Thèmes et interprétations

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TRAVAIL

TRAVAIL

 

            Pour Mirbeau, le travail idéal devrait être « une joie d’homme libre » et réaliser « l’union de toutes les forces créatrices » permettant de  « conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur », comme il l’écrit à propos du roman utopique d’Émile Zola, précisément intitulé Travail (« Travail », L’Aurore, 14 mai 1901). Malheureusement les conditions matérielles et sociales dans lesquelles s’effectue le travail, dans le cadre du salariat,  forme moderne de l’esclavage, et de l’économie capitaliste, dont le seul moteur est la recherche du profit, ont transformé le noble labeur en un « bagne » et un « enfer ».

 

L’enfer du travail

 

Mirbeau voit en effet dans le « régime actuel du salariat », qui lui semble « condamné », le « régime de la haine » et « le grand mal moderne, celui dont tout le monde souffre par répercussion ». Le travail du prolétaire servilisé est toujours, « plus ou moins, une souffrance, une abjection d’esclave », que ce soit à l’usine, ou dans le cadre de la « servitude civilisée » qu’est la domesticité, ou bien, pire encore, dans cet avilissement monstrueux qu’est la prostitution. Aussi Mirbeau s’est-il fait le défenseur indigné de ces éternels vaincus dont la sueur et le sang servent à engraisser les riches, comme l’observe la lucide Célestine du Journal d’une femme de chambre (1900) : « Les pauvres sont l'engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous. » La peinture que Mirbeau nous fait du monde du travail est donc extrêmement critique et invite à la pitié. Non seulement les prolétaires, ouvriers ou domestiques, sont corvéables à merci, constamment humiliés, menacés en permanence par des accidents du travail, et perdent leur vie à la gagner, mais ils n’arrivent pas, bien  souvent, à assurer leur subsistance : l’insalubrité, la précarité, l’insécurité, la malnutrition, la pollution, la maladie et une mort prématurée sont leur lot. En cas de renvoi, ou en cas de crise entraînant un chômage croissant sans amortisseurs sociaux, comme celle qu’évoque Mirbeau dans ses chroniques de 1883-1885, c’est la misère noire, la faim, souvent la perte de leur modeste logis. Bref, c’est bien un enfer.

Au premier chef le travail en usine et à la mine. En 1885, à propos de Germinal, Mirbeau évoque ainsi le Moloch qu’est la mine, qui engloutit quotidiennement son contingent de victimes sacrifiées : « C’est dans l’enfer moderne, au fond sinistre des mines, dont les gueules béantes engloutissent chaque jour tant de proies humaines, que l’auteur a placé son drame effrayant. Il nous en reste un sentiment de terreur profonde, et aussi une pitié douloureuse pour ces déshérités des joies terrestres, pour ces condamnés aux ténèbres, qui peinent, halètent, succombent dans ces nuits sépulcrales, et qui jamais ne voient le soleil se coucher aux horizons lointains, ne respirant jamais l’air qui se vivifie aux sources de la vie et de la fécondation universelles » (« Émile Zola et le naturalisme », La France, 11 mars 1885).  Même son de cloche en 1907, dans La 628-E8, à propos du sculpteur Constantin Meunier, enfant du Borinage, « né au milieu d'un pays de travail et de souffrance », élevé «  dans une atmosphère homicide », où il avait « toujours sous les yeux le lugubre spectacle de l'enfer des mines » et « le drame rouge de l'usine », « auprès de quoi le bagne semble presque une douceur ». Mirbeau a évoqué cette terrifiante condition ouvrière dans sa tragédie prolétarienne de 1897, Les Mauvais bergers, où l’usine infernale, « enveloppée de fumées et de bruits », « flambe dans le ciel noir » et « crache des flammes ».

Autre enfer du salariat : la domesticité (un million de domestiques en France, en 1900), dont il est à peine moins ardu de s’extraire, sauf à tomber dans un cercle infernal pire encore : celui de la prostitution qui guette la chambrière Célestine du Journal d’une femme de chambre (voir les notices Domesticité et Prostitution).

 

Au-delà du salariat

 

Par quoi remplacer le système du salariat qui aboutit à ces situations monstrueuses à ses yeux ? Dans Les Mauvais bergers, Mirbeau prête à Jean Roule, le meneur des grévistes, des revendications immédiates, de type syndical et réformiste, qui ne faisaient pas, à cause de leur caractère limité, l’unanimité parmi les anarchiste, mais qui, jugées excessives ou absurdes, n’en faisaient pas moins sourire les belles âmes endimanchées venues assister au poignant spectacle d’ouvriers massacrés par la troupe : « la journée de huit heures sans diminution de salaire » ; « l’assainissement des usines » ; le remplacement du puddlage, qui est un « supplice » mortel ; la surveillance de la qualité de l’alcool, qui est bien souvent « du poison » ; « la fondation d’une bibliothèque ouvrière », car, « si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain » et « a droit, comme les riches, à de la beauté ». Le dénouement, sanglant à souhait, nous prouve que, pour Mirbeau, ces modestes revendications sont encore beaucoup trop pour le patronat et le gouvernement qui se dit “républicain”, car y céder, ce serait encourager les révoltes futures, et laisser le prolétariat accéder à la culture et à la liberté de l’esprit, ce serait le début de la fin pour la classe dominante... Dans ces conditions, comme il l’avoue lui-même, il n’y a aucune issue à la question sociale : « L’autorité est impuissante. La révolte est impuissante. [...] Le jour où les misérables auront constaté qu’ils ne peuvent s’évader de leur misère, briser le carcan qui les attache, pour toujours, au poteau de la souffrance, le jour où ils n’auront plus l’Espérance, l’opium de l’Espérance... ce jour-là, c’est la destruction, c’est la mort !... »    (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897). 

          Alors, pourquoi ne pas rêver d’autres relations socio-économiques que celles du salariat ? C’est ce que fait Zola dans un de ses Évangiles, Travail, où Mirbeau voit la « glorification  sublime » et la « magnifique épopée du travail, conquérant, peu à peu, avec toutes les résistances humaines, toutes les forces et toutes les richesses de la nature, pour en faire, non plus le privilège de quelques-uns, mais la jouissance et la propriété de tous !… » Il présente ainsi l’« idéal social » de son ami : « Émile Zola imagine de substituer à ce régime du salariat et de la haine un régime nouveau de liberté et d’amour, c’est-à-dire l’association, pour l’œuvre commune, du capital, du travail et du génie… l’union de toutes les forces créatrices qui furent si mal utilisées, séparément, et qui, par leur fusion intime, loyale, doivent conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur !… » Bien sûr, c’est là une utopie. Mirbeau récuse pour autant les critiques de ceux qui se piquent de réalisme, en leur rétorquant que, « en général, nous appelons utopies des choses qui ne sont point encore réalisées et dont notre pauvre et faible esprit ne peut même concevoir la réalisation future ». Certes ! Mais il est assez clair que, les choses, les classes et les hommes étant ce qu’ils sont au tournant du siècle, Mirbeau est sans illusions : cette utopie n’est pas près de jamais se réaliser ! Car elle suppose que, progressivement, les hommes sont tous devenus bons, honnêtes et travailleurs, et que le capital, humanisé, collabore avantageusement avec le travail, jusqu’à « l’apothéose de la petite ville transformée par la joie, réconciliée dans la richesse, sans rien qui puisse, désormais, diviser les hommes, puisque tous ont le même intérêt… et qu’ils peuvent puiser, à pleines mains et à pleines bouches, aux sources de vie !…» (« Travail », loc. cit.). Mirbeau, comme Zola d’ailleurs, sait fort bien qu’il ne s’agit là que d’un beau rêve.

P. M.

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2007 ; Octave Mirbeau, « Le Travail et la charité », La France, 20 février 1885 ; Octave Mirbeau, Les Mauvais bergers, Fasquelle, 1898 ; Octave Mirbeau, « Travail », L’Aurore, 14 mai 1901.

 

 

 

 

 

 


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