Thèmes et interprétations

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Terme
LIBERTE

LIBERTÉ

 

            Anarchiste et individualiste, Mirbeau est assoiffé de liberté et c’est donc très légitimement qu’il peut être qualifié de libertaire. Il se dit « partisan de toutes les libertés », individuelles et collectives, sauf « la liberté d’enseignement », qui reviendrait à accorder aux prêtres et autres « pourrisseurs d’âmes » le droit exorbitant et criminel d’empoisonner les esprits, et qui n’est donc pas plus tolérable que la liberté d’empoisonner les puits (voir sa Réponse à une enquête sur l’éducation, La Revue blanche, 1er juin1902).

            L’ennui est qu’en limitant les possibilités d’intervention de l’État, réduit « à son minimum de malfaisance », afin de laisser le maximum de libertés aux individus, on risque fort de permettre le triomphe des plus forts, tel le brasseur d’affaires Isidore Lechat (dans Les affaires sont les affaires, 1903), et l’écrasement des plus faibles. De fait, le libéralisme économique assure le pouvoir de l’argent (c’est d’ailleurs le sens du titre de la traduction russe des Affaires, Власть денег) et permet aux requins de la Bourse et aux gangsters du business d'exercer impunément leur omnipotence criminelle, cependant que la masse des faibles, réduits à l'esclavage salarié et dûment crétinisés, croupit dans la misère et l’abjection, ce qui, dans la pratique, apparaît de toute évidence comme la totale négation de l'idéal libertaire. L'ambivalence des sentiments de Mirbeau à l'égard d'Isidore Lechat, pour qui il ne cache pas sa tendresse, parce qu'il voit en lui un grand créateur, et même, à sa façon, « un idéaliste », souligne crûment l'impasse de son culte de l’« absolue liberté ».

            Mirbeau est conscient du risque et s’attaque donc avec vigueur, d’une part, aux économistes doctrinaires du libéralisme, accusés d’être au service exclusif des banques (voir par exemple « La Jambe de M. Léon Say », La France, le 4 février 1885), et, d’autre part, aux zélateurs du darwinisme social, qui au nom de la liberté des plus aptes et de la sélection des meilleurs, entendent justifier l’écrasement ou l’exclusion des autres. C’est ainsi que, recourant à l’ironie, il fait dire à un « véritable homme d'État » qui s’en réclame : « Les pauvres sont les réfractaires du devoir social ; ce sont les révoltés qui n'ont pas voulu se soumettre à la loi générale du travail, à la loi scientifique qui veut que tout homme travaille et s'enrichisse de son travail. [...] Dans une République éclairée, attentive et progressiste, comme est la nôtre, il ne faut plus de pauvres. À bas les pauvres ! [...] Nous enfermerons les pauvres dans ce dilemme : ou ils deviendront riches, ou ils disparaîtront ! Dans les deux cas, c'est la fin de la misère, c'est la solution de la question sociale » (« Un véritable homme d'État », L'Écho de Paris, 13 juin 1893, repris dans Le Gaulois du 26 juin 1896, sous le titre « Éloquence d'été »). Solution finale, où l'absurde le dispute au monstrueux et qui suffit naturellement à invalider la doctrine... En même temps Mirbeau ne cesse de porter à la connaissance de ses lecteurs les révoltantes conséquences du capitalisme industriel et financier : la misère, l’humiliation, la maladie, la prostitution, la corruption, la criminalité, l’abêtissement, etc..

Mais sa position n’en est pas moins ambiguë, parce qu’il dénonce aussi vigoureusement le protectionnisme, incarné par Jules Méline, qui a pour conséquence, selon lui, la cherté des prix et l’accroissement de la pauvreté : « Il faut, pour qu’il soit grand et fort, qu’un peuple crève de faim. Or, pour qu’un peuple crève de faim, M. Méline a observé qu’il suffit de le protéger. Et, par protéger, M. Méline entend qu’il faut obliger le producteur à produire les objets de consommation à des prix tels que personne ne puisse plus consommer. Voilà tout le système. Depuis qu’il fonctionne sous la garde des lois, il a donné de surprenants résultats. Il y a eu, de tous les côtés, des ruines en grand nombre, et tout le monde s’est plaint de la cherté croissante de la vie. Jamais, non plus, tant de chômage ! Les routes s’encombrent de pauvres diables, qui vont cherchant du travail et qui n’en trouvent pas ; les prisons municipales regorgent de douloureux vagabonds. » (« Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899). Malgré les ravages du libéralisme en matière d’économie et de finances, Mirbeau continue donc d’être persuadé que, « pour se développer, pour utiliser ses énergies latentes et son pouvoir de créativité, l’homme a besoin d’une absolue liberté » : « Il ne vit, ne s’affirme que par l’initiative individuelle, par le génie particulier, et non par la contrainte collective, les règlements administratifs et la discipline gouvernementale. Le protéger, c’est le condamner fatalement à la routine, à la stérilité, à la paresse, à la mort !... Ce qu’il faut souhaiter, ce qu’il faut vouloir, c’est que la liberté n’ait d’autres limites qu’elle-même, et qu’elle ne se borne à d’autres frontières que celle de la justice universelle. » Il reconnaît que cela n’a rien d’évident, mais n’en persiste pas moins à considérer que ce sera toujours mieux que les limitations des libertés :  « Certes, il y aurait d’abord un bouleversement dans nos habitudes, un effarement, du désordre. L’homme est foncièrement misonéiste, et ce qu’il ne connaît pas, même la joie, il le redoute comme un danger. Mais tout se tasserait, car tout se tasse ; tout se transformerait, car tout se transforme, et la nécessité, qui créa nos organes, saurait vite découvrir, dans les trésors inviolés de la nature infinie, des richesses nouvelles, de nouvelles formes, et peut-être aussi ce rêve de bonheur, ce rêve philosophal que nous n’avons jamais atteint, parce que nous l’avons toujours mal cherché, et cherché là où il ne peut pas être ! » (ibid.).

Mirbeau se trouve donc confronté à une aporie : chantre de la plus totale liberté, il est bien forcé de constater qu’elle a aussi des effets éminemment pervers et dommageables. Il faut donc essayer de trouver un équilibre et s’avancer sur une ligne de crête, en risquant à tout moment de tomber dans un danger ou dans un autre.

Voir Anarchie, État et Darwin.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale  »  in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, février 2006 ; Octave Mirbeau, « Encore M. Méline », L'Écho de Paris, le 13 avril 1891 ; Octave Mirbeau, « Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899.

 

 

 

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