Thèmes et interprétations

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Terme
REDEMPTION

RÉDEMPTION

 

            Après avoir renoncé à donner à son premier roman officiel, Le Calvaire (1886), les dimensions initialement souhaitées, parce que peu compatibles avec le format standard des éditions Ollendorff, Mirbeau a songé à lui donner un prolongement, qui devait s’appeler La Rédemption et dont il eût voulu faire « le chant de la terre ». Ce projet n’aboutira pas, mais le titre envisagé n’en est pas moins symptomatique de l’imprégnation religieuse du romancier, bien qu’il ait, depuis l’adolescence, rompu les amarres avec la religion de son enfance (voir Christianisme). Si la foi naïve a disparu, si les croyances infantiles ont été depuis longtemps jetées dans les poubelles de la mémoire, il n’en subsiste pas moins une « empreinte » : celle du mécanisme de la culpabilité, profondément enfoui dans le psychisme, et qui pousse à adopter un comportement oscillant entre rédemption et expiation. Cependant que l’expiation consiste à payer ses fautes en se punissant soi-même et en acceptant de souffrir, ou en se mettant dans des situations entraînant inévitablement des formes de punition, la rédemption obéit plutôt à un phénomène de compensation : le rachat des mauvaises actions passées se fait par l’accomplissement de bonnes actions censées laver les souillures et réparer les fautes.

            Or, des mauvaises actions, Mirbeau en a, comme tout un chacun, commis pas mal qui ont dû peser sur sa conscience tourmentée, sensiblement plus exigeante que celle de la moyenne de ses congénères. Faute de connaître celles qu’il a pu perpétrer dans sa vie privée, nous ne pourrons évoquer que celles qui ont été publiques. Il y a tout d’abord cette douzaine d’années au cours desquelles il a prostitué sa plume et servi des causes qui n’étaient pas les siennes, du bonapartisme de Dugué de la Fauconnerie et de L’Ordre de Paris au légitimisme d’Arthur Meyer et du Gaulois, en passant par le saint-paulisme de l’Ordre Moral mac-mahonien et de L’Ariégeois (voir les notices Prostitution, Négitude et Bonapartisme). Ensuite, et probablement surtout, il y a les articles antisémitiques des Grimaces (voir les notices Antisémitisme et Les Grimaces), pour lesquels il a fait par deux fois son mea culpa, mais qui ont été pour lui une honte ineffaçable. Il y a enfin cet article consternant, « La Littérature en justice » (La France, 24 décembre 1884), où, totalement à contre-emploi, il a applaudi ignominieusement à la condamnation de Louis Desprez (voir la notice), qui mourra un an plus tard. Pour un homme doté d’une conscience éthique, cela fait beaucoup, et l’on comprend qu’il ait souhaité se racheter : toutes les belles campagnes qu’il a menées pour les artistes novateurs et les jeunes écrivains talentueux viseront aussi à faire oublier l’indigne article contre Desprez et d’autres chroniques fournies à la presse conservatrice ; et il n’aura pas trop de la belle bataille révisionniste menée dans les colonnes de L’Aurore et sur les estrades des meetings dreyfusards, à Paris et en province, en 1898-1899, pour effacer le souvenir de certains articles des Grimaces, aussi stupides qu’odieux. À ce type de rédemption par la plume s’ajoute lr rachat de ses fautes passées au sens littéral du terme : en espèces sonnettes et trébuchantes. Car Mirbeau a toujours fait preuve d’une étonnante générosité et l’argent qu’il a gagné, une fois ses colossales dettes remboursées, lui a beaucoup servi dans ses combats éthiques et esthétiques : en aidant financièrement de jeunes artistes, en finançant des journaux libertaires et, pendant l’Affaire, en payant spontanément de sa poche les 7 525, 55 francs, somme énorme, de l’amende d’Émile Zola pour J’accuse.

            Cette façon de se racheter est bien différente de celle de Jean Mintié, dans Le Calvaire. Car, s’il est vrai qu’il a accompli quantité d’actions moralement condamnables, sans commune mesure avec celles de Mirbeau, Mintié disparaît à la fin du roman, sans qu’on sache ce qu’il devient, jusqu’à ce que le personnage, héros de l’histoire, se transmue en narrateur et fasse de son récit le moyen d’expier publiquement sa faute. C’est la souffrance de cette humiliation qui, parce qu’il se l’inflige librement, est supposée lui permettre de retrouver la paix de sa conscience. Mais de rachat par de bonnes actions, nous n’en voyons pas la couleur !

            Néanmoins l’expiation n’est pas absente de la conduite de l’écrivain. Notons tout d’abord qu’en 1881 a paru sans nom d’auteur, chez Calmann-Lévy un très beau petit roman précisément intitulé Expiation. Or, lors de la deuxième édition, le nom de l’auteur supposé a fait son apparition : Forsan, pseudonyme de Dora Melegari, pour qui Mirbeau a fait le nègre par la suite. De sorte qu’il est tout à fait plausible, à défaut d’être prouvé, qu’il ait rédigé tout ou partie d’Expiation, dont le titre ne saurait manquer de faire songer à celui de La Rédemption avortée, dont il est en quelque sorte le pendant. Mais c’est surtout dans la vie du romancier que des formes d’expiation sont décelables. Car enfin, c’est en toute connaissance de cause, comme en témoigne son conte au titre ironique « Vers le bonheur » (Le Gaulois, 3 juillet 1887), qu’il a décidé, toute honte bue, d’épouser une ancienne femme galante, Alice Regnault, en mai 1887, à Londres et en catimini. Il savait pertinemment ce qui l’attendait, et l’enfer conjugal dans lequel il est entré librement, dont il ne s’est jamais dégagé et qui lui a inspiré aussi bien Mémoire pour un avocat (1894) que Vieux ménages (1894), a visiblement été le prix à payer pour sa prostitution passée.

 P. M.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Mirbeau ou l'œuvre d’expiation », in De l'âge d'or aux regrets, Actes du colloque de l’Université du Littoral-Côte d’Opale, Michel Houdiard Éditeur, 2009, pp. 334-348 ; Pierre Michel,  « Du calvaire à la rédemption », introduction au Calvaire, Éditions du Boucher, 2003,  pp. 3-16.


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