment des génies créateurs et des talents originaux : «  Chose extraordinaire, la presse ne persiste que dans les besognes mauvaises et ne montre de passion, d’enthousiasme, que pour les choses petites et basses. Elle a tué la littérature, tué l’art. [...] Les mauvais peintres, les pires écrivains, les saltimbanques de tout poil, elle s’attache à eux pour les exalter ; pour eux, elle fabrique de la gloire de saison à tant le mètre, dans les Old England de ses réclames, la Belle Jardinière de ses camaraderies ; mais elle étouffe les grands, insulte les forts. Il faut que les réputations qu’elle manufacture soient à la hauteur de son esprit, qu’elle ne puisse jamais être reniée par ses faux grands hommes, et qu’il y ait entre elles une communauté de mépris qui les rive éternellement au même boulet » (« Le Journalisme français », loc. cit.).

Trop souvent aussi les journalistes, lâches et misonéistes, préfèrent hurler avec les loups et se faire, à l’occasion, les auxiliaires zélés de la police liberticide. Ainsi en est-il lors de l’affaire Jacques Saint-Cère (voir la notice) : « Voyez ce qui se passe aujourd’hui dans les journaux. Le spectacle en est simplement hideux, et il soulève le cœur de dégoût. Sous prétexte d’information, la presse est devenue quelque chose comme la succursale de la préfecture de police et l’antichambre du cabinet du juge d’instruction. [...] Il n'est pas de jour où la presse ne dénonce quelqu'un. Et aussitôt elle instruit son procès, juge et condamne. » Il en allait déjà de même deux ans plus tôt, lors de la grand-peur suscitée par les attentats anarchistes : « Pour être inquiété dans son repos, à cette époque de terreur, il suffisait qu’un journal vous signalât, sans raison, comme suspect, ou qu’il publiât une phrase de vous, prise sans l’entour qui en détermine le sens, dans un ancien article. Nous fûmes quelques-uns à protester contre les tendances de la presse à se substituer à la police, à en montrer le rôle dégradant » (« La Police et la presse », Le Gaulois, le 15 janvier 1896).

Quant au journalisme financier, que Mirbeau a bien connu à l’époque où il boursicotait, ce n’est jamais que du chantage et du vol apparenté à celui des détrousseurs de diligences : « Il y a le journal qui exploite les hommes politiques, les hommes de finance et de Bourse, celui qui exploite les artistes, les sportsmen, les industriels, les médecins, les avocats, les dentistes, les restaurateurs. Chaque profession, si humble qu’elle soit, a derrière elle un journal braqué, de petit ou de gros calibre, qui toujours tire sur elle à articles rouges et lui envoie la mitraille de ses entrefilets. Nous avons vu les journaux qui exploitent les cocottes, les tables d’hôtes et les tripots. Mais ce sont les banquiers et les sociétés de crédit qui ont surtout la préférence, parce que là on tire à coup sûr, et que l’ennemi répond en vous bombardant de chèques, de billets de banque ou de louis d’or. [...] Aujourd’hui qu’il n’y a plus de forêts, de coches et de tromblons, mais des chemins de fer et des gendarmes, le banditisme a dû prendre une autre forme, plus raffinée, plus compatible avec notre civilisation et les protections élargies du progrès. Il a quitté les Abruzzes et la forêt de Bondy, où son chapeau à plumet rouge n’effrayait plus personne, pour opérer en habit noir dans les journaux financiers. Et le journalisme financier n’est pas autre chose que la forme contemporaine du banditisme » (« Le Chantage », La France, 12 février 1885).

Ainsi, au lieu d’informer, de cultiver et d’émanciper intellectuellement, comme ce serait son devoir, la presse, d’après Mirbeau, ne fait que désinformer, conditionner et crétiniser les larges masses, poursuivant à sa façon le travail entamé par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église.

Une bonne partie des articles de Mirbeau a été recueillie dans les volumes suivants : Combats politiques (1990) ; Contes cruels (1991, deux volumes) ; L’Affaire Dreyfus (1991) ; Lettres de l’Inde (1991) ; Combats esthétiques (1993, deux volumes) ; Premières chroniques esthétiques (1995) ; Combats littéraires (2006) ; Dialogues tristes (2006).

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Les Articles d’Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2009, 246 pages ; Jean-François Nivet, Université de Lyon, Mirbeau journaliste, thèse dactylographiée, deux volumes, 1987.


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