Thèmes et interprétations

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POLITIQUE

POLITIQUE

 

            L’itinéraire politique de Mirbeau a été en apparence fluctuant : après avoir servi la cause bonapartiste pendant près de dix ans, travaillé un temps au Gaulois légitimiste d’Arthur Meyer, et dirigé Les Grimaces anti-opportunistes, antisémites et attrape-tout, en 1883, il s’engage à gauche toute après le grand tournant de 1884-1885 et, en 1890, avec « Jean Tartas » (L’Écho de Paris, 14 juillet 1890), il se rallie officiellement à l’anarchisme. Il lui restera fidèle jusqu’à sa mort, tout en ayant été quelques mois un compagnon de route de Jaurès lors de la fondation de L’Humanité, en avril 1904. Mais par-delà ces inflexions qui ont dérouté bien des commentateurs, il existe une constante qui ne s’est jamais démentie : un rejet de la politique, aussi viscéral que raisonné, et un profond dégoût pour les politiciens.

 

L’art de dévorer les hommes

 

              Nombre de ses chroniques journalistiques sont consacrées à la démystification de la politique, cet « abominable mensonge », où « tout est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit » (« La Grève des électeurs », 28 novembre 1888) et à la dénonciation du rôle néfaste des hommes politiques, qui ne sollicitent les suffrages du peuple que pour mieux l’asservir. En 1895, il consacre bien à l’exception que constitue Georges Clemenceau un dithyrambique article, mais c’est parce que cet homme de conviction et « de forte culture », qui tranche avantageusement avec le reste des professionnels de la chose politique, lui semble à tout jamais retiré de la boue politicienne, renoncement dont il le loue : « La politique, par définition, est l’art de mener les hommes au bonheur ; dans la pratique, elle n’est que l’art de les dévorer. Elle est donc le grand mensonge, étant la grande corruption. Un homme politique, engagé dans la politique, ne montre fatalement qu’une des faces de sa personnalité, la plus laide : ses appétits. Chez les nobles esprits qu’elle a séduits, leurrés par ses mirages, la politique ne tarde pas à absorber, quand elle ne les déprime pas tout à fait, ce qu’il y a de meilleur dans leurs facultés et leurs activités mentales. En tout cas, elle les détourne rapidement de leur destination originelle, car elle est impuissante à les maintenir dans la voie idéale qu’ils avaient rêvé de suivre. Que peut faire, que peut rêver de faire un homme de forte culture et de généreuse action, dans un Parlement livré, par les conditions mêmes de son recrutement, à toutes les médiocrités, à toutes les oisivetés, à toutes les faillites de la vie provinciale, qui n’ont d’autres liens entre elles, d’autres supports, d’autre raison d’être que la discipline des convoitises et le servilisme des intérêts électoraux ? Il ne peut rien. Les questions sont tranchées d’avance, et même votées avant que d’être connues. Aucune surprise de dialectique, aucun éclat de passion, aucune illumination d’éloquence, ne peuvent traverser ces murs, ouvrir des brèches de lumière dans ces murs de ténèbres que sont les majorités parlementaires » (« Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895,).

Aux yeux de Mirbeau, toutes les institutions politiques et les idéologies qui les sous-tendent sont également mauvaises, également contraires à ses valeurs et à ses idéaux, et il les renvoie donc dos à dos : « Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur ».  (« Amour ! Amour !  », Le Figaro, 25 juillet 1890). C’est pourquoi, dans Un gentilhomme, où il évoque, par le biais de la fiction, ses années de prostitution politico-journalistique des années 1870, il fait dire au narrateur : « Garder une opinion à moi – je parle d'une opinion politique –, la défendre ou combattre celle des autres, par conviction, par honnêteté j'entends – ne m'intéresse pas le moins du monde. Je puis avoir toutes les opinions ensemble et successivement, et ne pas en avoir du tout, je n'attache à cela aucune importance. Au fond, elles se ressemblent toutes; elles ont un lieu commun, et je pourrais dire un même visage : l'égoïsme, qui les rend désespérément pareilles, même celles qui se prétendent les plus contraires les unes aux autres. » Aussi le narrateur, secrétaire particulier d’un hobereau normand, a-t-il servi sans scrupules des employeurs successifs  de toutes obédiences, « un républicain athée, un bonapartiste militant qui ne rêvait que de coups d'État, un catholique ultramontain ».

Pour le romancier, tous ceux qui se piquent de diriger et gouverner les hommes, fussent-ils, au départ, animés par d’excellentes intentions, ne peuvent être que de « mauvais bergers », même un leader ouvrier et anarchisant comme Jean Roule, dans Les Mauvais bergers (1897), et c’est ironiquement que, en guise de vengeance et de dérision, il leur dédie les « pages de Meurtre et de Sang » du Jardin des supplices  (1899). 

           

Le pouvoir des médiocres

 

Pour Mirbeau, les politiciens de tous bords ne sont que des ratés qui, incapables de faire autre chose, n’en ont pas moins la prétention inouïe d’être en droit de gouverner leurs compatriotes. Aussi stigmatise-t-il régulièrement , « ces aventuriers qui ne sont en réalité que le rebut des faillites de la vie » (« Au café-concert », Le Journal, 14 février 1896). Pour la plupart, ils sont totalement incompétents et leur stupidité naturelle ne peut qu’être renforcée par leur participation au pouvoir. Les rares qui n’étaient pas dépourvus d’intelligence et de culture avant d’entrer en politique s’empressent de les perdre pour se mettre au niveau de la masse des “citoyens” dûment crétinisés, dont ils recherchent les suffrages :  « Aussitôt que d’hommes ils sont passés ministres, ils se croient obligés d’échanger leur esprit contre une bêtise dûment constitutionnelle. [...] Rien ne vaut d’avoir été député pendant quelque temps pour acquérir les qualités de sottise nécessaires à quelqu’un qui se mêle de conduire les peuples et les égarer au besoin » (La France, « Chroniques parisiennes », 27 octobre 1885).

Il est vrai que, pour un anarchiste , tel que Mirbeau, qui se pique de n’être dupe de rien ni de personne, les jeux politiciens auxquels se livrent, en toute impunité, les gens de pouvoir n’ont aucun rapport avec les besoins réels du pays ni avec l’intérêt du plus grand nombre, dont ils se moquent éperdument : « Des intrigues odieuses, des ambitions criminelles, des intérêts serviles, des appétits sordides, voilà ce qu’ils font et à quoi ils obéissent. Il n’y en a pas un, parmi ces hommes, pas un qui songe à se dévouer. Ils ne songent qu’à leur élection » (« La Déroute », La France,  6 avril 1885).

 

La duperie électorale

 

Sous la Troisième République, qui se présente abusivement comme une démocratie supposée faire du peuple le “souverain”, c’est en principe aux électeurs que les gouvernants doivent leur pouvoir. Mais, pour un libertaire conséquent, le suffrage universel n’est qu’un « droit illusoire », un « mensonge », une « servitude » et une « corruption » (« Comme en France », Le Journal, 14 juillet 1895). Car en réalité, par cette duperie électorale, les électeurs,  « cet admirable bétail humain », abdique son pouvoir et abandonne tous ses droits au profit de ceux-là mêmes qui entendent bien les dévorer : « Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. » Aussi Mirbeau appelle-t-il logiquement cet « inexprimable imbécile » qu’est l’électeur moyen à faire la grève des urnes : « Bonhomme, rentre chez toi et fais la grève » (« La Grève des électeurs », loc. cit.).

Comment un pareil système, reposant sur une aussi grossière tromperie, peut-il néanmoins subsister ? Pour Mirbeau, l’explication est dans « l’opium de l’espérance », qui permet  à des « candidats stupides » de « toujours rouler les paysans malins » : « Ils ont, pour cela, un moyen infaillible qui ne demande aucune intelligence, aucune étude préparatoire, aucune qualité personnelle, rien de ce qu’on exige du plus humble employé, du plus gâteux serviteur de l’État. Le moyen est tout entier dans ce mot : promettre… Pour réussir, le candidat n’a pas autre chose à faire qu’à exploiter – exploiter à coup sûr – la plus persistante, la plus obstinée, la plus inarrachable manie des hommes: l’espérance. Par l’espérance, il s’adresse aux sources mêmes de la vie; l’intérêt, les passions, les vices. On peut poser en principe absolu l’axiome suivant : “Est nécessairement élu le candidat qui, durant une période électorale, aura le plus promis et le plus de choses, quelles que soient ses opinions, à quelque parti qu’il appartienne, ces opinions et ce parti fussent-ils diamétralement opposés à ceux des électeurs.” Cette opération que les arracheurs de dents pratiquent journellement sur les places publiques, avec moins d’éclat, il est vrai, et plus de retenue, s’appelle pour le mandant : “dicter sa volonté”, pour le mandataire : “écouter les vœux des populations”... » («  Joyeusetés électorales » (Le Figaro, 6 octobre 1889, repris dans Les 21 jours d’un neurasthénique).

Si Mirbeau est probablement la meilleure incarnation de l’engagement éthique de l’intellectuel et a, en conséquence, participé à tous les grands combats politiques de son temps, il a toujours préservé soigneusement ses distances à l’égard du personnel politique, même si certains politiciens ont su retenir un temps sa confiance : Georges Clemenceau, par sa capacité à aborder la question sociale à la Chambre ; Raymond Poincaré, quand il était ministre de l’Instruction Publique ; Joseph Reinach et Jean Jaurès, pour leur engagement pendant l’affaire Dreyfus ; Aristide Briand, au début de sa carrière. Mais chaque fois sa confiance a été déçue et, en 1911, « écœuré », il continue à attendre en vain la venue de la vraie République, c’est-à-dire celle qui mériterait vraiment d’être qualifiée de “chose du peuple”.

P. M.

 

Bibliographie : Reginald Carr, Anarchism in France – The case of Octave Mirbeau, Manchester University Press, 1977 ; Sharif Gemie, « Octave Mirbeau and the changing nature of right-wing political culture : France, 1870-1914  », International Review of social History, n° 43, 1998, pp. 111-135 ; Pierre Michel, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 96-109 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel,  « Sartre et Mirbeau : de la nausée à l’engagement », in Actes du colloque de Belgrade de mai 2005 Jean-Paul Sartre en son temps et aujourd’hui, Faculté de philologie de l’université de Belgrade, 2006, pp. 47-62 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », préface des Combats politiques d’Octave Mirbeau, Librairie Séguier, 1990, pp. 5-36 ; Jean-Yves Mollier, « Mirbeau et la vie politique de son temps », in Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 75-90 ; James Swindlehurst, « Mirbeau et l’écriture de la révolte », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 316-322.

 

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