Pays et villes

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LE PERCHE

Octave Mirbeau est issu par son père d’une vieille famille percheronne dont on trouve la trace dans les registres paroissiaux de la commune de Moutiers-au-Perche dès le XVIe siècle. Ce n’est toutefois pas dans le Perche qu’il a lui-même vu le jour, mais à Trévières, village d’origine de sa mère, situé dans le Calvados. Mais son père est revenu dès l’année suivante s’installer avec les siens à Rémalard, chef-lieu du canton auquel appartient la commune de Moutiers. Et c’est ce bourg de Rémalard qui a été le port d’attache d’Octave de 1849 à fin 1872 ou début 1873, c’est-à-dire entre l’âge de 19 mois et celui de 25 ans. Il n’a vraiment tourné cette page de sa vie que quand il s’est vu embauché à Paris comme secrétaire de l’ancien (et futur) député Joseph Henri Dugué de la Fauconnerie au journal bonapartiste L’Ordre. Mais a-t-il jamais oublié l’environnement de ses jeunes années ? Son œuvre en offre bien trop de vieux remugles pour qu’on puisse répondre par l’affirmative. Quelques notions sur l’histoire et la nature des lieux aident à s’en apercevoir.

Le Perche est une ancienne province (le comté du Perche) passée sous le contrôle direct de la couronne de France en 1525 après avoir joui d’une large autonomie féodale pendant une partie du Moyen Âge. Son entité était déjà bien morcelée sous l’Ancien régime, puisque ses juridictions administratives ne coïncidaient pas avec ses circonscriptions judiciaires, les unes et les autres différant au surplus de la répartition  des paroisses entre quatre diocèses (Sées, Chartres, Le Mans, Évreux). La suite n’a rien arrangé, puisque le territoire du Perche a ensuite été partagé par la Constituante entre quatre départements (Orne, Eure-et-Loir, Sarthe et Loir-et-Cher), puis, par la Cinquième République, entre trois régions (Basse-Normandie, Centre, Pays de la Loire).

Cette petite région est à peu près grande comme le Luxembourg, c’est-à-dire qu’elle occupe un peu plus du tiers de la surface d’un département français moyen. Elle s’étend sur  une bande allongée du sud-est au nord-ouest d’environ 80 km de long et 40 km de large, jouxtant  la Normandie vers le nord et le nord-ouest, le Maine à l’ouest, le Vendômois au sud et la Beauce à l’est, toutes régions dont il est géographiquement bien distinct.

C’est un pays de collines et de forêts, qui n’ont jamais été que  partiellement dégarnies pour faire place à des cultures et à des herbages. La forêt, qui couvre encore 20 % du territoire, a toujours été importante dans le paysage, dans la vie et dans l’imaginaire des gens. Elle figure de ce fait dans beaucoup de contes d’Octave qui évoquent des histoires de chasse et surtout de braconnage. Les exemples de cette inspiration sont nombreux dans le tome I de l’édition des Contes cruels de 1990 : Un gendarme,  p. 361, Paysage d’hiver, p. 425, Un joyeux drille p. 435, Paysage d’automne p. 497, histoire qu’on retrouve dans le roman Dingo. On citera encore, dans le tome II,  Paysages d’automne (cette fois au pluriel), p. 25, repris des Lettres de ma chaumière, dont le passage que voici nous donne l’atmosphère.

« La forêt flamboie. Sur leurs roses tapis de feuilles tombées, les allées étouffent le bruit des pas, et les clairières, dans les taillis qui se dépouillent, s’élargissent éclaboussées de lumières jaunes comme l’or, rouges comme le sang. Les rôdeuses de la forêt, aux yeux de hibou, aux doigts de harpie, les vieilles bûcheronnes de bois mort passent, disparaissent sous l’énorme bourrée qui semble marcher toute seule. Malgré les splendeurs éclatantes de sa parure automnale, le bois darde sur vous un regard de meurtrier qui fait frissonner. Les cépées que la serpe entaille ont des plaintes humaines, la hache arrache des sanglots d’enfant aux jeunes baliveaux de châtaigniers, et l’on entend, dans les sapaies, le vent enfler leurs orgues funèbres qui chantent le Miserere. Accroupis autour des brasiers qui fument, on dirait que les charbonniers président à quelque œuvre épouvantable et mystérieuse : on se détourne, en se signant, du sabotier qui, farouche, sous son abri de branchages et d’écorces, évoque les terreurs des anciens bandits. / Où donc va-t-il, ce braconnier qui se glisse comme un fauve dans les broussailles à travers lesquelles reluit le canon d’un fusil ? Quand la nuit sera venue, quand la lune balaiera de ses rayons le tronc des grands chênes que le soleil empourpre maintenant, deux coups de feu retentiront dans le silence, le silence plein de carnages et d’agonies de la forêt. Est-ce un chevreuil qui sera tué, ou bien est-ce un garde qui se tordra sur une bruyère pourprée, des chevrotines au flanc ? »

On rencontre l’environnement forestier dans bien d’autres œuvres mirbelliennes. C’est le cas, pour s’en tenir à un exemple, dans la scène V de l’acte I de Les affaires sont les affaires, où le politicien affairiste Isidore Lechat se vante d’avoir envoyé valdinguer le duc de Maugis dans le décor de la forêt des environs de son château de Vauperdu. Anecdote qui reprend celle déjà contée dans le conte « Agronomie », où Lechat se prénommait Théodule et où le duc de Maugis s’appelait le duc de La Ferté.

Le Perche est encore (ceci avec cela) une région fraîche, très arrosée, baignée par l’Huisne, affluent de la Sarthe plus d’une fois évoqué par Octave. Les haies, les buissons, les halliers, les prairies plantées de pommiers, les fleurs, donnaient à cet environnement, du temps de notre écrivain, un charme, un peu abîmé depuis par la modernisation de l’agriculture, qui l’enchantait.

Il s’agit d’un pays de marche, que ni son histoire ancienne ni sa géographie ne permettent de rattacher à ceux de la Loire, ni à ceux de la Normandie, ni au ventre mou qu’on appelle le Centre. Très schématiquement, les comtes du Perche, puis leurs successeurs les ducs d’Alençon se sont en général rangés au cours de l’histoire aux côtés des rois de France pour contenir les ambitions des ducs de Normandie, puis celles des Anglais.

Le pays est peu peuplé : 75 000 habitants (cinq fois moins que le Luxembourg dont il était question plus haut, et vingt fois moins que les 1,5 million de Canadiens descendants de Percherons émigrés au XVIIe siècle). Il ne compte que trois communes de plus de 2 000 habitants (Nogent-le-Rotrou : 11 500, Mortagne 4 500, Brou 3 700). Et encore Brou appartient au Perche Gouët, petite sous-région qui n’a jamais été intégrée dans ce qu’on appelle traditionnellement le Grand Perche. Le pays a perdu un tiers de sa population entre 1800 et 1982 par suite de l’effondrement d’activités proto-industrielles au début du XIXe siècle. Même si l’on tient compte de cette érosion démographique, il est bien normal que de nombreux Contes et plusieurs romans d’Octave baignent dans une épaisse ruralité aux yeux de laquelle Paris ne pouvait offrir en ce temps-là que l’image d’une lointaine et colossale Babylone.

Malgré ses handicaps, le pays a conservé, jusqu’à l’époque actuelle, une conscience identitaire assez forte. Il la doit surtout à trois éléments :

* Une réelle empreinte initiale constituée dès l’époque médiévale (11e  siècle), où le Perche s’est pratiquement érigé en État autonome sous l’autorité de ses comtes.

* L’existence, sous l’Ancien Régime, d’une Coutume très différente de celles des provinces voisines, et d’abord de celle de Normandie. Ce régime se singularisait par la règle du douaire universel, c’est-à-dire pas appliqué seulement aux nobles,  le mari étant tenu de constituer un tiers de ses biens en legs pour sa femme afin qu’elle puisse assurer sa subsistance au cas où elle deviendrait veuve. Elle fixait aussi à 14 ans l’âge de la majorité des garçons chez les nobles en raison des pertes subies à la guerre. Elle n’a été annulée, comme les autres, qu’en 1791, c’est-à-dire moins de 60 ans avant la naissance d’Octave. Il est évident que cette Coutume spécifique, plaquée sur le patchwork administratif, judiciaire et religieux du Perche de l’Ancien Régime, a donné du grain à moudre à la lignée de tabellions d’où est issu Octave.

* Une tradition de vie rurale autarcique très marquée par le voisinage de la forêt. Les Percherons avaient dans les régions voisines l’image de gens de la forêt, rustauds, un peu inquiétants, dont on se méfiait. Méfiance qui était d’ailleurs réciproque, les Percherons ayant tendance à redouter ce qui venait du monde extérieur. On en trouve un exemple dans le refus de la plupart des municipalités concernées d’accepter un projet de tracé de la ligne de chemin de fer Paris-Brest par Châteauneuf-en-Thymerais, Longny, Mortagne et Alençon. La ville du Mans s’est au contraire démenée pour accueillir la ligne, et elle a emporté le morceau. Du coup, le tracé retenu ne traverse qu’une zone située dans le sud du Perche au lieu de le franchir dans sa partie centrale. On peut penser qu’Octave s’est souvenu de la frilosité des édiles de Longny et de Mortagne quand il a mis en scène une situation semblable dans le chapitre III de Dingo.

Les Percherons affirment volontiers leur identité quand ils sont entre eux. Mais, peut-être parce qu’ils sont conscients de l’exiguïté et du faible poids de leur province dans la vie nationale, ils se disent assez facilement Normands quand ils s’adressent à des étrangers.

Le philosophe Alain, autre gloire de la région, à certes écrit : « Je suis Percheron, c’est-à-dire autre que Normand ». Et aussi : « On voit que ce pays du Perche a sa civilisation propre et une structure fort ancienne. ». Mais il ne semble pas avoir éprouvé une grande difficulté à intituler Propos d’un Normand les textes qu’il a publiés à partir de 1906 dans La Dépêche de Rouen... Il est vrai que Rouen est en Normandie, et que cette oriflamme identitaire devait convenir aux lecteurs du journal. Mais, mutadis mutandis, il est bien évident qu’Alain n’aurait pas intitulé ses chroniques Propos d’un Béarnais si les hasards de sa carrière d’enseignant l’avaient conduit à les publier dans un journal paraissant dans la ville de Pau…

Octave Mirbeau se réfère, quant à lui, de préférence à « la Normandie » quand il éprouve le besoin de situer une scène manifestement inspirée par un cadre ou une ambiance qu’il a connu dans le Perche. C’est le cas, en particulier, quand il évoque un environnement ou un contexte ronflant. Il écrit par exemple dans  Agronomie »,  que « le domaine de Vauperdu est un des plus beaux qui soient en Normandie ». Or le nom de Vauperdu (devenu un château dans la pièce Les affaires sont les affaires est celui d’un ancien relais de chasse proche de Rémalard.

Ses allusions explicites au Perche sont rares, et toujours plus ou moins péjoratives ou réductrices. Il écrit par exemple, dans le conte  Dépopulation (Contes cruels II, p. 385) : « Je confiai le gosse à l’Assistance publique, laquelle le confia à une nourrice percheronne... Huit jours après, il mourait... Il mourait comme ils meurent tous là-bas, du manque de soins, de la férocité paysanne... de l’ordure. »

Il ne dore pas non plus l’image ancienne du Perche quand il raconte, au début du chapitre V du roman  Dans le ciel : « Saint Latuin était le patron de notre paroisse. Premier évêque de Normandie, au premier siècle  de l’ère chrétienne, il avait chassé du pays percheron, à coups de crosse, les druides, sacrificateurs de sang humain. »

Il est vrai qu’il a très tôt, dès son adolescence, jeté un regard pas seulement critique, mais désolé, sur l’environnement social qui était le sien à Rémalard. Il n’est pas étonnant que cela ait rejailli sur sa sensibilité à l’égard du Perche en général. Certains notables percherons lui ont longtemps rendu la politesse, y compris post mortem, en n’honorant sa mémoire que du bout des lèvres.

Cela dit, s’ils n’ont jamais épargné Rémalard, ses jugements se sont au moins une fois, au cours de sa jeunesse, teintés d’humour quand ils ont concerné un autre lieu que ce bourg selon lui « morne comme un cimetière ». On le voit dans cet extrait de la lettre adressée le 1er juin 1867 à son camarade d’enfance Alfred Bansard des Bois. Octave est à cette époque un jeune homme âgé de dix-neuf ans. Il raconte à son ami une visite qu’il vient de faire à sa sœur aînée Marie, qui est venue s’établir dans un village du sud du Perche, Le Theil, au lendemain de son mariage avec un jeune homme issu de la bourgeoisie rémalardaise, René Huberson : « Je suis allé  voir les nouveaux époux dans leur demeure du Theil. Ils sont en ce moment dans une maison  provisoire, assez incommode et malsaine. J’ai trouvé Le Theil un charmant pays, comme paysage. C’est une réduction de l’antique Élysée. De splendides prairies émaillées de bêtes à cornes ; des coteaux verts et boisés, et une rivière large qui roule ses flots d’argent au milieu des marguerites, des campanules et des primevères. Puis l’usine qui élève dans l’air ses cheminées de briques couronnées  du prudent paratonnerre. […] Les communications avec toutes les parties du monde sont faciles. On trouve non loin de là, à La Ferté-Bernard, des fromages délicieux et de parfaites andouilles. Ajoute à toutes ces beautés et commodités un hôtel portant le nom de Bacchus (cela vous remémore les temps mythologiques) et où les draps de lit ont l’apparence d’un filet de pêche à mailles très larges. Mais pour un pêcheur c’est encore un charme. Puis le dimanche la jeunesse du Theil se réunit dans une vaste salle de l’hôtel, et se livre avec frénésie à des exercices chorégraphiques et musicaux fort distingués. Je sais bien que ces sarabandes ne renferment pas des influences soporifiques bien énergiques. Mais tu sais, pour une âme poétique, les danses ont beaucoup d’attrait, et avec un peu de bonne volonté, on pourra se figurer que ce sont les nymphes des bois, et les naïades de ce nouvel Eurotas, et les Silènes tapageurs. »

La « bonne volonté » dont il est fait état dans la dernière phrase, n’est pas pour autant, on l’aura compris, la vertu cardinale de l’auteur quand il parle d’un pays qu’il préfère voir sous les angles « de la férocité paysanne » et « de l’ordure ». Dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’indulgence n’est pas son fort.

M. C.

 

Bibliographie :  Max Coiffait, Le Perche vu par Octave Mirbeau (et réciproquement), éditions de l’Étrave, Verrières, 2006 ; Jean Vigile, « Le Perche et Mirbeau », in Colloque Octave Mirbeau, Éditions du Demi-Cercle, 1994, pp. 19-34.

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