Thèmes et interprétations

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Terme
ROMAN

 

Mirbeau est avant tout connu comme un romancier, auteur de deux best-sellers traduits en plus d’une vingtaine de langues, Le Journal d’une femme de chambre et Le Jardin des supplices, et il a à son actif dix romans signés de son nom et à peu près autant qu’il a publiés sous deux ou trois autres signatures. Et pourtant, comme l'avant-garde littéraire de la fin du siècle,  il a très vite pris conscience des limites du genre romanesque, jugé vulgaire et inférieur. Ainsi, en 1891, alors qu'il ahane sur la première mouture du Journal d'une femme de chambre, écrit-il à Claude Monet : « Je suis dégoûté, de plus en plus, de l'infériorité des romans, comme manière d'expression. Tout en le simplifiant, au point de vue romanesque, cela reste toujours une chose très basse, au fond très vulgaire ; et la nature me donne, chaque jour, un dégoût plus profond, plus invincible, des petits moyens .» Il va donc contester de plus en plus vigoureusement la forme romanesque, d'abord de l'intérieur, en multipliant les transgressions et les exemples de désinvolture à l'égard des normes en usage, avant de finir par s'en affranchir complètement et de ne rien conserver, dans ses dernières œuvres, de ce qui en était, semble-t-il, des ingrédients indispensables.

 

La contestation du roman

 

Ce que Mirbeau conteste de plus en plus, ce sont les présupposés du roman balzacien ou zolien :

* Il présuppose tout d’abord l'existence d'une réalité extérieure et objective, alors que, pour Mirbeau, ce que l'on entend par “réalité” n'est jamais qu'une convention, le réel n'existant que réfracté par une conscience, et, dans une œuvre d'art, par un « tempérament » d'artiste. C’est donc une mystification que de laisser entendre que le roman peut être « réaliste » :  « En art, l'exactitude est la déformation, et la vérité est le mensonge. Il n'y a rien d'absolument exact et rien d'absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d'individus » (« Le Rêve  », Le Gaulois, 3 novembre 1884). Aussi Mirbeau tente-t-il de nous faire coïncider avec le contenu d'une conscience dont il nous transcrit les impressions et les états d'âme, mais sans nous garantir pour autant qu'ils correspondent à une réalité objective : soit parce qu'il s'agit de visions cauchemardesques liées à la fièvre ou au délire, comme chez Dostoïevski ; soit parce que le narrateur lui-même n'est plus certain de l'authenticité de ses impressions et insinue le doute dans l'esprit des lecteurs, comme au début de La 628-E8. En jetant ainsi la suspicion sur le récit qui va suivre, Mirbeau affirme du même coup la totale liberté de l'artiste à l'égard d'une pseudo-réalité que l'écrivain “réaliste” serait censé copier bêtement..

            * Le roman “réaliste” présuppose aussi que cette réalité objective est intelligible, et que, à la lumière des progrès de la science, le romancier est habilité à nous en présenter une vision clarifiante. Or, aux yeux de Mirbeau, c'est là une double illusion. D’une part, il ne croit pas que la vérité soit accessible à l'homme, ni que l'homme, dominé par des pulsions inconscientes, et traversé de contradictions, puisse être autre chose qu'un insondable mystère. D’autre part, l'œuvre d'art, expression d'un vécu unique, n'a rien à voir avec la recherche scientifique, et son objectif, exprimer la vie multiforme, est fondamentalement différent de celui d'un savant, qui tente d'élucider les mystères de la nature : « Nous ne voulons plus que la littérature et la poésie, ces mystères du cerveau de l'homme, soient de la physique et de la chimie, que l'amour soit traduit en formules géométriques, qu'on fasse de la passion humaine un problème de trigonométrie » (« Le Rêve  », loc. cit.). Vouloir ainsi ramener toutes choses à des déterminismes simples, réduire l'homme à des mécanismes élémentaires, c'est nier l'infinie complexité de la vie, c'est mutiler l'âme humaine, c'est nous proposer, au nom de la science, une vision qui ne peut être que mensongère. Mirbeau va donc de plus en plus refuser l'excès de clarté caractéristique de l'art français : il renonce à l'analyse psychologique, appauvrissante et desséchante, pour lui substituer la simple suggestion d'états de conscience discontinus ; il peint souvent les personnages les plus intéressants de l'extérieur, pour préserver leur épaisseur ; il présente des personnages qui donnent une impression d'incohérence ;  et il renonce à tout éclaircir, allant jusqu’à laisser en blanc des épisodes décisifs et frustrant délibérément la curiosité du lecteur.  

            * Le roman du XIXe présuppose aussi que cette réalité, objective et intelligible, peut être exprimée par le truchement des mots, et que le langage est apte à restituer la richesse de l'expérience humaine et la beauté de la nature. Double illusion ! Car, pour Mirbeau, « la nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible à n'importe qui de la rendre comme on la ressent », comme il le confie à Claude Monet en 1887. Quant au langage, il ne sera jamais « qu'une plate, mensongère et absurde contrefaçon de la vie ». Mirbeau a une telle conscience coupable de l'abîme infranchissable qui sépare la richesse du monde et la dérisoire pauvreté des moyens linguistiques dont il dispose, qu'il est constamment rongé par le sentiment lancinant de son impuissance et tenté par le silence.

            * Le roman balzacien présuppose encore que le récit des événements soit organisé, composé, arrangé, en fonction des finalités du romancier, qu'il s'agisse de produire un effet dramatique savamment préparé, d'illustrer une analyse préétablie, de susciter une émotion, ou tout simplement d'alimenter la curiosité du lecteur. Dès lors, tout ce qui est rapporté occupe une place déterminée à l'avance et a une utilité, tout est clair et  cohérent, et par conséquent tout semble avoir un sens, par référence au projet du romancier, substitut de Dieu. Pour Mirbeau, matérialiste conséquent, il n'y a aucune finalité à l'œuvre dans ce « crime » qu'est l'univers, où rien ne rime à rien et où règnent le chaos et l'entropie, et il juge infondée la prétention des scientistes à affirmer un déterminisme absolu, comme si les savants pouvaient posséder l'omniscience divine. Aussi remet-il en cause la composition romanesque, qui tend à faire croire que les choses ont un sens et que tout se tient, n'y voyant qu'une convention mensongère : « Est-ce qu'il y a de la composition chez Tolstoï et Dostoïevski ? » (Interview par Maurice le Blond, L'Aurore, 7 juin 1903). Il va donc s'affranchir progressivement des règles de la composition : .après avoir rédigé, comme “nègre”, des romans conçus sur le modèle d'une tragédie, il commence à prendre des libertés avec la norme dans ses romans “autobiographiques”, puis, à partir de Dans le ciel, renonce définitivement à tout récit linéaire et tend à réduire le roman à une simple juxtaposition d'épisodes sans autre lien les uns avec les autres qu'un narrateur unique (dans Les 21 jours ou Le Journal), ou que la volonté arbitraire du romancier démiurge de coudre ensemble des chroniques et des récits que rien ne prédisposait à voisiner (dans Le Jardin des supplices).

            * Le roman présuppose enfin le respect d'un certain nombre de codes, qui, pour Mirbeau, constituent autant de lits de Procuste et ne sont en réalité que des conventions hypocrites : les codes de la vraisemblance, de la crédibilité romanesque et de la bienséance. Pour lui, le “vraisemblable” n'est autre qu'une dénégation du vrai, qui fait peur, et reflète l'opinion moyenne de Français moyens qui se bouchent les yeux devant une réalité qui dérange leur confort intellectuel ou leur bonne conscience : il lui préfère donc le vrai, quitte à choquer ou à être accusé d'exagération.  De même il transgresse avec désinvolture le code de la crédibilité romanesque, qui exige du romancier qu'il respecte le contrat tacite passé avec les lecteurs, en leur offrant un ensemble cohérent, où tout se tienne, où la logique soit respectée, où les apparences d'authenticité soient sauvegardées : ce faisant, il déconcerte le lecteur.. Quant au code de la bienséance, qui interdit, au nom de la « morale » (voir la notice Morale),  que l'on traite dans la littérature des sujets tabous ou choquants, ce n'est jamais qu'une tartufferie : Mirbeau ne se prive donc pas d'évoquer sans fard les effets perturbateurs du refoulement sexuel des prêtres (L'Abbé Jules), la sodomie jésuitique (Sébastien Roch), l'onanisme des adolescents (Le Calvaire, Sébastien Roch), le saphisme (Le Journal d'une femme de chambre), le sadisme (Le Jardin des supplices), et toutes les « cochonneries » d'alcôve, au risque de se faire accuser d'immoralité et taxer de pornographe.

 

La production romanesque de Mirbeau

 

En transgressant ainsi ouvertement toutes les règles traditionnelles d'un genre qu'il juge dépassé, Mirbeau a manifesté clairement son intention de frayer des voies nouvelles. Mais ce n'est que progressivement qu'il en est arrivé à une remise en cause radicale. Il lui a fallu auparavant faire ses gammes pendant des années, pour acquérir une parfaite maîtrise de son métier, et recevoir, entre 1884 et 1887, la « révélation » du roman russe, qui va bouleverser complètement son projet littéraire.  

 

            * Les romans nègres

Rédigés au début des années 1880, ces romans présentent une très grande unité thématique. D'une part, il s'en dégage une philosophie foncièrement pessimiste, où se ressent fortement l'influence de Schopenhauer : l'amour est une torture ; entre les sexes domine la guerre ; le bonheur est impossible ; le renoncement permet bien de limiter, difficilement, la souffrance, mais seule la mort apporte le repos définitif. D'autre part, il en ressort une peinture extrêmement noire de la société contemporaine, et c'est à peine si, parfois, le réquisitoire est tempéré par l'humour et la fantaisie : les classes dominantes sont hypocrites et pourries ; les politiciens sont des ambitieux sans scrupules ; la presse est vénale et anesthésiante, et vit de chantage ; l'argent seul est honoré et corrompt les cœurs et les institutions ; le mercantilisme généralisé transforme les valeurs et les hommes en de simples marchandises, dont le prix fluctue selon la loi de l'offre et de la demande. Ce qui distingue ces romans de commande, à objectif essentiellement alimentaire, des romans de la maturité, c’est d’abord que Mirbeau ne les nourrit pas de sa propre chair et multiplie les réminiscences d'œuvres littéraires du siècle, histoire d’assimiler les leçons des grands maîtres et de s’entraîner pour pouvoir ensuite voler de ses propres ailes. C’est aussi qu’il ne remet pas encore en cause la formule du roman balzacien : la plupart des récits sont conçus comme des tragédies de la fatalité, et, une fois posée la situation de départ et noués les liens qui unissent les protagonistes, les choses évoluent avec toute l'implacable rigueur d'un mécanisme d'horlogerie.   

 

            * Les romans “autobiographiques”

Les trois premiers romans avoués d'Octave Mirbeau, Le Calvaire (1886), L'Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890) ont souvent été qualifiés d'autobiographiques, parce que le romancier en situe l'action dans des milieux et des décors qu'il connaît parfaitement par expérience et y retrace, à peine transposés, des épisodes de sa vie. La subjectivité y est totale, à la différence des œuvres antérieures. Ces trois romans apparaissent comme relativement classiques, en comparaison des récits postérieurs : on y trouve une histoire qui entretient la curiosité du lecteur,  des personnages auxquels on peut s'identifier, ou que l'on peut reconnaître, un décor géographiquement situé, souvent évoqué dans des descriptions de facture impressionniste, des milieux sociaux soigneusement circonscrits dans l'espace et le temps, ce qui les rapproche des romans d’inspiration réaliste.

Néanmoins les influences dominantes sont celles de Dostoïevski, de Barbey d'Aurevilly, de Tolstoï et d'Edgar Poe. Et Mirbeau prend nombre de libertés avec les normes du roman prétendument réaliste : vision tout à fait subjective des choses et projection du tempérament du narrateur dans le récit, qui prend souvent une allure pathologique, voire hallucinatoire ; refus de l'omniscience du romancier, qui, au contraire, cache les ressorts des êtres ; refus de la linéarité du récit ; transgression des codes de vraisemblance, de crédibilité et de bienséance ; et mise en œuvre d'une psychologie des profondeurs inspirée de Dostoïevski, qui met l'accent sur les pulsions inconscientes et inexpliquées des personnages, ainsi que sur leurs contradictions et incohérences, confinant parfois à la pathologie.  Ces trois premiers romans officiels constituent une sorte de compromis entre la formule traditionnelle du roman français et l'apport du roman russe.

 

            * Les romans de la déconstruction

De plus en plus dégoûté de la forme romanesque, Mirbeau franchit un pas décisif vers la déconstruction du genre dans les trois œuvres suivantes : Le Journal d'une femme de chambre, pré-publié en 1891, Dans le ciel, pré-publié en 1892-1893, et Le Jardin des supplices, dont la première esquisse, En mission, paraît dans L'Écho de Paris dès 1893. Mirbeau ne publiera jamais Dans le ciel en volume et attendra nombre d’années avant de faire paraître Le Jardin (en 1899) et Le Journal (en 1900), ce qui est  révélateur de ses doutes et de ses hésitations.

Dans ces trois romans, il rompt beaucoup plus nettement avec les conventions romanesques en vigueur : Le Jardin et Le Journal sont des romans à tiroirs fort désinvoltes, faits de pièces et de morceaux, qui avaient été conçus séparément et dans des intentions différentes, mais qu'il s'est efforcé d'amalgamer tant bien que mal, sans s'astreindre à la cohérence ; le récit n'est pas linéaire, la chronologie est bousculée, le passé vient constamment se mêler au présent du narrateur et le rythme est irrégulier ; il n'y a aucune unité de ton, particulièrement dans le grinçant Jardin des supplices, où la caricature voisine avec le discours politique et l'humour noir avec le sadisme halluciné, ce qui contribue à déstabiliser le lecteur ; le romancier ne se soucie pas de composer, il n'articule pas le récit autour d'un nœud dramatique aboutissant à un dénouement ; la curiosité du lecteur est délibérément frustrée ; enfin, la vraisemblance et la crédibilité romanesque sont mises à mal, particulièrement dans Le Jardin, où la désinvolture du romancier est si flagrante que le lecteur est en droit de se demander s'il ne s'agirait pas d'une mystification, à l'instar de la mission confiée au pseudo-embryologiste.

Néanmoins ce sont encore des romans, qui nous présentent des personnages de fiction et les situent dans une époque déterminée, dans un certain milieu social et culturel, avec tout ce que cela implique de “réalisme” social, d'impressionnisme descriptif ou de psychologie en action. Simplement, la peinture de la réalité sociale (dans Le Journal ou Dans le ciel) ou de la vie politique (dans « En mission ») voisinent avec nombre d'épisodes grotesques ou cauchemardesques et de descriptions fantasmagoriques, d'où est clairement bannie toute référence à une réalité objective. De plus, le romancier fait à tout instant sentir sa présence de démiurge : il est là, qui tire les ficelles de ses personnages, et qui leur prête à l'occasion ses propres discours. Bref, il refuse de jouer le jeu du romanesque, et le lecteur risque d'en être tout désarçonné.

 

            * Au-delà du roman

Avec les trois dernières œuvres narratives publiées de son vivant, Les 21 jours d'un neurasthénique (1901), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), Mirbeau franchit un nouveau pas vers la mise à mort du roman, car elles se situent au-delà du genre romanesque tel qu'il s'est fixé au XIXe siècle. Dans Les 21 jours, Mirbeau s'est livré à un patient collage d'une cinquantaine de contes parus dans la presse depuis près de quinze ans, et  le narrateur unique, imaginé pour les besoins de la cause, et qui a pour unique fonction de juxtaposer des récits autonomes, n'est qu'un témoin accidentel, sans le moindre lien avec les récits qu'il reproduit ;  dans les deux volumes suivants, le romancier se met lui-même en scène, dans une espèce d’autofiction avant la lettre, et envahit tout le champ, sans avoir besoin de s'encombrer de porte-parole peu crédibles, et tous les événements, vécus ou imaginés, sont réfractés à travers un tempérament, qui apparaît à Roland Dorgelès comme « une étrange machine à transfigurer le réel » ; on ne trouve plus d'action ni d'intrigue, ni de trame romanesque, ni même de lien entre les épisodes, et la fantaisie de l'écrivain se donne libre cours ; quant aux véritables héros, ce ne sont plus des humains, mais une machine, l’automobile 628-E8, et un chien, Dingo...

Mirbeau n'entend pas pour autant remplacer le roman du XIXe siècle par un genre nouveau et édicter de nouvelles règles qui se substitueraient aux anciennes. Libertaire jusque dans sa création littéraire, il se méfie des manifestes, des dogmes et des recettes, et il souhaite visiblement dépasser les divisions traditionnelles entre les genres. Il n'obéit qu'à sa fantaisie sans se préoccuper de théoriser. De même qu'il se défie des utopies sociales préétablies et n'a cure de préciser les contours de la cité idéale, il se garde de fixer les principes d'une littérature nouvelle conforme à ses rêves. Il préfère prêcher d'exemple : c'est en marchant qu'il prouve le mouvement, et qu'il affirme du même coup l'absolue liberté de l'écrivain.    

Voir aussi les notices Négritude, Mots, Autobiographie, Autofiction, Morale, Combats littéraires et Œuvre romanesque.

                   P.  M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau et le roman, Société Octave Mirbeau, 2005, 275 pages ; Anita Staron, L’Art romanesque d’Octave Mirbeau. Thèmes et techniques, thèse dactylographiée, université de  Lódz, juin 2003, 317 pages.


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