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Terme
CABANEL, alexandre

CABANEL, Alexandre (1823-1889), peintre français qui, avec Bouguereau, représente la plus parfaite incarnation de l’académisme officiel et mondain. Élève de Picot, il obtint le prix de Rome en 1845. En 1863, il devint membre de l’Institut et professeur à l’École des Beaux-Arts et, à partir de 1864, il fit constamment partie du jury d’admission et des récompenses. Parangon de l’art officiel du Second Empire puis  de la IIIe République, ce virtuose du nu allégorique, mythologique et historique, couvert d’honneurs et de commandes de son vivant, sombra dans l’oubli à sa mort.

Dès ses premières chroniques esthétiques, Mirbeau va se faire un devoir de détrôner ce prestigieux artiste et professeur qu’est Alexandre Cabanel. En effet, non content de croire aux vertus de l’académisme en pratiquant un art étriqué, il propage ses théories auprès de jeunes élèves. Comme « sa Vénus est un remède à l’amour » (L’Ordre, 12 mai 1875), son enseignement est un antidote à l’art. Excepté un commentaire plutôt flatteur dans un de ses premiers comptes-rendus de Salon daté de 1874, il se fait un devoir de le stigmatiser à chaque fois qu’il le peut. Dès 1875, il malmène ce maître incontesté du nu allégorique, ce pilier de l’art officiel : sa Vénus n’est qu’ « une grosse fille mal bâtie » et sa Thamar, « une indigène des Batignolles » (ibid.). Lors du Salon de 1876, il se déchaîne contre La Salamite, « le tableau que M. Alexandre Cabanel est arrivé à produire » et qui suscite l’admiration car « le tout est léché, blaireauté, luisant et poli comme une glace à se faire la barbe. Que faut-il de plus pour mettre en liesse les bourgeois et les bourgeoises ? » (L’Ordre, 4 mai 1876). Ce qui horripile le journaliste, c’est de savoir que cette toile se vendra fort cher, car elle est estampillée maison Cabanel : « N’ayez crainte, ce tableau trouvera acquéreur. Il n’est ni composé, ni dessiné, ni   peint, mais il est signé Cabanel » (ibid.). Mais ce qui est encore pire aux yeux de Mirbeau, c’est de constater que ce peintre, par son enseignement mortifère, gangrène l’art français. En effet, pléthore d’élèves se ruent dans sa classe : « Il suffit  de parcourir le livret du Salon pour se rendre compte du danger. Presque à chaque page, à la suite des noms des exposants, se trouve cette mention : « élève de M. Cabanel ». Comment ? M. Cabanel a-t-il donc tant d’élèves de talent ? N’y a-t-il plus en France  que M. Cabanel et ses élèves ? » Le critique vitupère contre cet homme qui, pontifiant du haut de son estrade et de son piédestal, incite les jeunes générations à suivre son exemple et donc à massacrer la nature, à rester insensible à toute émotion et surtout à ignorer royalement le monde qui les entoure. L’auteur de Sébastien Roch, qui a toujours jugé l’enseignement sclérosant et castrateur, s’emporte contre cet homme qui répand auprès de ses élèves une conception erronée de l’art. Rien de subversif dans ses cours, on y apprend à respecter les traditions aussi bien picturales que sociales, on y glorifie la patrie et on y encense les valeurs morales. On y prône la qualité du travail et on y dénonce l’originalité. Il faut se plier aux règles et éviter soigneusement d’inventer. Le génie est dangereux. Il ne leur apprend pas à voir mais à recopier. La finalité de cet enseignement n’est pas d’en faire des artistes novateurs, mais des peintres prisés par le bourgeois. Pour cela il faut donc, dans un premier temps, leur inculquer le plus servilement possible le métier puis, dans un second temps, les dégoûter des vrais artistes. Cabanel suit ces principes à la lettre. Avec fierté il peut revendiquer la paternité de l’exquis Gervex et d’ « une multitude de brillants panoramistes » dont parmi les plus célèbres Detaille et Neuville. Si Mirbeau massacre les toiles du maître, il n’épargne pas, bien sûr, celles de ses disciples : « Dès qu’un disciple de M. Cabanel  ou de M. Gérôme a été distingué par messieurs ses professeurs, […] son affaire est faite ; ses études d’atelier, si médiocres qu’elles soient, sont immédiatement accueillies aux Salons annuels, elles ont les honneurs de la cimaise ; et ce n’est pas tout : elles sont dès leur première année, médaillées avec empressement » (L’Ordre, 7 juillet 1876). Régulièrement, dans ses articles, Mirbeau égratigne Cabanel, mais le plus souvent il le fait au détour d’une phrase ou dans un court commentaire. En 1886, en revanche, il consacre la majeure partie de son compte rendu du Salon à déprécier le Portrait de Mme Jugan, qui suscite pourtant un enthousiasme unanime : « M. Cabanel a peint une robe noire sur un fond gris. Ce n’est qu’un long cri d’amour, une universelle acclamation ! Velasquez et Léonard sont dépassés. Il enfonce Corot et démolit Manet ! Il triomphe enfin dans le passé, dans le présent, dans l’avenir » (La France, 3 mai 1886). Il s’agace que l’on élève au rang de chef-d’œuvre une toile qu’il juge médiocre, qu’on sacralise un homme qu’il estime nocif : « Hélas, non ! Tout y est parfait, impeccable, tout y est hideux d’impeccabilité. Les chairs du visage […] ont bien des apparences cireuses, des modelés précieux et mièvres. Mais les lilas, les violets pâles, si forts à la mode aujourd’hui, y sont distribués avec tant de bonne grâce et de facilité » (ibid.). Comme il le déplore à la fin de cet article, il juge honteux de consacrer tant de temps à dénoncer les faiblesses d’un peintre par trop célèbre, alors qu’il y tant de grands génies à glorifier. Il en veut à cet homme pour une multitude de raisons : il  estime d’abord qu’il détrousse les véritables artistes d’une gloire qui devrait leur revenir, il l’accuse de détourner à son profit l’admiration et les commandes du public, mais ce qu’il lui reproche avec le plus de hargne, c’est d’être un professeur omnipotent qui propage un art délétère. Mais tous ces crimes, personne ne semble les voir : « L’influence pernicieuse qu’il a exercée dans les écoles et dans les jurys, on ne veut plus s’en souvenir ; la guerre implacable et sournoise qu’il a livrée aux artistes originaux et convaincus, les protections honteuses dont il a couvert ses élèves, cette haine qui jamais ne désarme, cette haine aveugle et criminelle contre les efforts personnels, contre les initiatives, contre les sincérités, cet étouffement de l’art indépendant, ce drainage mercantile de l’art moyen, tout cela est effacé » (ibid.).

C’est donc avec joie qu’à la mort de Cabanel, en 1889, Mirbeau envoie le peintre et ses décorations ad patres. Il use d’une prose abondante et d’un style riche en ironies mordantes pour faire son « oraison funèbre ». Dans ce texte (le seul qu’il lui a entièrement consacré) fortement argumentatif, le critique explique combien cet art est stérile et dangereuses les idées qu'il véhicule. C'est en fonction de cette perspective qu’il choisit d'articuler tout son article autour de la mort. Le journaliste, en effet, ouvre sa chronique en déclarant le trépas de M. Cabanel et le clôt par une épitaphe. Cette construction en boucle souligne le désir de Mirbeau de reléguer Cabanel dans la tombe ; ce texte se ferme sur lui-même de la même manière que le cercueil vient de se fermer sur cet homme. Certes, le sujet s'y prête, il s'agit d'une oraison funèbre, mais ce que Mirbeau tente de nous démontrer c'est que la mort dépasse de loin le décès d'un individu. Chez Cabanel tout est funeste, sa conception de l'enseignement, de l'art mais aussi de la vie. Le critique, par conséquent, ne peut se contenter d'inhumer l'homme, il lui faut également enterrer le peintre et, avec lui, tous les représentants de l'art académique. Afin que sans remords nous puissions, nous aussi, jeter sur ce triste sire le crêpe noir du linceul, il va s'attacher à nous donner de ce peintre l'image la plus dévalorisante qui puisse être. Avec un rare acharnement, il va s'évertuer à déprécier l'œuvre et à bafouer l'artiste. Après s’être livré à cette vaste opération de démystification, il ne lui reste plus qu’à rédiger l’épitaphe. Mais quoi mettre ? Mirbeau s’interroge. Que dire sur un peintre qui, toute son existence, est passé à côté de la vie sans jamais la voir ? Si ces constatations l’amènent à penser que Cabanel ne correspond en rien à la conception qu’il se fait de l’artiste, en revanche, elles le conduisent à croire qu’il correspond en tout point à l’image qu’il se fait du professeur : « Si j’avais une épitaphe à inscrire sur sa tombe, je mettrais simplement ceci : “Ci-gît une professeur : Il professa.” » (L’Écho de Paris, 8 février 1889).

L. T.-Z.

 

Bibliographie : Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau – Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, pp. 168-171, 190-194; 201-204 et 233-257.




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