Thèmes et interprétations

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MOTS

MOTS

 

            En tant que professionnel de la plume et que journaliste et écrivain prolifique, Octave Mirbeau a eu, toute sa vie, recours aux mots et s’en est abondamment servi, à la fois comme d’un instrument de travail et comme d’une arme au service de ses combats politiques, éthiques et esthétiques. Et pourtant, paradoxalement, il est parfaitement conscient des insuffisances et des dangers des mots.

 

Les insuffisances des mots

 

            Il est clair, à ses yeux, que les pauvres mots ne parviendront jamais à restituer la richesse inépuisable de la vie. On aura beau se mettre en quête des mots les plus rares, des combinaisons les plus « évocatoires », des images les plus synthétiques, des rythmes les plus suggestifs, comment de pauvres mots pourraient-ils jamais réaliser le rêve de Flaubert et rivaliser avec l'écrasante complexité et l'infinie diversité de la vie qu'ils prétendent restituer ? Ce sentiment d'impuissance, Mirbeau le ressent en permanence : « La nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible à n'importe qui de la rendre comme on la ressent , et croyez bien – écrit-il à Monet en 1887 – qu'on la ressent moins belle encore qu'elle n'est, c'est un mystère ». On en entend l'écho dans les lamentations du peintre Lucien de Dans le ciel (1892-1893) : « Je me sens de plus en plus dégoûté de moi-même. À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l'inexprimable et surnaturel mystère qu'est la nature, j'éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l'exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu'est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines. ». Or le cas du peintre et du sculpteur est moins désespéré que celui de l'écrivain, car ils disposent d'un matériau brut à transformer, qui donne une dignité à leur art, et  avec lequel, à l'aide des formes et des couleurs, ils peuvent espérer rendre matériellement l'impression du monde extérieur. Tandis que les mots ne seront jamais « qu'une plate, mensongère et absurde contrefaçon de la vie » (propos rapportés par Albert Adès). Dès lors, que vaut la littérature ? Mirbeau en arrive souvent à blasphémer ce qu'il a adoré : « Rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n'est qu'une illusion de mots creux », écrit-il à Claude Monet...

 

Les mensonges des mots

 

            Et puis les mots sont souvent utilisés afin de cacher les choses, qu’ils devraient au contraire avoir pour fonction de révéler. Et le conditionnement à s’en servir pour camoufler les hideuses réalités commence dès l’enfance : ainsi les parents Dervelle sont-ils « très sévères sur le choix des mots » en présence de leur petit Albert, le narrateur de L’Abbé Jules (1888). Résultat : il s’avère, dans la pratique, que les mots sont les outils privilégiés de la mauvaise foi ; qu’ils signifient souvent le contraire de ce qu’ils devraient signifier (par « amour », on désigne la guerre des sexes, par « civilisation » le massacre de populations qualifiées de barbares, par « défense » une guerre de conquête, par « démocratie » l’asservissement d’un peuple, etc.) ; et qu’ils servent le plus souvent à véhiculer des mensonges :

            * Mensonges des religions, qui reposent toutes sur des mystifications légitimées, aux yeux des naïfs, par leur propre durée (voir la notice).

            * Mensonges de la propagande politique, qui sévit à la Chambre et se déchaîne tout particulièrement lors des campagnes électorales (voir les notices Politique et Élections).

            * Mensonges de la « réclame », qui crée des besoins artificiels et qui permet de porter aux nues des artistes ou des écrivains médiocres (voir en particulier « Le Manuel du savoir écrire », Le Figaro, 11 mai 1889).

            * Mensonges de la presse, où la désinformation, voire le chantage, sont trop souvent la règle (voir la notice Journalisme).

            * Mensonges des affaires, où tous les moyens sont bons pour gruger les concurrents et exploiter les gogos (voir Les affaires sont les affaires, 1903).

            * Mensonges de l’amour, comédie que se jouent les pseudo-amoureux (voir Les Amants, 1901).

            * Mensonges de la science, quand elle se dégrade en scientisme (voir la notice) ou quand elle est instrumentalisée par des ingénieurs ou des médecins irresponsables.

            * Mensonges des valeurs sacralisées que sont la famille, le travail, la patrie, l’argent, le pouvoir, l’État, etc., d’où la nécessité, pour Mirbeau, de les désacraliser (voir la notice Désacralisation).

 

La tentation du silence

 

            Déchiré en permanence entre l'aspiration à un mode d'expression idéal et la conviction de ne jamais pouvoir y atteindre, entre la conviction que les mots ne peuvent que trahir la vérité et la nécessité de s’en servir pour exprimer sa perception personnelle des choses et mener à bien ses divers combats, Mirbeau éprouve bien souvent la tentation du silence. De même que, devant une oeuvre d'art, il faudrait « admirer » et « se taire », de même, face à l'infinie richesse d'une vie en perpétuel renouvellement, il vaudrait mieux se contenter de la contempler et d'en jouir en silence. Cette tentation est d'autant plus forte que l’allergie de Mirbeau au psittacisme de ses contemporains et sa conscience aiguë de la vacuité des échanges verbaux – dont témoignent en particulier ses Farces et moralités (1904) – l'incitent à se détourner de ce truchement salissant et dérisoirement incomplet que sont les mots.

Mais les impératifs du métier dont il vit, et ceux de ses multiples engagement politiques et esthétiques, lui interdisent ce qui serait à ses yeux « une lâche et hypocrite désertion du devoir social », selon une formule de Dans le ciel. Il écrit donc, contraint et forcé, mais avec la conscience lancinante de n'être jamais à la hauteur des objectifs, tant littéraires que politiques, qu'il s'est présomptueusement fixés, car, si insuffisants qu’ils soient, les mots n’en sont pas moins le seul outil dont il dispose pour essayer de combattre les maux de l’humanité et de la société.

Encore faut-il, pour cela, « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », selon la belle formule de Mallarmé, et, par conséquent, les débarrasser de tout ce qui les souille et les dénature. Le mot propre, qui permet de désigner les choses exactement telles qu’on les perçoit, sans peur de choquer et sans souci du qu’en dira-t-on, peut bien être perçu par les bien-pensants de tout poil comme « sale » et par les esthètes raffinés comme « plat », mais il est le seul à pouvoir produire l’effet émancipateur souhaité. Mirbeau n’hésite donc jamais à désigner les choses par le mot qui les révèle le mieux, quitte à choquer roidement les hypocrites conventions ou à faire la nique au style « empanaché » qu’il méprise : « Il faut écrire simplement... chercher des mots tout simples, tout ordinaires, qui ne vieillissent pas... des mots justes... Ça fait si joli, des mots justes ! » (propos rapportés par George Besson, Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, p. 152).

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995, chapitre VIII (pp. 277-320).



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