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LES 21 JOURS D'UN NEURASTHENIQUE

Publié le 15 août 1901 par Eugène Fasquelle, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  propose une nouvelle exploration des turpitudes de la Belle Époque. Peu soucieux de vraisemblance ou d’unité de composition, Mirbeau a compilé, pour écrire ce roman, plusieurs dizaines de contes déjà parus dans la presse, ce qui ne sera pas sans déconcerter son lectorat. Rachilde pourra ainsi écrire que le livre n’est rien d’autre que le « fond de tiroir d’un journaliste ». S’il y a du vrai dans ce jugement, la modernité l’a récupéré pour le transformer en éloge et voir dans la composition aléatoire du récit un nouvel exemple de déconstruction romanesque dont est coutumier Mirbeau. L’œuvre dépasse toutefois la simple innovation formelle. Elle touche également à la réflexion sociale et philosophique. Les outrances de certains portraits, la caricature des corps constitués, le baroquisme de plusieurs récits viennent tout à la fois dénoncer une société hypocrite et corrompue, qui proteste de son moralisme et de son équité pour mieux écraser le faible ou le nécessiteux, et ouvrir ainsi au lecteur le champ de la réflexion en le plaçant dans la position de témoin privilégié, mais non fasciné par l’illusion romanesque.

 

Mimer les formes dominantes : la critique sociale selon Mirbeau

 

En cure dans la ville de X, en l’occurrence Luchon où Mirbeau passa quelques semaines en 1897, le narrateur, Georges Vasseur, observe ses contemporains rassemblés là pour passer la saison. Lieu de villégiature autant que de soins, X se révèle rapidement un décor propice à mettre en scène des échantillons d’une humanité – officielle ou anonyme – caricaturale et dégradée. On retrouve dans ce choix géographique des échos de l’actualité. L’Exposition universelle de 1900 a fermé ses portes le 12 novembre, mais quelques mois n’ont pas suffi à effacer dans les mémoires le décorum artificiel dont elle a surgi. Mirbeau s’est fait le contempteur de telles manifestations dans la presse, dès décembre 1895, avec un long article rédigé pour La Revue des Deux-Mondes. Sa correspondance témoigne de son opinion sur celle de 1900. Une lettre à Claude Monet lui sera ainsi prétexte à en dépeindre « les hideuses laideurs ». Il en reprend pourtant la configuration pour imaginer un Luchon de carton-pâte, dont les bâtiments n’ont d’autres fonctions que de satisfaire aux besoins des curistes sans autre préoccupation des nécessités quotidiennes. L’artificialité des lieux vaut pour dénonciation de cet aveuglement volontaire d’une partie de la société et du déni de réalité qu’elle peut opposer à la misère et à la souffrance.

Mais l’expérience des « zoos humains », en pleine vogue alors, se lit aussi en filigrane. Rien n’atteste que Mirbeau y ait explicitement songé, il n’y fait référence nulle part. Toutefois, pour avoir été le clou des expositions coloniales, les « villages nègres », artificiellement reconstitués pour exhiber les populations coloniales et faire connaître le grand frisson aux visiteurs, présentent de fortes analogies avec le dispositif textuel du roman. La ville de cure devient, elle aussi, un lieu pittoresque, régi par des règles de conduite qui n’ont pas cours dans la société et dont le lecteur, convié à la visite, ne peut que d’étonner. En retournant le regard occidental vers ses propres pratiques, Mirbeau suit toujours son projet critique.

Il propose d’ailleurs, avec Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, un véritable guide de la société fin-de-siècle, formellement comme thématiquement. Les guides d’alors découpent le réel en échantillons et en fournissent une version déréalisante. Seul le site compte au détriment de l’itinéraire ; le fragment vaut pour le tout et favorise un regard parcellaire, sélectif, bien fait pour favoriser une lecture tronquée de la réalité sociale. Reprenant à son compte un tel découpage, le texte est constitué de multiples séquences autonomes dans lesquelles les protagonistes échangent récits et anecdotes. Mais au lieu d’opérer un choix mélioratif dans la sélection, les séquences sont toutes placées sous le signe du grotesque et de l’horreur.

Si la forme du roman a pu être jugée aberrante par certains contemporains, elle ne l’est ni plus ni moins que les structures de la société contemporaine.

 

La vaine ronde des voix

 

Au gré des chapitres, les rencontres et les anecdotes se succèdent pour nous faire pénétrer plus avant dans un monde que n’épargne aucune bassesse. La polyphonie donne au roman le rythme de la vie, d’une vie dans laquelle quelques fantoches se débattent maladroitement pour échapper à leur condition, immuable, qui les incite à s’entretuer, à se jalouser ou, plus rarement, à s’aimer, pour finir par mourir. Le caractère de microcosme étouffant du roman sert à merveille l’expression de la tragédie de l’existence que le grand pessimiste Mirbeau se plaît à faire valoir. Ce Décaméron moderne est donc loin de vouloir, à l’instar de son illustre modèle, reconstituer un univers civilisé au milieu du chaos (la peste de Florence a poussé les conteurs boccaciens à se réfugier dans une villa isolée, d’où ils tentent de conjurer le fléau par la grâce de leurs récits). Bien au contraire, c’est le chaos même qu’incarne la ville de cure au milieu des Pyrénées. Plutôt que de fournir autant d’exempla, sur lesquels le petit cénacle florentin dissertait dans la villa Palmieri, les récits des locuteurs mirbelliens offrent des contre-exemples de sociabilité : meurtres, viols, barbarie médicale ou morale, malhonnêteté, tous les vices de l’époque sont illustrés par les propos rapportés. La parole vive est le truchement de ces révélations, plaçant ainsi le lecteur en auditeur privilégié de ces entretiens, improvisés au gré des rencontres fortuites du narrateur. Les villes d’eau sont avares en activités et l’ennui menace à chaque instant. Voilà pourquoi, sans doute, les historiens nous apprennent qu’il existait des « maisons de conversation » dans les villes de cure. Mirbeau a donc privilégié un univers de parole, mimant la sociabilité contemporaine. Mais loin d’être un outil de communication, loin de favoriser l’échange, la parole est intransitive et tourne à vide. La conversation s’abîme, en effet, dans l’anecdote ; chaque interlocuteur est porteur de sa propre vision du monde, hypostasiée par son récit, et reste figé dans ses représentations personnelles. Maître du Buit, avocat, a toujours une plaidoirie aux lèvres, le professeur Tarabustin monologue chaque soir durant sa promenade à l’itinéraire immuable.

 

L’écran neurasthénique

 

Un tel univers justifie le titre du roman : il semble la projection d’un esprit malade.. Mirbeau est, il est vrai, souvent en proie à un abattement symptomatique d’une neurasthénie profonde. Cependant, plutôt que de se complaire dans une pose ostentatoire de cas pathologique, le romancier fait de la maladie un instrument de lecture du réel, ou, pour le dire avec les mots de Zola, un véritable écran. À ceux, classique, romantique et réaliste, de la nomenclature zolienne, Mirbeau ajoute l’écran pathologique, qui, tout en conservant l’ancrage historique du dernier, lui adjoint un subjectivisme exacerbé. Le romancier s’en sert comme d’un filtre lui permettant, dans un premier temps, de laisser libre cours à son pessimisme foncier, et de se débarrasser, par la suite, de toute illusion référentielle. Ce verre déformant justifie à la fois une forme monstrueuse et des propos aberrants, reflets d’une conscience malade qui grossit les traits et les distord en une anamorphose généralisée.

Il s’agit donc bien avec ce roman d’effectuer une attaque en règle contre la société. Texte engagé, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique évite l’écueil du roman à thèse par la déconstruction du récit et la nécessaire distanciation qu’impose l’exagération des propos, dans lesquels l’humour noir le dispute à l’ironie.

A. V.

 

Bibliographie : Monique Bablon-Dubreuil,  « Une Fin-de-siècle neurasthénique : le cas Mirbeau », Romantisme, n° 94, décembre 1994, pp. 28-38 ; Cécile Barraud, « Les 21 jours d’un neurasthénique,  À rebours et le “cercle d’infamie contemporaine” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 130-149 ; Claude Herzfeld, « Hermann Hesse et Octave Mirbeau : cure et neurasthénie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 95-110 ; Sándor Kálai, « Les récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010 ; Samuel Lair,  «  Destins du conflit chez Octave Mirbeau, des Vingt et un jours à La 628-E8 », in Dynamiques du conflit, CRELLIC – Université de Bretagne-Sud, Lorient, 2003, pp. 179-191 ;  Samuel Lair, Mirbeau, l'iconoclaste, L'Harmattan, 2008, pp. 241-252 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau's hedgehog », Nineteenth century french studies, automne 1992, pp. 149-167 ; Christopher Lloyd, Mirbeau’s fictions, University of Durham, 1996, pp. 68-86 ; Bertrand Marquer, « Travaux de couture : Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau », Nouveaux Cahiers François Mauriac, 2005, pp. 119-136 ; Bertrand Marquer, « Mirbeau 1900 : Contre l'étiquette, Le Jardin des supplices (1899) et Les 21 jours d'un neurasthénique (1901) », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l'université de Caen, 2007, pp. 237-248 ;  Pierre Michel, « De l'anarchisme à la mort du roman », préface aux 21 jours d'un neurasthénique, Éditions du Passeur, 1998, pp. 7-14 ; Pierre Michel, « Introduction » aux 21 jours, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, t. III, pp. 9-16 ; Pierre Michel, « Les 21 jours d’un neurasthénique, ou le défilé de tous les échantillons de l’animalité humaine », introduction aux 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-27 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau et le roman : de l’importance du fumier - De Dans le ciel aux 21 jours d'un neurasthénique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 97-106 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau excentrique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 157-170 ; Lucie Roussel, « Contre, tout contre, l'imaginaire fin-de-siècle : Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 137-153 ; Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves :  cauchemars et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 73-97 ; Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau satirique, les romans du tournant du siècle », in Autour de Vallès, n° 31, 2001, pp. 181-194 ; Anita Staron, « Le Puzzle façon Octave Mirbeau, ou de l’utilité des redites »,  Actes du colloque Quelques aspects de la réécriture de Katowice, 2008, pp. 59-67 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien - La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169   ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94 ; Werth, Léon, introduction aux 21 jours d'un neurasthénique, Paris, Les Belles Lectures, 1954, pp. 3-12 ; Robert Ziegler, « The Landscape of Death in Octave Mirbeau », L'Esprit créateur, hiver 1995, vol. XXXV, n° 4, pp. 71-82 ; Robert Ziegler, « Jeux de massacre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8,  2001, pp. 172-182 ; Robert Ziegler,  « From Matter to Motion : Les 21 jours d’un neurasthénique », ch. VIII de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau  Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 151-172.

 

 

 

 


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