Thèmes et interprétations

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Terme
DECADENCE

 

De Mallarmé à Rachilde en passant par Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Catulle Mendès et Jean Lorrain, la décadence semble réunir dans un mouvement aléatoirement cohérent une nébuleuse d’écrivains fin-de-siècle. Mirbeau fut-il décadent ? Notre lecture de son œuvre ne l’est-elle pas davantage ?

Les tendances littéraires – thèmes et procédés – de Mirbeau, pour décadents qu’elles soient perçues par certains de ses contemporains, ne s’inscrivent pas sous le patronage réclamé d’un héritage philosophique qui donnerait l’illusion d’une assise théorique recherchée. Mallarmé, Villiers, ont lu peu ou prou Hegel ; Baudelaire, Platon ; Schopenhauer impressionne, un temps, Huysmans ; en revanche, le croisement baroque ou décadent entre philosophie et littérature n’est pas du fait de Mirbeau. Mais s’il est rationnel et volontiers ennemi des élucubrations, s’il se défie d’une quelconque recherche de l’Absolu ou des aspirations à l’idéal – signes qui bien souvent sont la marque antimatérialiste des décadents –, Mirbeau n’intellectualise pas sa littérature au point d’aligner sa pensée et ses œuvres. Difficile de jauger sa connaissance réelle des écrits de Nietzsche ou de Schopenhauer.

Sans conteste, à la différence de Maupassant ou des Goncourt, avec qui il partage néanmoins nombre de traits littéraires communs, Mirbeau peut, à certains égards, être rangé aux côtés d’écrivains esthètes comme Jean Lorrain, qui accuse une sensibilité d’une richesse et d’une complexité assez voisines. Éminemment moderne, l’œuvre de Mirbeau sait s’ouvrir à des influences et des tendances diverses, à la fois françaises et étrangères, classiques et novatrices ; sa résistance à toute espèce de classement définitif la rend assez proche des œuvres décadentes. Mais, à l’inverse de Lorrain, la vie de Mirbeau (car le concept de décadence ne saurait être complètement dissocié de l’existence de l’artiste) ne donne guère de prises à la critique inhérente au constat de décadence : nulle vie aventureuse, si ce n’est quelques frasques de jeunesse, peu d’excès en dehors de ceux liés au travail, nulle exhibition d’une quelconque homosexualité : en somme, l’équilibre bourgeois d’un homme marié. Non qu’il faille y voir quelconque prévention de la part de Mirbeau, qui agrée l’œuvre et les choix d’écrivains emblématiques de la décadence des dernières années du XIXe siècle : le nom de Lorrain a été cité, ajoutons-y celui d’Alfred Jarry, ou d’Oscar Wilde, ardemment défendus, peut-être celui de Montesquiou, un temps fréquenté ; en revanche, les excès maniérés (« Huysmans, ce Dubrujeaud de la décadence »), esthétisants et antinaturels (œuvre et vie) des peintres préraphaélites sont moqués, notamment dans Le Journal d’une femme de chambre, ou dans la chronique : mythes et allégories, clés de l’esthétique décadente, sont résolument repoussés.

Et pourtant, névrosé – neurasthénique précisément –, Mirbeau l’est en son for intime. Les errements et les instabilités profondes de son moi sont inscrits dans les faiblesses de sa constitution : d’apparence physique robuste, l’athlète accuse en réalité une vulnérabilité nerveuse réelle. La mort et son angoisse, Mirbeau les pressent très tôt comme inexorablement présentes au sein même de la vie, et l’artiste va fatalement inscrire dans son esthétique cette intuition d’une destruction partout à l’œuvre.

Avant d’être affaire de luxure ou de complaisance face au tableau de la douleur, de la débauche ou de la mort, la thématique décadente trouve l’une de ses expressions privilégiées dans la place du regard. Plus que de jouir de la souffrance de l’autre ou du spectacle de sa nudité, l’esprit décadent se repaît avant tout du spectacle en tant qu’acte scopique, à la portée indicible, car très peu cérébrale. Les personnages de Mirbeau succombent volontiers à ces images de la tentation, mieux, à cette tentation de l’image : celle de Juliette s’impose à Mintié jusqu’à l’aliénation, celle de Marguerite à Sébastien Roch, celle de Mathurine à Jules, et cette cohorte d’hallucinations, à l’imagination débridée de Mirbeau. En ce sens, les figures mirbelliennes disent de façon évidente leur lien avec ces autres machines à transfigurer le réel en images expressionnistes que sont les artistes décadents Lemonnier ou Lorrain. À ce titre, non seulement les tendances esthétisantes (style sophistiqué et écriture artiste) du Jardin des supplices, mais plus généralement la place de l’art et de l’artiste dans l’œuvre (Le Calvaire, Dans le ciel), procède de la même fascination pour la forme et l’image, qui peut être comptée au titre des clés de l’esprit décadent dès lors qu’elle confine à l’obsession, jusqu’à devenir un authentique matériau littéraire, et que son rôle est de combler les frustrations et les insatisfactions qui naissent d’un ordre social débilitant.

Le paradoxe mirbellien, c’est le glissement des genres : rencontrer une forme consacrée de décadence – dominée par sa cohorte de complaisances morbides au spectacle de la mort et de l’amour – dans les romans prétendument naturalistes, comme Le Journal d’une femme de chambre ; et à l’inverse, une décadence vitaliste, naturelle, dynamique, dans une œuvre typiquement fin-de-siècle, comme Le Jardin des supplices. Doublement présente, à la fois négatrice et réalité motrice d’un essor, la décadence écrite par Mirbeau ouvre son œuvre sur le vingtième siècle ; elle prend son impulsion dans une vision désabusée et nihiliste de la condition humaine rongée par le pressentiment de la mort et de l’incapacité de l’homme de s’en extraire par la force de sa volonté ; mais la démarche est créatrice et constructive, en cela qu’elle produit une œuvre jubilatoire et fonde une esthétique très exigeante.

Car les personnages de Mirbeau ne cessent pas d’être actifs. Leur impuissance à l’être pleinement, à tout le moins, ne résulte pas de l’abandon à un penchant délétère qui les condamnerait à la récurrence d’une situation d’échec, ou d’une tentation régressive : s’ils existent chez Mintié ou Sébastien Roch, minés par un complexe d’impuissance, il y a loin d’eux aux Hors nature de Rachilde ou aux personnages masculins de Paul Adam ou de Jean Lorrain. L’échec sentimental de Mintié, la complexité de son environnement familial ou scolaire aux yeux de Sébastien, ne déterminent pas une satisfaction masochiste, chez ces personnages qui fuient résolument la source de leur souffrance, en la combattant, à l’inverse de ces figures décadentes qui affichent une délectation doloriste. Le duc Jean Floressas des Esseintes compose les motifs d’un univers qui le coupe du vrai monde. Bolorec, l’abbé Jules, Thérèse, Madeleine, sont des êtres souffrants, d’une souffrance qui attise leurs tendances réfractaires ; ces insoumis refusent d’être le bourreau et la plaie, loin de toute coquetterie romanesque et de toute esthétisation du mal. Si Célestine cultive l’ambiguïté, ce n’est que ponctuellement, sans que le discours social en perde de son acuité.

Reste le narrateur du Jardin des supplices : féminisation du masculin, inclination narcissique, tentation régressive, fascination esthétique, côtoiement des contraires, cousinage de l’amour et de la mort, thème de l’éternel retour, obsession du regard. Il semble que l’on atteigne là un apex décadent qui se décline sur tous les modes. C’est que le roman de 1898 permet d’approcher la singularité de la décadence pratiquée par Mirbeau.

Car le discours sur la nature, stimulant, car à l’origine d’une dynamique vitaliste sans cesse renouvelée, interdit quelque part que l’on restreigne Mirbeau à cette problématique décadente ; on chercherait en vain chez Baudelaire, Lorrain ou Huysmans les traces de cette nécessité de mettre au diapason des grandes voix naturelles, art, littérature, humanisme, société, conceptions politiques et pédagogiques. Bien plus, la ferveur panthéiste de Mirbeau confine là à une mythologie cosmique où la femme figure le maillon de la chaîne entre l’homme et la nature, dans une perspective fort construite. On voit que cette décadence-là ne se cantonne pas à une fascination malsaine pour le mal : un autre contemporain, Paul Adam, avait assez bien mis en relief les affinités entre décadence et énergie. Mirbeau n’emprunte certes pas la même voie, car son œuvre ne se départit pas d’une dimension grand-guignolesque et ricanante, mais Le Jardin des supplices exploite librement les possibles d’une réforme des mœurs occidentales à partir du modèle barbare et décadent de la Chine.

S. L.

 

Bibliographique : Samuel Lair, « Le Naturalisme en question chez Octave Mirbeau et Camille Lemonnier », dans Cahiers Mirbeau, n° 9 , pp. 50-63 ;  Samuel Lair, « Mirbeau et Lorrain : deux modernes », in Jean Lorrain, Autour et alentours, Société des amis de Jean Lorrain, 2007, pp. 53-62 ; P. et R. Wald Lasawski, « L’hystérie, la luxure et la chair », Magazine littéraire, n° 289, « Les énervés de la Belle Époque », juin 1991, pp. 18-20 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le symbolisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 8-25 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’hystérie », in Écrire la maladie, Imago, 2002, pp. 71-84 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », Actes du colloque Octave Mirbeau  d’Angers, Presses Universitaires d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L’Imaginaire fin de siècle dans Le Jardin des supplices », Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses Universitaires d’Angers, 1992, pp..225-234 ;  Robert Ziegler, The Nothing Machine : The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New-York, collection « Faux Titre », n°  298, 250 pages, 2007.


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