Thèmes et interprétations

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Terme
NEO-MALTHUSIANISME

NÉO-MALTHUSIANISME

 

Du malthusianisme au néo-malthusianisme

 

Le malthusianisme, qui doit son nom à Thomas Malthus (1766-1834), auteur d’Essay on the principle of population (1798), reposait sur le constat que la population des hommes sur la Terre s’accroît selon une progression géométrique, alors que la croissance des ressources alimentaires est arithmétique, de sorte qu’inévitablement la famine et la sous-alimentation menaceront l’avenir de l’humanité, quand les épidémies et les guerres auront cessé de jouer leur rôle de stabilisateurs démographiques et qu’il ne restera plus de terres nouvelles à cultiver. Mais le seul moyen envisagé par Malthus pour prévenir le lapinisme humain et ses conséquences fatales était le recours à la continence ou à la chasteté pré-matrimoniale, dans l’espoir de limiter d’une façon draconienne le nombre de naissances et, partant, le nombre de bouches à nourrir. Politique qui se révèle, non seulement sexuellement frustrante et socialement rétrograde, mais aussi totalement inefficace.

Des anarchistes conséquents tels que Paul Robin (voir la notice) et Octave Mirbeau ne pouvaient se satisfaire de la répression sexuelle induite par les préconisations de Malthus, et de surcroît propice aux perversions en tous genres, ni a fortiori de l’abandon des pauvres à la simple charité des riches. C’est pourquoi, à la chasteté prônée par Malthus, ils opposent le contrôle des naissances par l’usage de moyens contraceptifs et la reconnaissance du droit à l’avortement, à une époque où il est encore considéré comme un crime. C’est ce qu’on appelle le néo-malthusianisme. Mais cette position est alors très minoritaire en France, chez les socialistes et dans le mouvement ouvrier.

 

Pessimisme existentiel et social

 

Aux préoccupations d’ordre démographique s’ajoute, chez Mirbeau, une conception extrêmement pessimiste de la condition humaine. Considérant l’existence sur terre « comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices », « l’histoire de l ‘humanité » comme une « lente, éternelle, marche au supplice » et l’univers comme un « crime », il lui apparaît monstrueux d’imposer le martyre de la vie à « des créatures impitoyablement vouées à la misère et à la mort », dans un abattoir où règne l’épouvantable « loi du meurtre » et où toutes les créatures vivantes sont condamnées, dès leur naissance, à être impitoyablement mises à mort. Ainsi, interviewé en 1900 sur Le Journal d’une femme de chambre, il avoue à Jules Huret que « l’acte de perpétuer l’espèce malheureuse et sordide que nous sommes m’apparaît plutôt regrettable », et il envisage froidement « la fin du monde » qui s’ensuivrait : « Il n’y a pas un être humain sur la terre qui soit heureux, s’il est sincère avec lui-même, s’il ose envisager un instant qu’il doit mourir demain » (La Petite République, 29 août 1900).

Le néo-malthusianisme de Mirbeau s’explique aussi par sa révolte contre une société d’oppression, qui repose sur le vol et sur le meurtre et qui transforme la traversée de cette vallée de larmes en un véritable enfer. De la sainte trinité que constituent la famille, l’école et l’Église, qui n’ont d’autre fonction que de « détruire l’homme dans l’homme » afin de produire des larves manipulables et exploitables à merci, il n’y a vraiment rien à attendre de positif. Et pas davantage des politiciens de toutes obédiences, qui ne servent que leurs intérêts, ni des institutions étatiques, toutes oppressives, ni du système économique capitaliste, qui n’obéit qu’à la loi du profit maximal et à n’importe quel prix. Dès lors, note Mirbeau, dans les horrifiques conditions où vivent les classes déshéritées, un nombre croissant de familles préfèrent encore « rester stériles ». C’est parce que, pour la très grande majorité des hommes, les conditions minimales d’épanouissement de l’individu ne sont pas du tout remplies, qu’il s’oppose vigoureusement à toutes les politiques natalistes, qui condamnent à mort, chaque année, des millions d’êtres innocents qui n’ont commis d’autre crime que de naître. Ce qui indigne le plus Mirbeau, c’est que ces politiques natalistes visent à produire les futurs prolétaires, dont les industriels et les financiers ont besoin pour alimenter leurs profits rouges de sang humain, et « de la chair à canon » destinée à la prochaine boucherie. Pour lui, proclamer la nécessité d'un contrôle des naissances et le droit sacré à la contraception, à l'avortement et, par conséquent, au non-être, résulte justement de la conviction que tous les humains à qui on inflige la vie ont un droit imprescriptible à une existence de justice et de bonheur digne de leur condition d’êtres pensants. Cela n’est nullement incompatible avec la sacralisation de la vie et de sa transmission, dont témoignent d’autres textes de Mirbeau : car il s’agit des deux faces d’une même approche, et c’est justement parce qu’il juge la vie sacrée qu’il s’oppose de toutes ses forces à tout ce qui tend à en faire un enfer.

 

Dépopulation

 

Dès 1890, dans un de ses « Dialogues tristes » intitulé, « Consultation » (L’Écho de Paris, 10 novembre 1890), Mirbeau proclame pour la première fois le droit à l’avortement, ce « droit de l’humanité » qui devrait être une liberté accordée à tous, « comme il y a la liberté de la presse, la liberté de la tribune, la liberté de l’association ».  Il met en lumière le cynisme et le double langage de la classe dominante, qui veut conserver le monopole de ce droit, afin de pouvoir régler, sans scandale et en toute impunité, les conséquences de certains « adultères chrétiens » et bourgeois, mais qui n’en condamne pas moins impitoyablement les pauvres à une reproduction sans contrôle. Sept ans plus tard, dans une chronique inspirée par un fait divers qui a fait beaucoup de bruit, « Brouardel et Boisleux » (Le Journal, 25 juillet 1897), Mirbeau prend la défense, contre l’omnipotent doyen Brouardel qui l’a accablé, d’un médecin du nom de Boisleux, condamné à cinq ans de prison pour avortement, à la suite de la mort d’une patiente enceinte, par perforation de l’utérus.

Mais c’est surtout à l’automne 1900 que Mirbeau, secondant Paul Robin et servant de caisse de résonance à la trop peu connue Ligue pour la régénération humaine, se lance dans une campagne d’envergure nationale, en publiant dans les colonnes du Journal six chroniques intitulées  « Dépopulation » (voir Dépopulation). Le prétexte en est une campagne nataliste menée par les populationnistes, notamment le sénateur Edme Piot, auteur d’un projet de loi en vue de redresser en France le taux de natalité, jugé insuffisant face à l’Allemagne, en sanctionnant fiscalement les adultes sans enfants. Mirbeau s’emploie au contraire à prouver que cette prétendue dépopulation, déplorée par les revanchards, ne serait pas du tout un mal et que, plutôt que de multiplier les naissances, il vaudrait mieux les contrôler afin d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre. Comme le sujet est sensible, voire tabou, à l’époque, il lui faut faire preuve de doigté pour amener peu à peu les lecteurs les plus réticents à se poser néanmoins des questions et à prendre progressivement conscience de leurs contradictions ou des conséquences monstrueuses de leurs positions : il essaie d’apparaître comme un simple observateur confronté à des points de vue exprimés par d’autres, qui sont moins suspects de partialité ; il fait parler deux médecins qui bénéficient de l’autorité de la connaissance scientifique, et il feint de les opposer sur des points secondaires, alors qu’ils sont d’accord sur ce qui lui importe le plus ; il souligne le caractère inéluctable de la réduction de la natalité, grâce aux progrès inévitables de l’hygiène et de la connaissance ; il insiste sur le progrès d’ordre moral que cela représentera, puisque n’avoir d’enfants que si on est capable de les bien élever est, de toute évidence, un « idéal moins barbare, autrement élevé que celui sur lequel nous vivons aujourd’hui et qui nous fait désirer plus d’enfants pour plus de massacres » ; et, naturellement, il met en lumière  toutes les contradictions et toute l’inhumanité des populationnistes, pour mieux toucher l’intelligence et le cœur de ses lecteurs.

 Pour Mirbeau, comme pour Paul Robin, il est déjà totalement inacceptable d’imposer aux plus pauvres des familles trop nombreuses, condamnées à survivre dans des conditions misérables dont la société porte seule la responsabilité, puisque, pour eux, c’est cet « état social qui entretient précieusement,  scientifiquement, dans des bouillons de culture sociaux, la misère et son dérivé, le crime ». Mais il l’est encore plus de n’engendrer des créatures vivantes qu’afin de disposer de chair à canon pour la prochaine conflagration. Aussi, à l’occasion d’une discussion avec un médecin chargé de présenter avantageusement la Ligue pour la régénération humaine, Mirbeau fixe-t-il deux objectif humanistes, de justice pour la société et de bonheur pour l’individu : « Ne pensez-vous pas qu’il serait plus intéressant, au lieu d’augmenter la population,  d’augmenter le bonheur dans la population, et de lui donner, enfin, un peu plus de justice dans un peu plus de joie ? » Mais, pour y parvenir, il convient prioritairement de permettre aux principaux intéressés de prendre en mains le contrôle de leur natalité. L’abrogation des lois criminalisant l’avortement est certes nécessaire, mais elle ne saurait être suffisante : c’est d’une profonde évolution des esprits que les hommes et les femmes de demain auront besoin pour comprendre où est leur véritable « intérêt humain » et pour pouvoir enfin assumer librement la maîtrise de leur vie ! 

Pour autant, Mirbeau ne se berce d’aucune illusion : il sait que, si « l’idée dort dans les livres », sans que la vérité ni le bonheur « en sortent jamais », comme l’observe tristement le menuisier de « Dépopulation », il en va de même, à plus forte raison, d’articles éphémères et aussi vite oubliés que lus, même s’ils ont pu un instant toucher deux millions de lecteurs. Quant à l’indécrottable humanité, elle obéit le plus souvent à des impulsions incontrôlées, plutôt qu’à la raison, et elle se laisse facilement manipuler, ce qui n’augure guère des lendemains qui chantent.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2007 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le néo-malthusianisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 214-259 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990, pp. 185-213.

 

 

 

 

 

 

 


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