Pays et villes

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Terme
ROCROI

Mirbeau est passé à Rocroi en avril 1905, sur la route de la Belgique, à bord de son automobile Charron. Comme à tous les gens cultivés, le nom de Rocroi devait évoquer la bataille de 1643 qui avait vu la victoire de Condé sur les troupes espagnoles. Souvenir glorieux, donc, du moins dans les livres d’histoire de France. Car Mirbeau, lui, ne se gargarise guère des « héroïques » faits d’armes du passé. Dans La 628-E8 il va donc s’employer à donner de cette ville une image répulsive, démystificatrice et  même carrément dévastatrice :

« J’ai vu bien des villes mortes – elles ne sont pas rares en France –, mais d'aussi mortes que Rocroi, il n'est pas possible qu'il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroi est plus qu'une ville morte, c'est un cimetière; plus qu'un cimetière, c'est le cimetière d'un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L'administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l'affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroi. Rien ne mène plus à Rocroi qu'un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres: l'ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s'en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroi subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l'État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues... Je ne puis me faire à l'idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer – sous-préfets, juges, percepteurs, etc. – dans cette nécropole. J'imagine qu'on les recrute – et avec peine encore – parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés... Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l'indigène, d'où viennent-ils ? De quels hôpitaux ?... De quelles morgues ?... De quels musées de cire ? [...] La ville n'est, pour ainsi dire, qu'une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n'ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s'excorient, s'exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque... » Il n’est pas jusqu’à la nature environnante qui n’ait été contaminée par les miasmes de cette ville d’outre-tombe : « La mort de Rocroi a gagné la campagne qui l'environne, comme la gangrène d'un membre gagne le membre voisin... L'impression en est sinistre... On croit qu'on va respirer, on étouffe plus encore. »

            Pourquoi cet acharnement après cette petite ville chargée d’histoire ? Tout simplement parce que, à travers elle, dont « le nom sonore semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV », Mirbeau règle ses comptes avec « ce siècle abominable que, dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelle toujours le grand siècle » : « Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort que fut l'œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard, vint achever Napoléon, dont, par un prodige, la France n'est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d'un poids si lourd et si étouffant. » Et l’écrivain de se livrer alors à une jubilatoire charge à fond de train contre ce règne hideux, où les pourritures des âmes de ceux qui « ne pensaient qu'à trafiquer de leurs fonctions » accompagnaient si dignement les puanteurs de ces « charniers ambulants, ambulantes ordures, qui laissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, de Meudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et de merde...» : « Règne monstrueux et fétide, dont l'odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu'au vomissement !.... »

P. M.

 

            Bibliographie : Octave Mirbeau, La 628-E8,   Fasquelle, 1907, chapitre I.

 

 

 

 

 

 

 


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