Thèmes et interprétations

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Terme
MARCHANDISATION

MARCHANDISATION

 

            Octave Mirbeau n’a cessé de dénoncer la marchandisation galopante dans la société bourgeoise et l’économie capitaliste de son temps. Alors qu’il travaille encore pour la droite, il écrit déjà, dans une chronique en forme d’utopie, « Royaume à vendre » (« Le Gaulois, 29 avril 1883) : « Ce siècle est bizarre. C’est le siècle de l’encan. Il vend de tout : des consciences, des tableaux, des fidélités et de vieilles faïences, des serments et des broderies, des réputations et des billets de loterie. Il vend de l’amour, il vend de la foi, de la justice et de l’honneur. » Vingt ans plus tard, l’affairiste Isidore Lechat, de sa grande comédie Les affaires sont les affaires, généralise le constat au business dans son ensemble, car toutes les affaires reposent sur des échanges : « Les affaires sont des échanges... On échange de l’argent... de la terre... des titres... des mandats électoraux... de l’intelligence... de la situation sociale... des places... de l’amour... du génie... ce qu’on a contre ce qu’on n’a pas... »

            Dans ce triomphe du mercantilisme, qui transforme tout, non seulement les choses, mais aussi les valeurs et les hommes, en de vulgaires marchandises destinées à être échangées sur le marché, il y en a qui choquent particulièrement la conscience éthique de Mirbeau et qu’il stigmatise avec prédilection :

            - La marchandisation de l’intelligence et du talent : « Le journaliste se vend à qui le paye », déplore-t-il dans ses Grimaces de 1883 ; dans « Un raté » (1882), il met en scène un écrivain réduit à faire le nègre et qui, après avoir rédige quantité d’œuvres diverses pour le compte d’autrui, se trouve dépossédé du fruit de son intelligence ; dans Les affaires sont les affaires, un jeune biologiste de talent, resté longtemps sans emploi, se voit obligé d’accepter de mener des recherches absurdes imposées par le seul employeur qu’il ait trouvé, Isidore Lechat ; dans son roman inachevé Un gentilhomme, c’est parce qu’il crève littéralement de faim que le narrateur accepte le travail de secrétaire particulier chez un hobereau normand. Mirbeau étant passé par là et ayant dû prostituer sa plume pendant une douzaine d’années, on comprend qu’il soit particulièrement sensible à l’humiliation ressentie par tous ceux qui, comme lui, ont dû se vendre aux « marchands de cervelles humaines » et à « l’infâme capital littéraire » contre qui, dans Les Grimaces », il appelait les « prolétaires de lettres » à se révolter.

            La marchandisation des corps : Ce sont les femmes qui en sont le plus souvent les victimes, que ce soit dans le mariage bourgeois, qui n’est qu’un vulgaire maquignonnage (voir, par exemple, Les affaires sont les affaires), ou dans toutes les formes prises par la prostitution, seule issue proposée à quantité de jeunes femmes issues des milieux les plus démunis. Mais plus monstrueuse encore est la prostitution des enfants, que Mirbeau évoque avec indignation, notamment dans L’Écuyère (1882), dans « De Paris à Sodome » (L’Événement, .9 mars 1885), « Les Petits martyrs » (L’Écho de Paris, 3 mai 1892) et Le Foyer (1908). Même le corps des jeunes hommes peut devenir lui aussi une marchandise offerte aux amateurs : ainsi le narrateur d’Un gentilhomme en est-il réduit par la faim à envisager, pour survivre, de répondre aux sollicitations de messieurs très respectables...

            - La marchandisation des consciences et des honneurs : Pour acheter la conscience des hommes politiques, il suffit d’y mettre le prix, comme l’a révélé le scandale de Panama ; quant aux breloques de la Légion dite “d’Honneur”, elles étaient mises à l’encan dans les officines de l’Élysée par le gendre du président Grévy, Daniel Wilson. On comprend que Mirbeau n’ait rien espéré de politiciens massivement corrompus (voir Politique) et, comme Flaubert, ait jugé déshonorants ces prétendus honneurs que le premier venu peut obtenir en échange de déloyaux services (voir « Décorations », Le Gaulois, 5 janvier 1885).

            - La marchandisation de la foi : Mirbeau, depuis son adolescence, a manifesté un profond mépris pour la manière dont les prêtres catholiques s’assurent la domination des âmes en même temps qu’ils remplissent les coffres de leur Église, quittes à pactiser, pour le partage du magot, avec leurs concurrents, les Cartouche de la République (voir « Cartouche et Loyola »). Dans Les affaires sont les affaires, le brasseur d’affaires Isidore Lechat, qui s’y entend, rendra hommage à cette capacité de l’Église catholique à faire argent de tout : « Elle n’a pas que des autels où elle vend de la foi... des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles... des confessionnaux où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux... Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises... des banques pleines d’or... des comptoirs... des usines... des journaux et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu’ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés. »

            La “Justice”, l’amour et, bien sûr, le travail salarié n’échappent pas davantage à une tendance qui est devenue le symptôme d’une société moribonde, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice.

P. M.

 


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