Thèmes et interprétations

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MYSTIFICATION

MYSTIFICATION

 

            Octave Mirbeau, le grand démystificateur, n’en est pas moins aussi un mystificateur patenté. Pendant des décennies, il s’est amusé à rapporter, par écrit ou oralement, des histoires à la vraisemblance douteuse, destinées à mettre à l’épreuve la crédulité de ses auditeurs ou de ses lecteurs, en même temps qu’à égayer la galerie et à jouir lui-même du succès de ses bonnes farces. Comment articuler les deux faces du personnage ? Sont-elles contradictoires ? En fait, elles se révèlent parfaitement complémentaires. Car mystifier d’honnêtes lecteurs (ou auditeurs), en leur en faisant accepter un temps des choses qui ne sont pas, c’est du même coup éveiller leur méfiance à l’égard de tous les mensonges – ceux de la politique, de la réclame, de la religion, de la morale, de la presse et de l’Histoire – ; c’est susciter une réaction de doute, indispensable à l’essor de la pensée critique, sans laquelle il ne saurait y avoir de citoyens, ni par conséquent de véritable démocratie. À condition toutefois que la mystification ne dure pas, sans quoi on tomberait dans les manipulations, que Mirbeau n’a cessé de stigmatiser.

 

De la mystification à la démystification

 

            La forme la plus anodine de la mystification mirbellienne participe de la galéjade, dont relèvent, par exemple, les fantaisies allaisiennes sur le concombre fugitif, alias comex vadrouillator (« Le Concombre fugitif », Le Journal, 16 septembre 1894, , et « Fugitif et baladeur », Le Journal, 25 novembre 1894.). Il en va de même des exploits cynégétiques de Dingo, dans le roman homonyme (1913), ou, dans La 628-E8 (1907), de nombre d’anecdotes rapportées, ou de considérations de la plus haute fantaisie – par exemple, sur les misérables automobiles belges au moteur « de la grosseur d’une tasse à café chinoise », ou sur l’intelligence supérieure des oies, dotées d’une incomparable « sagesse ». La caricature, le grossissement farcesque, le paradoxe, le goût de l’hénaurme et le désir provocateur de surprendre et de choquer pour obliger le lecteur à réagir et à s’interroger, constituent des constantes chez Mirbeau, et le rire qu’il déclenche de la sorte établit alors une forme de complicité avec le lecteur.

            L’interview imaginaire, dont Mirbeau est le maître incontesté, a pour objectif de dégonfler les baudruches de la respectabilité en découvrant aux lecteurs médusés ce qui se cache derrière les grimaces avantageuses des puissants – ministres, militaires de haut rang, magistrats, stars de la scène ou écrivains à la mode. Le pseudo-interviewer, en faisant avouer spontanément à ses cibles, comme allant de soi, leurs turpitudes diverses et les arrière-pensées les plus viles qui guident leurs actions, dessille les yeux des naïfs, les oblige à découvrir ce qui leur est d’ordinaire soigneusement caché, et les introduit dans les coulisses peu ragoûtantes du theatrum mundi, comme le fait à sa façon la soubrette Célestine du Journal d’une femme de chambre (1900). Pas plus que les galéjades, ce type de mystification ne constitue une manipulation, puisque le lecteur, même le moins affûté, comprend vite que l’interview est purement fictive. En revanche, elle sert très efficacement la mission du démystificateur.

Mystification d’un tout autre genre avec les fausses confidences dont Mirbeau a gratifié son vénéré maître Edmond de Goncourt, un beau soir de 1889, et que le potinier d’Auteuil a aussitôt notées précieusement dans son journal. Devenues rapidement vérités d’évangile, du vivant même de leur auteur, elles ont fait florès pendant un siècle, et même au-delà, et on a raconté un peu partout, sans rire, que le jeune Mirbeau avait été sous-préfet à Saint-Girons, avait fumé quotidiennement 150 pipes d’opium en Espagne et avait pêché la sardine en Bretagne... Même si le plaisir de l’affabulation a dû jouer, l’essentiel, pour lui, est de se moquer, non de Goncourt, mais de l’Histoire, en prouvant, par une expérience in vivo, comparable à l’expérience farcesque de l’abbé Jules, comment on la fabrique. D’outre-tombe, on l’imagine, à l’instar de Jules, jubiler de l’effet posthume de sa mystification, qui s’avère être bel et bien une démystification. Une autre mystification ejusdem farinae, qui a également produit des effets cocasses et durables, présente cette particularité d’avoir été involontaire : sur la base d’une information erronée fournie par le maire des Damps, dans l’Eure, où il réside alors, Mirbeau a publié, sur le défunt philosophe mondain Elme Caro, un article où il le montrait retournant chaque fin de semaine à la campagne pour retrousser ses manches et biner son jardin... (« La Maison du philosophe », L’Écho de Paris le 21 septembre 1889). Quinze mois plus tard, sur la foi de cet article, Jules Simon, dans un discours académique, a repris à son compte cette image d’un philosophe pour dames du monde régénéré par le travail manuel au contact de la nature, et Mirbeau, en rapportant l’anecdote, n’a pas manqué, en conclusion, d’ironiser sur la façon dont on fait l’histoire : « Et vous savez, toute l’histoire est comme ça » (« Une page d’histoire », Le Figaro le 14 décembre 1890). La leçon paradoxale que le mystificateur malgré lui en tire, c’est qu’il n’y a rien de tel que de bonnes mystifications pour faire apparaître au grand jour les manipulations des uns et la crédulité des autres et pour susciter chez le lecteur un embryon de réflexion critique.  

Il n’en va pas tout à fait de même d’un quatrième exemple de mystification, qui flirte dangereusement avec la manipulation : il s’agit du  vrai-faux journal de Mirbeau, lors de la bataille du Foyer, en 1908. Au cours du procès, l'avocat du dramaturge, Henri-Robert, en lit des extraits, afin de démontrer que Jules Claretie, l’administrateur de la Comédie-Française, qui vient d’arrêter les répétitions de la pièce, est un faux-jeton avide de pouvoir, et que, dans ses rapports avec Mirbeau, il a toujours joué double jeu pour parvenir à ses fins, et ce, dès la bataille de Les affaires sont les affaires, en 1901. Il relit ainsi le passé à la lumière du présent, afin de discréditer Claretie. S’agit-il pour autant d’une forme de mini-procès stalinien avant la lettre ? Évidemment non ! Car, au lieu de bondir comme il l’aurait fait s’il avait été réellement choqué, l’avocat de la Comédie-Française, Du Buit, est bien forcé de reconnaître que, si le récit, qui a fait s’esclaffer l’auditoire, a bien été « écrit en 1908 », « pour les besoins de la cause », il l’a été aussi  « pour l'amusement de la galerie » ; et il le juge « si franchement comique et pittoresque » qu'il lave Mirbeau de tout soupçon de désinformation  volontaire : « Que ne pardonne-t-on pas au génie ? » En l’occurrence, Mirbeau n’a visiblement pas le souci d’être lu au premier degré et de tromper l’assistance, mais seulement de la faire rire aux dépens de son adversaire du jour, qui n’apparaît plus désormais que comme un fantoche.

 

Lettres de l’Inde

 

Le cas de mystification le plus problématique est celui des Lettres de l’Inde, qui ont paru en feuilleton en 1885, d’abord dans les colonnes du Gaulois, sous la signature significative de Nirvana, ensuite dans celles du Journal des débats, plus sobrement signées N. Il s’agit bien d’une mystification, puisque le rédacteur camouflé n’a jamais mis les pieds en Inde et que les rhododendrons géants de l’Himalaya qu’il y évoque, il se contente de les avoir sous les yeux de sa villégiature du Rouvray, dans l’Orne... En apparence, le reportage est donc bien “bidon”. Il n’en reste pas moins que toutes les données qu’utilise Mirbeau sont puisées aux meilleures sources : les dix-sept rapports confidentiels expédiés d’Orient, où il a été envoyé en mission officieuse, de décembre 1883 à août 1884, par son ami et commanditaire François Deloncle, à destination de Jules Ferry, alors président du Conseil et ministre des Colonies ! Le pseudo-Nirvana s’est contenté de broder et de conférer de la littérarité à ces rapports diplomatiques. Et il s’avère, paradoxalement, que cette supercherie est plus “vraie”, plus profonde et plus efficace que  les superficiels articles rapportés d’Inde par le mondain Robert de Bonnières...  De fait, c’est de ce genre de mystification que la “vérité” a le plus de chances de s’élever, car le voyageur en chambre, qui confronte les sources et développe posément sa réflexion à l’abri des fracas du monde, risque moins de se laisser égarer par des observations pittoresques, mais futiles, ou conditionner par des préjugés européocentristes qui, au contact des supposés “barbares”, mettent à rude épreuve le voyageur le mieux disposé, ou encore manipuler, tel Robert de Bonnières, par la propagande officielle des administrations coloniales qui lui servent de truchement.

Ce qui, finalement, est gênant, dans ses Lettres de l’Inde, ce n’est pas que Mirbeau n’ait pas voyagé en Orient comme Bonnières, c’est bien davantage qu’il se soit fait le propagandiste zélé de François Deloncle et de ses projets expansionnistes, et que le futur pourfendeur des expéditions coloniales, qui seront, pronostique-t-il, « la honte éternelle de l’Europe », ait opposé, d’une façon par trop manichéenne, le “bon” colonialisme à la française, tel qu’il s’expose à Pondichéry, au “méchant” colonialisme de la perfide Albion. Plus que la mystification stricto sensu, c’est la compromission qu’elle implique, à une époque où Mirbeau n’en a pas tout à fait fini avec la négritude et la prostitution journalistico-politique.

P. M.

 

       Bibliographie : Ioanna Chatzidimitriou, « Lettres de l’Inde : Fictional Histories as Colonial Discourse », Dalhousie French Studies, Halifax, Canada, n° 84, automne 2008, pp. 13-21 () ; Vincent Laisney, « “Une comédie bien humaine” : L’interview selon Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 140-149  ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface des Lettres de l’Inde, L’Échoppe, 1991, pp. 7-23 ; Pierre Michel, « Le Vrai-faux journal d'Octave Mirbeau », in Les Écritures de l'intimeLa Correspondance et le journal, Paris, Champion, 2000, pp. 125-132 ; Pierre Michel, « Les Mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau », Revue de l’A.I.R.E., n° 28, décembre 2002, pp. 77-84 ; Anita Staron, « Du sous-jacent au flagrant ou le manipulateur manipulé (?) : Octave Mirbeau », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Actes du colloque de Lódz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 145-155.


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