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PROSTITUTION

PROSTITUTION

 

Le personnage de la prostituée est une figure quasiment obligée de la littérature fin-de-siècle, tant dans les romans réalistes-naturalistes que dans ceux de la mouvance décadente. Mirbeau ne fait pas exception à la règle, mais son approche est fort différente de celle de la plupart de ses contemporains. Tout d’abord, il n’y a jamais chez lui le moindre voyeurisme, ni la volonté d’attirer le chaland par des scènes supposées érotiques : il fait au contraire de la condition de la prostituée quelque chose de tragique. Ensuite, loin de la considérer comme une dégénérée ou une perverse, à la façon de Cesare Lombroso (voir la notice), il  voit en elle la victime d’une société à la fois oppressive et hypocrite, qu’il entend bien démasquer. Enfin, pour avoir prostitué sa plume pendant une douzaine d’années, il se sent, par sa condition passée de « prolétaire de lettres », très proche de ces sœurs de misère, contraintes, pour assurer leur pitance, de vendre leur corps comme il l’a été de vendre sa plume (voir Négritude). Ce n’est donc pas un hasard si, à la fin de sa vie, à une date inconnue et dans des conditions encore mystérieuses, il a rédigé un essai sur la prostitution, L’Amour de la femme vénale, dont nous ne connaissons que la traduction bulgare Lioubovta na prodajnata jena. Il y entreprend une véritable réhabilitation de la prostituée, sans pour autant chercher à l’idéaliser. Il y a d’autant plus de mérite qu’il a souffert de femmes galantes telles que Judith Vimmer et Alice Regnault, et qu’il a alors été tenté, cédant à l’air du temps, de se venger des “filles“ par la plume (voir par exemple « Les Filles », Le XXe siècle, 1er janvier 1882). Il est vrai que ce n’est pas aux horizontales de haut vol que va sa pitié, mais aux misérables « putains » des bordels et des trottoirs.

 

Prostitution et société

 

Dans le premier chapitre de cet essai, Mirbeau s’interroge sur « l’origine de la prostituée » et met en cause l’organisation sociale : on ne naît pas prostituée, on le devient ! En effet, la « fille de joie », comme on disait, n’est nullement prédisposée génétiquement à vivre de ses charmes, c’est la société corruptrice qui fait perdre tout repère moral aux fillettes des milieux défavorisés et leur fait prendre très tôt conscience de leur pouvoir d’attraction ; et c’est l’extrême pauvreté matérielle et morale de nombre de femmes qui les prédispose à accepter les propositions de mâles libidineux et de maquerelles enjôleuses.

Car il existe une demande permanente de chair féminine de la part d’hommes prêts à payer les plaisirs, réels ou fantasmés, qu’ils en attendent. Cette demande résulte notamment des frustrations sexuelles engendrées par le mariage monogamique bourgeois, qui n’est bien souvent qu’un sordide maquignonnage, et des tabous sexuels pesant sur les femmes dites “honnêtes”, à qui l’Église romaine présente toujours le sexe comme « un épouvantail et un péché » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899). Loin donc d’être une menace pour la société bourgeoise, la prostituée lui est au contraire « indispensable pour deux raisons principales », d’après Mirbeau : « D’une part, le désir pervers est un constituant éternel de l’esprit de l’homme ; d’autre part, le fonctionnement du mariage et de l’union libre est trop imparfait pour éviter le recours à la prostitution ». À ce double titre, au lieu d’être honnie et rejetée,  elle mériterait d’être protégée et honorée, comme en rêve Mirbeau. Ainsi imagine-t-il une époque où « les femmes qui se vendent relèveront enfin la tête » et « s’uniront pour se protéger contre l’humiliation des passants, contre le vol, le risque de maladie, la soumission, l’esclavage, contre les tenanciers de maisons closes, les hôteliers, les usuriers, les voyous » Alors, peut-être, « de nouvelles lois proclameront […] que la prostitution satisfait un besoin naturel, qu’elle doit être délivrée du mépris de la société et bénéficier des mesures de protection sociale, comme n’importe quelle autre profession »....  Mais il ne se berce d’aucune illusion – « Périssent des vies et des civilisations plutôt que ces préjugés, tel est le cri de la société… », conclut-il avec pessimisme – et n’en est que plus exigeant en matière de sécurité à accorder dans l’immédiat aux malheureuses prostituées, qui sont exposées à tous les dangers et qui font preuve d’un courage admirable. En attendant ces mesures, qui tardent tellement qu’un siècle plus tard rien n’est vraiment advenu en ce sens, elles sont condamnées à l’enfermement et au mépris, qui s’ajoute à tous les. risques réels, bien souvent mortels, qu’elles courent : la plupart meurent prématurément, à l’hôpital, abandonnées de tous, au terme d’une décomposition accélérée de leur corps-marchandise voué à la pourriture, ou bien égorgées dans une rue obscure ou une chambre sordide. Ces conditions misérables et pitoyables, Mirbeau les évoque dans plusieurs récits, notamment « Pour M. Lépine » (traduction espagnole, « Prostitución y miseria »).  

Mirbeau conteste donc le diagnostic de bonne santé et de bonne hygiène d’une société prétendument démocratique, mais en fait gravement atteinte, puisqu’elle organise et planifie ainsi l’esclavage sexuel de dizaines de milliers de femmes : « La prostituée sait fort bien qu’elle est une maladie dont la société n’entend nullement guérir ». Ce n’est donc pas elle qu’il conviendrait d’emprisonner et d’exclure, mais c’est bien la société malade qu’il faudrait soigner en s’attaquant aux racines du mal, la misère et le refoulement sexuel ! Simplement c’est beaucoup plus commode pour elle de « condamner fermement et vilipender cruellement une créature qu’elle a pourtant créée elle-même pour en tirer profit, et, tout en supervisant sa “production”, de prétendre exiger sa destruction » : « Ce double langage est impardonnable. Il repose sur l’exploitation de l’ignorance et de la misère de la prostituée. C’est révoltant ! »

 

Prostitution et « désirs pervers »

 

Pour ses clients, la femme vénale est bien autre chose qu’un simple pis-aller et qu’un vulgaire exutoire sexuel. Elle répond , selon Mirbeau, à plusieurs « désirs pervers » des hommes. .

* Tout d’abord, si le corps de la prostituée exerce sur eux un vif attrait, c’est parce qu’il se distingue radicalement de celui des autres femmes : non seulement il doit être stérile, « exclure fermement tout soupçon de conception » et détourner « l’acte sexuel de son véritable objectif », mais il est organisé, arrangé et entretenu comme une machine de guerre (« instrument d’attaque et de défense »), ou comme un local commercial « destiné à une industrie privée ». Par sa vulgarité même, il doit « exciter les désirs les plus bas, réveiller la brute chez l’homme » et lui permettre de régresser, l’espace d’une étreinte, à l’animalité primordiale.

* Ensuite, il y a, chez beaucoup d’hommes, « le désir voluptueux  de profaner la vertu », et ce impunément : « Rien ne pourra remplacer cette puissante et étrange joie de savoir qu’il peut tout dire, tout faire, tout exiger, qu’il peut profaner l’amour et le souiller à volonté – et cela sans encourir de punition, sans remords de conscience, et avec la certitude que, le lendemain, il aura sauvegardé son identité sociale ». Le goût de la transgression se combine alors au plaisir d’humilier des êtres plus dignes que soi, au sentiment gratifiant d’une totale impunité, et à la possibilité de se décharger de son trop-plein d’affects, de hontes et de culpabilité, ce qui confère du même coup à la prostituée une fonction thérapeutique d’ordinaire dévolue aux prêtres... 

* Troisième composante du désir pervers de l’homme :  le goût du risque.  Dans le cadre de la guerre des sexes, l’étreinte entre client et prostituée s’apparente à un « duel » entre « deux ennemis », et le danger rôde, pour l’homme. Certes, il retrouve vite la raison et peut se mettre à l’abri en prenant la fuite. Mais, dans cette étreinte semblable à « un meurtre commis dans le noir |…], c’est l’agresseur qui tombe vaincu » et qui, « épuisé et comme étourdi, […] s’en va comme un voleur qu’on a surpris, sous le regard moqueur de celle qui était sa victime passive, et qui se révèle insouciante, indemne – prête à se livrer au suivant ». Mieux encore : l’expérience de la vie inspire à la prostituée « une sorte de philosophie du désespoir », qui la rend inaccessible à la peur et aux menaces et la met par conséquent hors d’atteinte du client qu’elle méprise, mais qu’elle continue cependant à fasciner.  

 

La prostituée anarchiste

 

Mirbeau, on le sait, n’a eu de cesse de pourfendre l’ignoble hypocrisie des classes dirigeantes et a entrepris de démasquer les nantis à bonne conscience. Les « endehors » et marginaux (voir Marginalité) lui sont, à cette fin, fort utiles, au premier chef les domestiques et les prostituées, qui présentent cette particularité de côtoyer leurs maîtres et clients dans l’intimité et de les voir à nu, dépouillés de leur masque de respectabilité. Il va jusqu’à voir dans la femme vénale « une anarchiste des plus radicales », bien que son esprit soit souvent resté figé à un stade infantile de son développement, parce qu’elle a la possibilité de « ne voir l’homme que dans sa bestialité primitive, qui fait tomber son masque » et, du même coup, de découvrir « le décalage entre les responsabilités civiques [de ses clients] et leur véritable nature » : « Dès lors, la civilisation ne leur apparaît plus que comme une pure grimace », et, pas plus que la chambrière Célestine, la prostituée ne peut se laisser duper. Bien sûr, l’anarchisme de la prostituée est presque toujours inconscient, et elle serait bien en peine de théoriser sa révolte. Mais instinctivement elle ressent une indéracinable « haine de prolétaire pour celui qui possède l’argent, le pouvoir et la respectabilité sociale » et, par-delà les individus, pour « toute la société ». Dès lors la femme vénale peut devenir effectivement un danger permanent pour l’homme venu chercher près d’elle des plaisirs d’autant plus précieux qu’ils sont moralement interdits. Et sa haine pour le miché peut même s’étendre à toutes les institutions sociales.

Mais, le plus souvent, si elle constitue une menace potentielle pour l’ordre bourgeois, c’est sans le vouloir : simplement parce que, de par sa simple fonction sociale,  elle  profane le mythe de l’amour, elle dévoile les aberrations du mariage, elle met à nu les faux semblants de la respectabilité des classes dominantes, elle révèle le néant des idéaux mystificateurs proposés aux masses abêties des électeurs. Étant le symptôme d’une maladie sociale, qui pourrait accélérer l’effondrement de l’ordre bourgeois, elle devient une alliée objective de tous ceux qui souhaitent renverser l’édifice social vermoulu. Aussi bien lui arrive-t-il de  manifester son dégoût de la transaction à laquelle elle a été contrainte par la misère, et sa révolte contre une société mercantile où tout se vend et s’achète,  en participant avec enthousiasme aux « soubresauts révolutionnaires » tels que la Commune de Paris, quand, « exaspérée par son métier », elle tend à faire de ces périodes troublées « une folle et cruelle bacchanale ». 

Chez Mirbeau, la pitié pour la prostituée, victime innocente et sacrifiée, est inséparable de son admiration pour son courage et son mépris ; et l’analyse, d’inspiration libertaire, qu’il fait du phénomène social et de la transaction qu’est la prostitution est mâtiné d’une vision dostoïevskienne de la prostituée, par l’amour de laquelle peut advenir la rédemption (voir aussi Un gentilhomme)..  

            P. M.

 

Bibliographie : Alain Corbin, « Les Noces de la femme vénale », préface de L’Amour de la femme vénale, Indigo – Côté Femmes, 1994, pp. 29-43 (traduction anglaise, « The Venal Woman's wedding », et traduction italienne, « Le Nozze della donna venale »)   ; Alexandre Lévy, « L'Amour des prostituées (Mirbeau lecteur de Dostoïevski) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 139-154 ; Pierre Michel, « Mirbeau et la prostitution », préface de L’Amour de la femme vénale, Indigo – Côté Femmes, 1994,  pp. 7-27 (traduction anglaise, « Mirbeau and prostitution »,  et traduction italienne, « Mirbeau e la prostituzione ») ; Pierre Michel,  « Octave Mirbeau et la femme vénale », in Métiers et marginalité dans la littérature, cahier n° XXX des Recherches sur l’imaginaire de l’Université d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, mai 2004, pp. 41-54 ;  Octave Mirbeau, L’Amour de la femme vénale, Indigo – Côté Femmes, 1994 (traduction anglaise, The Love of a Venal Woman,  et traduction italienne, L’Amore della donna venale) ; Jean-Luc Planchais, « Octave Mirbeau et la prostituée », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 163-170.

 

 


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