Thèmes et interprétations

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Terme
CONTRADICTION

Mirbeau était très sensible à la contradiction existant en toutes choses, et il y voyait un des moteurs de l’évolution. Il semble pourtant qu’on ne puisse, à son propos, parler de mouvement dialectique, car, à l’instar d’Albert Camus un demi-siècle plus tard, le conflit de la thèse et de l’antithèse ne débouche pas, chez lui, sur une synthèse qui, ne fût-ce que provisoirement, mettrait fin au conflit : la contradiction semble rester en l’état, au moment où il en fait le constat. Il en va ainsi de nombre de ses personnages, qui sont tirés à hue et à dia, sans pouvoir trouver un juste milieu, ou un équilibre, entre des pulsions contradictoires qui les déchirent. En ce qui le concerne, il est ainsi tiraillé en permanence. Sur le plan littéraire et esthétique : entre le mépris pour l’outil pitoyable que sont les mots et la nécessité de s’en servir ; entre son mépris pour le théâtre moribond et son envie d’y goûter et d’y triompher ; entre ses émotions et admirations esthétiques, qui requièrent la contemplation et le silence, et son envie criante d’en faire profiter ses lecteurs ; entre son exaltation de l’art et sa conviction qu’il n’est lui aussi qu’une « mystification ». De même sur le plan politique : il est à la fois un intellectuel engagé dans toutes les grandes batailles et un nihiliste découragé, susceptible de décourager à leur tour de bonnes volontés ; et l’optimisme de sa volonté coexiste en permanence avec le pessimisme de sa raison. Il ne parvient pas à dépasser ces diverses contradictions, juxtaposant des prises de position différentes, simultanément ou successivement, ce qui peut donner à certains observateurs, superficiels ou malveillants, une impression d’incohérence.

Aussi Mirbeau est-il d’une très grande modestie et ne prétend-il jamais se poser en donneur de leçons ni détenir une autorité garantissant une quelconque vérité. Certes, il ne peut s’empêcher de crier ses enthousiasmes et, plus souvent, ses dégoûts. Mais il n’est pas dupe, ne se prend nullement pour un génie apportant la lumière au monde enténébré et pratique volontiers l’autodérision : la lucidité, pour lui, implique la reconnaissance de ses propres limites, quitte à frustrer les lecteurs en quête de certitudes et qui préféreraient qu’on leur apporte des réponses franches et nettes. De ce point de vue, Mirbeau n’est guère rassurant et assume bien la fonction d’inquiéteur, qu’il partage avec Villiers de l’Isle-Adam. Ainsi, dans L’Abbé Jules (1888), si les vitupérations de Jules contre son Église et contre les fausses valeurs de la société bourgeoise recueillent visiblement l’assentiment du romancier, il n’est pas possible pour autant de faire de lui un modèle, tant il commet de vilenies et est traversé de contradictions non dépassées. Dans sa tragédie Les Mauvais bergers (1897), Mirbeau soutient bien évidemment les revendications ouvrières et stigmatise le massacre des grévistes désarmés par l’armée, mais il démontre en même temps, au grand scandale de Jaurès, l’impossibilité de la révolte, condamnée à finir en bain de sang. Dans Le Jardin des supplices (1899), s’il est clair que le romancier dénonce une société reposant sur le meurtre et qu’il fait de l’instinct de meurtre une tendance générale chez les hommes, y compris chez ceux qui se prétendent civilisés, il ne nous propose aucune solution alternative, ni sur le plan individuel, ni en matière d’organisation sociale : serions-nous donc condamnés à rester en l’état et à être durablement des criminels en puissance, “citoyens” d’une société elle-même criminelle ? Dans Dingo (1913), il aboutit également à une aporie : nature et culture reposant également sur le meurtre, comment choisir entre le rousseauisme naïf et le radical-socialisme embourgeoisé, que le romancier renvoie dos à dos ?

Comme Camus, Mirbeau sait qu’étroite est la ligne de crête sur laquelle il chemine, constamment menacé de tomber dans un des deux abîmes ouverts, dans tous les secteurs de la vie, par l’universelle contradiction : abîmes du meurtre au nom de la loi naturelle, ou au nom de la loi sociale ; abîmes du conformisme aveugle, ou d’un engagement non moins aveugle ; abîmes de l’art comme sublimation de la vie et tragédie de l’artiste, ou comme vulgaire produit de consommation ; abîmes du silence complice, ou de l’indignation impuissante ; abîmes du lâche refuge dans une tour d’ivoire propice à la contemplation, ou de combats parfois douteux, etc. Au lieu d’aider ses lecteurs à adopter des solutions toutes faites, qui seraient mensongères à ses yeux, il juge plus honnête, et aussi plus respectueux, de les laisser se dépatouiller tout seuls en face de contradictions patentes, qu’il assume, parce qu’elles sont dans la vie et dans la nature, et pas seulement en lui.

Voir aussi les notices Lucidité, Vérité, Utopie et Pessimisme.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les Contradictions d’un écrivain anarchiste »,  in Actes du colloque de Grenoble Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, «  Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Actes du colloque de Lódz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169. 


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