Thèmes et interprétations

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Terme
CRIME

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle en France, le dispositif de la culture médiatique se met en place. Une des caractéristiques de cette culture est l’intérêt grandissant pour le crime. Il en découle la consommation des récits de crime, qui sont véhiculés, entre autres, par la presse et la littérature populaire. On peut penser tout particulièrement au roman judiciaire, étape importante de la naissance du roman policier moderne (voir par exemple les romans de Fortuné du Boisgobey, avec qui Mirbeau échange quelques lettres). Mais la thématique du crime n’est pas absente de cette tradition du roman français à laquelle Mirbeau peut être rattaché, même s’il ne cesse de mettre en question ses principes : le roman du réel. Le grand cycle balzacien, La Comédie humaine, dresse déjà l’image d’un ordre social nouveau, fondé sur une nouvelle valeur métaphysique, l’argent. Pendant tout le siècle, cette thématique reste présente dans la littérature, on peut penser, à titre d’exemple, à La Bête humaine de Zola, qui s’exerce, avec ce récit, dans le roman judiciaire.

Pour un auteur comme Mirbeau, qui s’intéresse à tout ce qui préoccupe le monde autour de lui, le crime est un sujet constant de réflexion, un thème qui organise ses divers types de récit. Les Contes cruels et l’ensemble de ses nouvelles nous offrent un premier exemple. À partir de la fin des années 80, Mirbeau possède la notoriété du « grand écrivain », il est donc convoité par la grande presse. Elle est pour lui une importante source de revenus et lui permet de surcroît de toucher un public très large, de cultiver la brièveté, et, surtout, de réfléchir sur les thèmes de l’actualité. Dès 1886 Mirbeau publie régulièrement des contes pour des journaux comme Le Gaulois, le Gil Blas et Le Figaro, puis pour L’Écho de Paris et Le Journal. Même si la publication des contes devient, dès cette époque, plus irrégulière, les registres du récit bref mirbellien se diversifient, et le crime, sous toutes ses formes, reste une des thématiques constantes des récits, écrits souvent à la première personne du singulier pour favoriser l’identification immédiate du lecteur.

Déjà les nouvelles des Lettres de ma chaumière témoignent de l’omniprésence du crime (voir par exemple « Tripot aux champs »). Des récits plus tardifs en témoignent, comme « L’École de l’assassinat » (Le Figaro, 23 juin 1889), où Mirbeau écrit : « Le besoin de tuer naît chez l’homme avec le besoin de manger et se confond avec lui. Ce besoin instinctif, qui est la base, le moteur de tous les organismes vivants, l’éducation le développe au lieu de les refréner ; les religions le sanctifient au lieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne la société. ». Les contes dressent l’éventail des crimes : viol, meurtre, torture physique et morale. « En traitement (IV) » (Le Journal, 29 août 1897), qui représente la violence gratuite, identifie le crime, comme un trait constant de la nature de l’homme, conformément à l’anthropologie des récits mirbelliens. 

Trois romans successif, Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre et Les 21 journées d’un neurasthénique, témoignent aussi de cette forte préoccupation. Le dernier roman n’est autre que la reprise d’une soixantaine de contes. Le grossissement, qui résulte de la recontextualisation d’une matière déjà utilisée dans la grande presse, produit l’image d’une société fondamentalement criminelle et criminogène. Le récit encadré du Jardin des supplices – la mise en scène de différents types de tortures physiques – se place aussi sous le signe du crime : le récit-cadre, reprise du conte intitulé « Divagations sur le meurtre » (Le Journal, 31 mai 1896), essaie de saisir, à partir des récits intradiégétiques faits par des scientifiques, des philosophes et des poètes, ce qui « préoccupe le monde », le meurtre, considéré soit comme un instinct refoulé ou canalisé par les interdits de la société, soit comme une fonction normale. Le Journal d’une femme de chambre, à son tour, met en scène deux crimes (le viol et l’assassinat de la petite Claire et le vol de l’argenterie) et leurs conséquences (enquêtes privées et officielles, la transformation des événements en récits de crime, la consommation de ces récits). D’autre part, le journal de Célestine dresse aussi le tableau d’une société divisée en deux classes, les riches et les pauvres, ces derniers, étant constamment exploités, se voient parfois forcés de commettre des délits.

Il y a des contes comportant une trame criminelle qui se trouvent à l’origine de certaines pièces de théâtre : « Le Portefeuille » qui raconte les malheurs de l’honnête Jean Loqueteux avec la justice, sera reprise dans Les 21 jours, puise le personnage (rebaptisé Jean Guenille), qui retrouve et rend un portefeuille aux autorités, mais sera condamné pour vagabondage, réapparaît dans la pièce de théâtre Le Portefeuille  (1902). Le gentleman-cambrioleur, qui exerce honnêtement le métier du voleur, apparaît successivement dans la nouvelle intitulée « Scrupules » – qui sera également reprise dans Les 21 jours – et dans la farce en un acte, Scrupules (1902).  

Par ses contes et ses farces Mirbeau a atteint un public très large. Les romans, qui étaient lus par un public sans doute plus restreint, peuvent être rattachés à l’avant-garde culturelle d’inspiration libertaire, qui représente une voix dissonante, certes faible, mais bien présente, sur la criminalité.    

Voir Meurtre et Justice.

S. K.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani, « Metafore della mostruosità in Villiers e Mirbeau », in Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato, Naples, ESI, 2004, pp. 197-217 ; Lisa Downing, « Beyond Reasonable Doubt : Aesthetic Violence and Motiveless Murder in French Decadent Fiction », French Studies, 2004, volume  58, n° 2, pp. 189-203 ; Sándor Kálai, « “Des yeux d’avare, pleins de soupçons aigus et d’enquêtes policières” (Le Journal d’une femme de chambre et le roman policier) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 65-77 ; Sándor Kálai, « Les Récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17,  à paraître en mars 2010 ;  Octave Mirbeau et l’instinct de meurtre, Bibliothèque électronique du Québec (BeQ), « Petite collection bleue », n° 1, 19 pages ; Adrien Ritchie, « Mirbeau et Maupassant : deux chroniques sur le crime du Pecq »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 185-196 ; Annie Rizk,  « De Mirbeau à Genet, les bonnes et le crime en littérature – La destruction du sujet social entraîne-t-elle la dislocation du sujet littéraire ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, mars 2010.

 

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