Thèmes et interprétations

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Terme
POURRITURE

Le thème de la pourriture suscite un réseau obsédant d’images qui déborde du cadre romanesque et imprègne l’écriture dans sa totalité.  Apparaissant  dans les romans de jeunesse publiés sous divers pseudonymes, ce thème ne va cesser de se développer, de s’amplifier pour constituer un élément marquant du style et de la pensée d’Octave Mirbeau.

 

La pureté menacée

L’isotopie de la corruption est intrinsèquement liée à l’aventure du héros mirbellien. Ce dernier peut-être défini par l’évolution d’une figure primitive, qui se manifeste dès les romans « alimentaires ». La déchéance physique et morale s’affirme en opposition à une époque lointaine et révolue, moment défini par une exigence intransigeante de pureté totale. C’est l’espace de l’enfance, qui est celui de l’innocence. Effrayé par la laideur d’un monde hostile, l’enfant se réfugie dans le rêve et se démarque des autres. Pour cette raison, il devient vite un paria. Ainsi le narrateur de Dans le ciel est moqué par sa famille. Cet espace protecteur est défini par une lumière « claire », qui devient parfois « bouillonnements de crème mousseuse » et le regard jouit d’une pluie qui transfigure « des marronniers [qui] secouaient une poudre de sucre… » (L’Écuyère).  C’est le temps idéal mais fugitif d’un bonheur inaltéré. Car ce moment de l’enfance est précaire et menacé. 

 

L’espace urbain

Le monde adulte va s’employer à souiller l’enfant et le héros. Et la ville est l’espace privilégié de cette volonté corruptrice. Elle est le lieu de toutes les perditions et pervertit l'innocence de l'homme et les rêves de l’artiste.  Ce thème est représenté par une allégorie. C’est « le fleuve noir [qui] roulait ses eaux toutes pailletées de lueurs courtes, toutes moirées de reflets changeant comme une robe de bal », on y voit les « arcs constellés des ponts [qui] réfléchissaient dans l'onde leurs lumières qui serpentaient en zigzags tronqués et mouvant, ou bien s'enfonçaient en colonnades incandescentes, dans des profondeurs infinies, dans des ciels renversés, couleur de cuivre » et au sein de cet univers se meuvent « des silhouettes violentes […] et des silhouettes indécises, ombres sur de l'ombre [qui ] glissaient, sans bruit, sur le fleuve » (Dans le ciel). Le fleuve urbain chez Mirbeau est une eau viciée, symbolisant la corruption humaine. La ville bannit la vie encore innocente. Ce statut de l’espace urbain dans la topographie mirbellienne suscite des images liées à l’isotopie du bas : souterrains, égouts, couloirs, estomac, intestins, lieux sombres et humides. L’eau, qui était un élément positif dans les premiers romans, apparaîtra désormais sous ses formes les plus morbides : le gluant, la boue, la sanie.

 

La souillure

Dans cet espace délétère, l’homme est prisonnier de ses pulsions. C’est par la passion et l’appétit sexuel que l’équilibre précaire d’un bonheur immaculé sera rompu. L’appréhension confuse des désirs qui tourmentent sa chair trouble le héros. Dès lors, tout bascule et la corruption va s’imposer dans l’écriture. Le temps de l’enfance va définitivement s’évanouir lors d’une révélation brutale de la sexualité : le viol détruit l’enfant, dans son être et ses aspirations idéalistes. Julia (L’Écuyère) sera une des premières victimes, la première à incarner le traumatisme mirbellien. Plus tard, Sébastien Roch subira le même sort. Dès lors, il sera condamné à vivre en damné, incapable d’atteindre le bonheur et d’aimer. Lorsque la virginité n’est pas sacrifiée dans l’horreur du viol, la première expérience est marquée par la saleté. Ainsi, Célestine a perdu sa virginité dans les bras d'un «vieux, aussi velu, aussi malodorant qu'un bouc […], pour une orange » (Le Journal d’une femme de chambre). La sensation de souillure imprimée dans la chair, l’impossibilité de retrouver une innocence sacrée entravera toujours la quête du bonheur pour les personnages tourmentés. Sébastien ne pourra jamais connaître les délices de l’amour. Le leitmotiv de la pureté sacrifiée devient un thème lancinant et il semble que l’écrivain, dans l’impossibilité d’évacuer l’acte du « pourrisseur d’âme » (comme Mirbeau qualifie les prêtres), tisse inlassablement ce réseau d’images. Telle une catharsis nécessaire, l’écriture va tenter, en vain, d’assainir l’imaginaire de la conscience narratrice, représentée par le narrateur-personnage.

 

Le corps défait

La pourriture s’impose alors dans la narration. Les chairs et les éléments vont s’appesantir. La mort corruptrice s’immisce partout et triomphe dans la figure de l’obèse. Ainsi nombreux sont les individus encombrés d’un corps infirme ou impotent dans l’œuvre romanesque. Et la hantise des chairs défaites terrorise les êtres. Chacun a conscience qu’il est en sursis. La nourriture matérialise cette angoisse. L’aliment avarié représente lui-même un corps déliquescent et menace de contaminer celui qui l’ingurgite. Célestine a toujours peur de se ruiner l’estomac lors de ses pérégrinations professionnelles. La nourriture gâtée peut même servir de comparaison pour évoquer un individu à la morale douteuse : « Je le vois encore, gros, dodu, avec des gestes onctueux, des lèvres fourbes qui distillaient l’huile grasse des sourires, et un crâne aplati, glabre et rouge ainsi qu’une tomate trop mûre » (Dans le ciel).

 

La pourriture sociale

La corruption de la matière est indissociable de la corruption morale qui définit la société : prêtres, politiciens, courtisanes, parents, tous sont dominés par des désirs vils. Ils sont travaillés par l’avidité de l’argent et le besoin de flétrir la pureté insupportable. La volonté implacable du corps social va opprimer l’individu de la naissance à la mort. La pourriture des chairs va s’accompagner de la pourriture de l’esprit. La religion, l’éducation et la politique s’emploient à cette tâche et s’unissent, dans une même conspiration, pour souiller l’individu, le déposséder de lui-même afin d’en faire une marionnette malléable. La bourgeoisie, toujours prête à sacrifier la pureté sur l’autel du profit, est représentée par le corps vicié. Il est roulant et défait, contaminé par la pourriture. Ce mimétisme du corps et de la pourriture entraîne la peur de l’instable et développe une obsession de stabilité et de fermeté. Le protagoniste de Dans le ciel est terrifié par le ciel « immense, houleux comme une mer, […] où sans cesse de monstrueuses formes, d’affolantes faunes, d’indescriptibles flores, des architectures de cauchemar, s’élaborent, vagabondent et disparaissent ». Face à cela, on cherche toujours « quelque chose de ferme et de connu où poser sa vue ».

 

Fatalité du cycle naturel

Dans ce monde malsain, la femme est également un péril pour la santé du corps et de l’esprit. Damnée et tentatrice, elle favorise la corruption morale et physique. L’érotisme  qu’elle suscite est ambivalent et indissociable de la mort. Clara, personnage du Jardin des supplices, n’éprouve de frisson orgasmique qu’à son contact. « Les hommes !… ça ne sait pas ce que c’est que l’amour, ni ce que c’est que la mort, qui est bien plus belle que l’amour… ». À  son contact, le héros masculin se perd et  abdique toute dignité. Il devient insignifiant car « elle est à elle seule, toute la nature !…»  Il perd son intégrité et ne peut échapper à son emprise. Il ne peut que constater : « Je la désire et je la hais ». Souvent, le corps se gangrène d’abord dans ses zones érogènes, tant amour et corruption sont étroitement liés.

Pourtant la pourriture, complice de la mort, a quelque chose de baudelairien. Au sein de ses poisons réside la beauté du processus de la vie. Clara, héroïne hantant le Jardin des supplices, pressent cette alchimie et veut l’éprouver dans sa chair. Mais la promiscuité peut être fatale. Ainsi son amie Annie meurt dans une longue agonie qui, inéluctablement, flétrit sa beauté, le temps d’une progressive décomposition des chairs. Mirbeau est fasciné par ce processus paradoxal qui fait du pourrissement l’alchimie indispensable à la naissance de la   vie : « Il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté : c’est la pourriture. La pourriture en qui réside la chaleur éternelle de la vie. En qui s’élabore l’éternel renouvellement des métamorphoses ! ». Et, dans ce jardin, hymne à l’esthétique de la torture,  la matière putréfiée abreuve des plantes magnifiques et les rend « plus vigoureuses et plus belles ».

Ainsi l’œuvre montre l’homme prisonnier du cycle naturel qui le condamne à la reproduction et le voue à la mort, une fois cet acte accompli, grâce aux masques du désir et de l’amour. La vie, malgré le principe ascendant qui l’anime, chute vers la mort, et de la mort surgit la vie régénérée. Ainsi que l’explique l’abbé Jules à son neveu, l’amour n’existe que pour perpétuer la vie et l’humain est prisonnier de pulsions qui l’obligent à participer à l’absurde immortalité de la nature. Il est condamné à participer au cycle perpétuel dont les deux points opposés et mêlés sont Éros et Thanatos. La nature se nourrit du vivant qui, comme l’aliment, devient pourriture, prélude à la destruction finale.  La femme a un rôle essentiel dans cette machine à broyer les êtres. Elle entraîne le héros dans sa déchéance, fatalité à laquelle elle ne peut elle-même se soustraire. L’héroïne du Calvaire déplore de ne pouvoir échapper à l’emprise de ses instincts, même si, parfois, de courtes rémissions lui font retrouver la nostalgie d’une pureté perdue. Dans cette tragi-comédie, le temps, ligué avec la nature, est la force inexorable qui précipite la chute des corps.

Seule la mort peut redonner l’espoir de retrouver la pureté perdue. À l’instant  où Julia Forsell se suicide (dans L’Écuyère), elle retrouve le bonheur de l’être immaculé et dans les yeux de la morte « il y avait comme un rayonnement des sérénités reconquises ». L’abbé Jules, homonyme masculin de Julia, voit également la mort comme le moment où il disparaîtrait « dans les blancheurs grandioses », espace inverse du monde englué dans la corruption.

P. L.

 

Bibliographie : Gaétan Davoult, « Déchet et corporalité dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 115-137 ; Philippe Ledru, « Genèse d’une poétique de la corruption », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 4-26 ; Pierre Michel, « L’Écuyère : tragédie et pourriture », introduction à L’Écuyère, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-21.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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