Thèmes et interprétations

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Terme
MATERIALISME

MATÉRIALISME

 

Mirbeau est un matérialiste convaincu et impénitent, à condition d’entendre ce mot dans son sens philosophique, qui n’a évidemment rien à voir avec le pseudo-matérialisme trivial de la société de consommation, lequel n’est en réalité qu’un idéalisme grossier. Pour lui, il n'existe donc qu'une seule substance, la matière, et elle est indestructible : « Il m'est impossible de concevoir la mort de la matière. » Cette « conception de la matière maîtresse de la vie [lui] paraît une conception autrement grande, autrement consolante, autrement morale, que celle d'un Dieu, baroque et dément, neurasthénique, qui ne se plaît qu'à mystifier les hommes, quand il n'exerce pas sur eux les pires violences et les plus folles cruautés. ». Aussi, à l'encontre des vœux des « mauvais bergers » de la République, soucieux d'assurer leur main-mise sur des âmes bien dociles, et qui se contentent de badigeonner d'une laïcité formelle l'enseignement religieux traditionnel, souhaite-t-il logiquement chasser « de l'enseignement primaire tout ce qui survit de spiritualisme, c'est-à-dire de mensonges rongeurs et de préjugés sociaux », afin d'y substituer « un enseignement rationaliste, matérialiste, qui permette à l'homme de se défendre contre les fantômes religieux et de regarder en face la vie telle qu'elle est, et non telle qu'on la lui montre, à travers les espérances énervantes, dévirilisantes » (« Propos de l'instituteur », L'Humanité, 31 juillet 1904).

            Le matérialisme de Mirbeau ne se limite pas à la simple affirmation du monisme selon lequel il n’existe qu’une seule substance, par opposition au dualisme. Matérialiste radical, il s’oppose aussi, et fondamentalement, à toutes les formes d’idéalisme. Il souhaite éliminer, en premier lieu, celui des anciennes religions aliénantes et culpabilisantes, tout juste bonnes pour des « pensionnaires de Charenton », et qu’il accuse d’entretenir l’espoir mystificateur d’une autre vie, supposée meilleure et consolatrice, pour mieux inciter les exploités à se soumettre à leurs oppresseurs et à se résigner à leur misère. Mais il combat également l’idéalisme camouflé sous les apparences d’un matérialisme pseudo-scientifique, succédané laïcisé des vieilles religions, qui se révèle, à l’expérience, tout aussi dangereux : celui des scientistes, toujours prêts, au nom de la science, à expérimenter les inventions les plus dommageables pour l’humanité ; et aussi celui des rêveurs d’utopies politiques et des vendeurs d’orviétan révolutionnaire, pour qui c’est hic et nunc qu’il convient de concrétiser les espérances, et qui sont résolus à justifier tous les moyens au nom de fins supposées émancipatrices.

Pour Mirbeau, en effet, l'espoir n'est en réalité qu’« un opium », comme il l'écrivait en 1897 à propos du dénouement nihiliste des Mauvais bergers, et il constitue bien souvent une forme de politique de l’autruche, interdisant de prendre conscience de l’horrifique réalité : par exemple, que l’univers est « un immense, un inexorable jardin des supplices », où tous les jours d’innocentes créatures sont mises à mort au terme d’atroces tortures, et que tous nous allons, indifféremment et  inéluctablement, « à la pourriture », comme il le confie en 1911 à Georges Docquois. Être matérialiste, c’est au contraire regarder Méduse en face, ne rien espérer et se purger de toutes les illusions, prétendument consolantes, qui en réalité nous aliènent. Grand démystificateur, Mirbeau a donc entrepris de désenchanter l’univers une bonne fois pour toutes, quitte à désespérer Billancourt.

 

Une éthique matérialiste :



 À la pseudo-morale liberticide et répressive, qui est imposée par une autorité religieuse ou politique et transmise de génération en génération par l’autorité paternelle, il convient de substituer une éthique, qui s'élève de la cons­cience du sujet et qui se propose de chercher le bonheur en soi-même, comme le prêche l'abbé Jules : rejetant violemment les idéaux propo­sés par la société et « dont sont nés les ban­quiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux », il prône l'eudémonisme : « Qu'est-ce que tu dois cher­cher dans la vie ?... Le bonheur !... »

Ce bonheur du sage n'a rien à voir avec les illusions que la société nous fait miroiter pour mieux nous piéger : il n'est ni dans la satisfaction d'ambitions sociales, ni dans l'accumulation des biens matériels, ni dans la quête effrénée du plaisir mortifère, qui, selon Mirbeau, « vient de la vanité et va au crime », qui « vide les cervelles, pourrit les âmes, dessèche les muscles » et qui, « d'un peuple d'hommes robustes, fait un peuple de crétins » (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885,). Pour nous éviter le triste destin des enfants « déséquilibrés » et « malheureux », parce que des parents et des enseignants leur imposent, « des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent [...] un véritable supplice », Mirbeau nous incite à développer au mieux nos « facultés dominantes » et nos « forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie », seule fa­çon d'être vraiment « adéquat à soi-même » (Dans le ciel) et de devenir un être unique, et non le mouton anonyme et indifférencié d'un troupeau qu'on conduit aux urnes et à l'abattoir.

Mais, comme l’explique l’abbé Jules à son neveu, innombrables sont les obstacles sur la voie du bonheur : car la société cherche à tuer l’homme dans l’homme afin de le réduire à l’état larvaire, et l’individu se retrouve perpétuellement déchiré entre les instincts de sa nature et les contraintes et les interdits de sa  culture. Mirbeau sait par expérience que, pour se libérer des préjugés « corrosifs » inculqués pendant des années, il faut « des efforts  persistants qui ne sont pas à la portée de toutes les âmes » : « C'est plus difficile qu'on ne pense d'effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous » (« Palinodies ! », L’Aurore, 15 novembre 1898). Aussi, bien avant Sartre et Ionesco, Mirbeau oppose-t-il les âmes faibles, les larves, moutons et rhinocéros, dûment pétris et crétinisés par la famille, l'école, l'Église et la presse et qui ont perdu toute autonomie et tout esprit critique au sein d’une foule, et les âmes fortes, âmes d’exception, qui résistent aux forces d’oppression, ne serait-ce qu’en leur opposant leur propre force d’inertie, comme les cancres de lycée, et qui ne deviennent elles-mêmes qu'au terme d'une douloureuse ascèse, à l’instar des grands artistes créateurs tels que Claude Monet et Auguste Rodin.

Mirbeau est cependant trop lucide pour s’imaginer que cette ascèse sera suffisante pour parvenir à une sérénité proche du bonheur entrevu. Comme tout idéal, le bonheur est inaccessible et, tel un mirage, s'éloigne chaque fois que l'on croit s'en être rapproché. Face au tragique de notre condition, il en arrive alors, comme l'abbé Jules, à souhaiter l'extinction de la conscience. Ce que les bouddhistes appellent le Nir­vana – pseudonyme précisément adopté par Mirbeau pour publier ses Lettres de l'Inde de 1885. À défaut d'y parvenir, il convient du moins, comme le prêche l'abbé Jules, de « diminuer le mal en diminuant le nombre des obligations sociales », et de se détacher progressivement de tout ce qui entrave l'ascension : « les remords qui attristent, les passions d'amour ou d'argent qui salissent, les inquié­tu­des intellectuelles qui tuent. » Au terme de ce dépouillement d'inspiration schopenhauerienne, il faudrait arriver à « ne plus sentir [son] moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage ». Mais, re­connaît l'abbé Jules, dont la grande carcasse est agitée de passions mal contenues et de désirs inas­souvis et toujours renaissants, « ce n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Maho­met, un Napoléon, qu'un Rien » (loc. cit.).

Paradoxalement, c'est parce qu'il est un matérialiste radical que, sans entretenir la moindre illusion, Mirbeau en arrive à préconiser un détachement maximal des biens matériels pour réduire la vie « à son minimum de malfaisance », comme il le dira de l’État ; et c'est parce qu’il souhaite rendre « l'individu libre et heureux » qu'il aboutit lucidement à l'apologie du renoncement et de l'anéantissement de la conscience.

 

Une esthétique matérialiste :

 

 L’esthétique de Mirbeau n’est pas moins matérialiste que son éthique. Il rejette tous les ingrédients d'un art idéaliste et mensonger, qu’il ne cesse de tourner en dérision, pour y substituer un art et une littérature qui nous aident à jeter sur les choses un regard neuf et à y découvrir ce que, par nous-mêmes, nous n'y aurions jamais vu ni senti.

Son esthétique refuse tout d’abord toute référence à un modèle divin, à une beauté absolue, transcendant les siècles et les cultures, comme le présuppose l'idéal classique pétrifié en académisme.  Le beau n'est pas seulement variable dans le temps et dans l'espace et relatif à l'époque et à la culture dominante, qui conditionnent nos goûts, il est aussi variable d'un artiste à l'autre et fonction du regard tout personnel qu'il jette sur les choses, selon son tempérament et son état d’esprit du moment. Il est donc totalement subjectif : « Il n'existe pas une vérité en art ; il n'existe que des vérités variables et opposées, correspondant aux sensations également va­riables et opposées que l'art éveille en chacun de nous » (« Aristide Maillol », La Revue, 1er avril 1905). Logique avec ses principes matérialistes, Mirbeau en arrive même à se méfier de ses propres critères de jugement, la Vie, sans laquelle il n'y a pas d'art, et la Nature, source inépuisable où l'artiste doit puiser des motifs et des leçons. En ré­cusant de la sorte toute prétention à l'absolu et à l'universel, il remet en cause sa propre autorité de critique : « Ce que je pense des critiques, je le pense de moi-même, lorsqu'il m'arrive de vou­loir expliquer une œuvre d'art. Il n'y a pas pire duperie. [...] Le mieux serait d'admirer ce qu'on est capable d'admirer, et, ensuite, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dégoût » (préface au catalogue de l’exposition Félix Vallotton, janvier 1910).

En deuxième lieu, son esthétique de la lucidité  se garde de tout finalisme et du désir suspect, qu’a l'écrivain ou l'artiste, de donner du monde une vision claire et intelligible, ce qui serait présupposer un dieu rationnel et bienveillant. C’est ainsi que, pour contribuer à détruire l'illusion romanesque, qui entretient l’illusion rationaliste et l’illusion finaliste, Mirbeau a procédé à des romans-collages, tels que Le Jardin des supplices ou Les 21 jours d'un neurasthénique, faisant voisiner des textes de nature et de ton très dif­fé­rents, et mettant à rude épreuve les habitu­des culturelles de lecteurs déconcertés. Dans un univers où rè­gnent le chaos et l'entropie, ce se­rait une mystification que d’attendre de l'œuvre d'art qu'elle nous rassure en nous of­frant du monde une vision claire, ordonnée et totalement intelligible. 

Enfin, une esthétique matérialiste doit récuser l'inspiration et le romantisme. Aussi Mir­beau, dans la continuité de Flaubert, a-t-il toujours mis l'accent sur la nécessité impérieuse, pour tout artiste digne de ce nom, de se débarrasser des verres déformants du conditionnement cultu­rel, afin de « voir avec son œil, et non avec celui des autres » et de faire passer les sensations éprouvées au contact du monde exté­rieur à travers l'alambic de son « tempérament ». Mais il y faut une lutte incessante et douloureuse, contre soi-même, d’abord, et aussi, bien sûr, contre une société misonéiste, réfractaire à cette angoissante recherche de l'originalité.

 

Une politique matérialiste :

 

Le matérialisme, en matière politique, s’oppose radicalement à toute espèce de propagande, qui ne peut être que mensongère et manipulatoire, et tourne aussi le dos à l'utopisme, source de dangereuses illusions. Mirbeau a comme une prémonition de ce que seront les totalitarismes du vingtième siècle, et en parti­culier du stalinisme : « Qu'est-ce donc que le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l'État, sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d'un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu'aucun autre ? » (« Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896). Non seu­lement il dénonce les grandes escroqueries intellectuelles que sont à ses yeux le christianisme, surtout à la sauce catholique romaine, ou le collectivisme de Jules Guesde, mais, comme dans Les Mauvais bergers, il refuse d'entretenir l'espoir des opprimés, sans lequel il semble pourtant bien difficile d'imaginer une action collective. Et il n’a cessé de se battre pour autant...

En tant que matérialiste et qu’intellectuel engagé, Mirbeau est pris dans une contradiction : il lui faut croire à quelque chose dont il ne cesse en même temps d'affirmer l'illusion, agir comme si l’action pouvait réellement changer les hommes et les sociétés, tout en sachant pertinemment qu’au dénouement c’est toujours la mort qui triomphe, comme dans Les Mauvais bergers ou Les affaires sont les affaires. Par son engagement éthique dans les luttes de la cité, il est bien progressiste et se bat sans relâche pour un peu moins d’injustice et de mal-être, comme si l’homme était amendable et la société perfectible. Mais, en bon matéria­liste, il se refuse à sombrer dans les mystifications de la propagande et les rêves souvent sanglants de l'utopisme. Selon la formule de Jaurès, au pessimisme de la raison, il oppose l’optimisme de la volonté. Mais la coexistence de ces deux postulations simultanées et contradictoires n’est pas facile à vivre.

            P. M.

 

Bibliographie : ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, le grand démystificateur », in Comment devenir un homme, Nouveau Théâtre d’Angers, 1995, pp. 36-45 ; Pierre Michel, « Le Matérialisme de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 292-312 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001.

 

 


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