Thèmes et interprétations

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Terme
GUERRE

Tout au long du XIXe siècle, la France a été confrontée à la guerre et, qu’il s’agisse de guerres révolutionnaires, de guerres de conquêtes, de guerres défensives, de guerres civiles ou de guerres coloniales, elles ont suscité des mythes qui se sont très largement répandus et qui en ont donné une image positive et héroïsée, en dépit du lourd tribut à payer en terme de destructions, de souffrances et d’innombrables morts et blessés. La débâcle de 1870 a suscité en retour un revanchisme belliciste qui a contaminé de larges franges de la société française et qui est dominant dans la presse et chez les responsables politiques de la fin du siècle. Quant à la Commune, qui a fait craindre aux nantis un renversement de l’ordre bourgeois, elle a laissé chez eux une telle peur qu’ils sont tout prêts à recourir de nouveau au sabre et au massacre de masse pour préserver à n’importe quel prix leurs intérêts menacés. Ainsi Mirbeau fait-il dire à un de ces honorables bourgeois : « Moi, j’aime la guerre. La guerre est nécessaire aux peuples qui s’amollissent. Nous avons besoin d’une large saignée » (« Autour de la colonne », L’Écho de Paris, 3 mars 1891).

Il faut avoir en tête cette image mystificatrice de la guerre, de l’armée française et de l’héroïque troupier, pour mieux saisir l’ampleur du scandale qu’a causé, en novembre 1886, le chapitre II du Calvaire. Car la démythification de la guerre qu’y entreprend le romancier pacifiste va bien au-delà de la modeste tentative des Soirées de Médan, six ans plus tôt. La guerre y est présentée, non seulement comme une succession d’horreurs – que la réalité historique a très rapidement dépassées –, mais aussi comme totalement absurde, parce que dépourvue de toute signification et de toute justification : la « Patrie » apparaît comme un mot vide de sens pour la plupart des combattants (voir la notice Patrie) et l’armée française est perçue par les paysans comme une armée d’occupation qui, au lieu de les protéger, les traite comme du bétail et leur impose un terrifiant racket. Si le baiser au Prussien a tant fait hurler les “patriotes”, c’est parce que le romancier y symbolisait l’amour de l’humanité par-delà toutes les frontières et le plaçait infiniment au-dessus de l’amour de la meurtrière  patrie.

Pour obliger ses lecteurs à déshéroïser la guerre, Mirbeau veut la leur faire apparaître sous un jour nouveau : celui de meurtres en grand et de massacres organisés et planifiés, auxquels les guerres modernes donnent une ampleur industrielle, à la différence des guerres artisanales d’autrefois, comme, la Guerre s’en vante elle-même auprès de l’Humanité souffrante, dans une prosopopée démystificatrice : « On me dresse plus de temples qu’à Dieu ; compte donc les forts, les bastions, les casernes, les arsenaux, tous ces chantiers effroyables où l’on façonne le meurtre, comme des bibelots, où l’on chantourne la destruction comme des meubles de prix. C’est vers moi que tendent tous les efforts humains ; pour moi que s’épuise la moelle de toutes les patries. L’industrie, la science, l’art, la poésie se font mes ardents complices pour me rendre plus sanguinaire et plus monstrueuse » (« La Guerre et l’homme », Lettres de ma chaumière, 1885). Les responsables de ces crimes abominables n’en sont pas moins honorés et statufiés, contre toute logique et toute justice : « On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passant d’un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l’on jette son tronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavois monstrueux ; en son honneur on dresse des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, les foules s’agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbre béni que gardent les saints et les anges, sous l’œil de Dieu charmé !… » (Le Calvaire, chapitre II). De fait, si le meurtre en petit continue d’être, « dans presque tous les États, rigoureusement interdit », en grand il cesse de l’être « aux militaires et marins dans l’exercice de leurs fonctions » (« La Marmaille », Paris-Journal, 30 janvier 1910). Et les peuples sont immanquablement entretenus dans l’idée que la guerre est grande, belle et nécessaire.

De surcroît, les motivations des criminels fauteurs de guerres ne sont pas plus dignes que celles du meurtrier, qui tue pour s’approprier le bien d’autrui, et les guerres ne sont jamais que des « brigandages », que l’on glorifie au lieu de les réprimer comme devraient l’exiger la loi et la morale, si elles étaient ce qu’elles prétendent être : « Un homme en tue un autre pour lui prendre sa bourse ; on l’arrête, on l’emprisonne, on le condamne à mort et il meurt ignominieusement, maudit par la foule, la tête coupée sur la hideuse plate-forme. Un peuple en massacre un autre pour lui voler ses champs, ses maisons, ses richesses, ses coutumes ; on l’acclame, les villes se pavoisent pour le recevoir quand il rentre couvert de sang et de dépouilles, les poètes le chantent en vers enivrés, les musiques lui font fête ; il y a des cortèges d’hommes avec des drapeaux et des fanfares, des cortèges de jeunes filles avec des rameaux d’or et des bouquets qui l’accompagnent, le saluent comme s’il venait d’accomplir l’œuvre de vie et l’œuvre d’amour. À ceux-là qui ont le plus tué, le plus pillé, le plus brûlé, on décerne des titres ronflants, des honneurs glorieux qui doivent perpétuer leur nom à travers les âges » (« La Guerre et l’homme », Lettres de ma chaumière, 1885). Quant à ceux qui refuseraient de tuer au nom de la Patrie sacralisée, leur compte est bon : « Comment ! tu ne veux pas tuer, misérable ? Alors la loi vient t’arracher à ton foyer, elle te jette dans une caserne, et elle t’apprend comment il faut tuer, incendier, piller ! Et si tu résistes à la sanglante besogne, elle te cloue au poteau avec douze balles dans le ventre, ou te laisse pourrir, comme une charogne, dans les silos d’Afrique. »  Dans ces conditions, la guerre est bien la « négation du Droit »  et la « négation de la Justice (ibid.).

Mirbeau désacralise aussi le génie militaire des grands meneurs d’hommes, en montrant, après Tolstoï, que le hasard joue un rôle prédominant dans les victoires militaires : « La guerre est une brute aveugle. On dit : “La science de la guerre”. Ce n’est pas vrai. Elle a beau avoir ses écoles, ses ministères, ses grands hommes, la guerre n’est pas une science ; c’est un hasard. La victoire, la plupart du temps, ne dépend ni du courage des soldats, ni du génie des généraux, elle dépend d’un homme, d’une compagnie, d’un régiment qui crie : « En avant ! » de même que la défaite ne dépend que d’un régiment, d’une compagnie, d’un seul homme qui aura, sans raison, poussé le cri de : “Sauve qui peut !” Que deviennent les plans des stratèges, les combinaisons des états-majors, devant cette force plus forte que le canon, plus imprévue que le secret des tactiques ennemies : l’impression d’une foule, sa mobilité, sa nervosité, ses enthousiasmes subits ou ses affolements ? La plupart des batailles ont été gagnées, grâce à des fautes fortuites, à des ordres non exécutés ; elles ont été perdues par un entêtement dans la mise en œuvre de plans admirables et infaillibles » (ibid.).

Quant à l’héroïsme du troupier, il convient de le relativiser : « L’héroïsme ni le génie ne sont dans le fracas des camps ; ils sont dans la vie ordinaire. Ce n’est point difficile de se faire trouer la poitrine, au milieu des balles qui pleuvent et des obus qui éclatent ; c’est difficile de vivre, bon et juste, parmi les haines, les injustices, les tentations, les disproportions et les sottises humaines. Oh ! comme un petit employé qui lutte, sans défaillance, à toutes heures, pour procurer à sa famille la maigre nourriture de chaque jour, me paraît plus grand que le plus glorieux des capitaines qui ne compte plus les batailles gagnées ! Et, comme je préfère contempler un paysan qui, le dos courbé et les mains calleuses, pousse la charrue, péniblement, dans le sillon de la terre nourricière, plutôt que de voir défiler des généraux au costume éclatant, à la poitrine couverte de croix ! C’est que le premier symbolise tous les sacrifices inconnus et toutes les vertus obscures de la vie féconde, tandis que les autres ne me rappellent que les tristesses stériles » (ibid.). Néanmoins, pendant la Première guerre mondiale, Mirbeau exprimera sa pitié et son admiration pour les poilus, mais parce que c’est bien contre leur gré qu’ils ont été envoyés à la boucherie : « J’abhorre la guerre, et c’est pour cela que j‘admire ceux qui la font, ne l’ayant pas voulue » (Interview par Jean Lefranc, Le Petit Parisien, 13 août 1915).

Malheureusement, pour les raisons les plus diverses, bon nombre d’hommes continuent d’attendre de la guerre des satisfactions : les uns de la gloire et des honneurs, les autres des émotions fortes ou un bon divertissement, d’autres encore de juteux profits : « On fait des affaires (quand on est intelligent), on peut gagner beaucoup d’argent. – Et se faire décorer », avouent cyniquement deux bourgeois (« Autour de la colonne », L’Écho de Paris, 3 mars 1891). Et puis, ce qu’on appelle, par antiphrase, l’éducation civique, entretient chez l’homme la « haine nationale » et le goût du meurtre : « Les vertus par où il s’élèvera au-dessus des autres, et qui lui valent la gloire, la fortune, l’amour, s’appuieront uniquement sur le meurtre… Il trouvera, dans la guerre, la suprême synthèse de l’éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé, enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale. » (« Frontispice » du Jardin des supplices, 1899). La guerre a donc encore de beaux jours devant elle...

Pourtant, en dépit de son habituel pessimisme, Mirbeau ne peut s’empêcher d’espérer qu’« un instinctif sentiment de révolte, entretenu par les littérateurs et les philosophes libres, entre dans nos âmes contre les brigandages des pasteurs de peuples », et que  « des millions d’êtres humains, las de donner leur vie pour des combinaisons territoriales, diplomatiques ou financières, auxquelles ils ne comprennent rien, poussent ce cri : “La paix, le désarmement ! Nous voulons travailler, nous voulons aimer, nous voulons vivre !” » (« La Gaîté de demain », Le Figaro, 13 décembre 1888). Malheureusement les pulsions homicides, sous l’effet de « la loi du meurtre », ont de bonnes chances de toujours l’emporter sur ce « sentiment de révolte ».

Voir aussi les notices Armée, Patrie, Meurtre, Morale, Le Calvaire et Sébastien Roch.

P. M.

 

 

 


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