Thèmes et interprétations

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Terme
SYMBOLISME

On entend généralement par symbolisme, dans le domaine de la littérature française, toute une mouvance de poètes qui se réclament de Baudelaire et à laquelle se rattachent des poètes aussi différents que Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Francis Viélé-Griffin, Maurice Maeterlinck, Georges Rodenbach, Gustave Kahn, Saint-Pol-Roux, Émile Verhaeren, Stuart Merrill et jusqu’au futur classique Jean Moréas – qui lui a curieusement trouvé un nom de baptême, en 1886 –, auxquels il convient d’ajouter les critiques et théoriciens Remy de Gourmont, Albert Aurier, Charles Morice et Camille Mauclair. Ils ont en commun une profonde hostilité au naturalisme et au scientisme autant qu’à l’académisme, le sens du mystère, le goût du rêve, la recherche de l’analogie, le souci du renouvellement de la prosodie, et la volonté de mettre en œuvre des ressources nouvelles à leur art pour évoquer des impressions, perceptions et émotions ne relevant pas du rationnel. Pour autant il ne s’est jamais agi d’une école ni d’un mouvement constitué.

 

Un compagnon de route ?

 

Mirbeau partage avec la mouvance symboliste bien des exécrations (le positivisme, le rationalisme, le naturalisme, le mercantilisme, le philistinisme des bourgeois) et bien des admirations (à commencer par Baudelaire). Il a lui aussi le désir de ne pas se contenter de l’apparence superficielle des êtres et des choses pour tenter d’atteindre leur « âme », inaccessible au commun des mortels dûment larvisés, de remettre en cause ce que le sens commun entend par « réalité » et d’aspirer à un profond renouvellement des formes esthétiques. Il est même tout naturel qu’il ait pu apparaître un moment comme un compagnon de route, quand, par exemple, il a lancé Maurice Maeterlinck, en août 1890, promu Paul Gauguin, en février 1891 et encensé Vincent Van Gogh, en mars 1891. Si l’on ajoute qu’il était un grand admirateur et ami de Mallarmé, auquel, de son propre aveu, il vouait un culte, qu’il est le premier à avoir cité des vers inédits de Rimbaud, alors complètement inconnu, qu’il a été le défenseur de Remy de Gourmont et de Marcel Schwob, qu’il a été l’un des tout premiers à prodiguer des éloges au jeune Paul Claudel, qu’il a participé à la pension allouée à Verlaine, qu’il s’est fort entiché, et durablement, de Georges Rodenbach, et qu’il a soutenu les efforts de Lugné-Poe pour dépoussiérer le vieux théâtre en acclimatant des dramaturges symbolistes, on serait tenté d’en conclure que son compagnonnage a des racines solides.

Pourtant Mirbeau s’est rapidement détaché de la mouvance symboliste et, sans rien renier de ses admirations ni de ses amitiés, il est devenu un féroce contempteur des avatars du symbolisme, tant des postures artificielles et des prétentions grotesques de certains poètes et théoriciens infatués d’eux-mêmes (voir par exemple « Portrait », Gil Blas, 27 juillet 1886) que de l’idéologie rétrograde, d’inspiration religieuse, qu’il subodorait derrière la phraséologie de pâles épigones. Tant qu'il s'est agi de se rebeller contre les impasses du naturalisme et du scientisme, et, par-delà les cibles conjoncturelles, contre les fausses valeurs d'une société bourgeoise moribonde, du mercantilisme à l'académisme, il a soutenu de sa plume et de son entregent, voire de ses « phynances », les efforts de ses cadets, qui menaient aussi le bon combat. Mais il a vite compris que, dans la bataille littéraire qui fait rage, le symbolisme n'est pour les uns qu'une carte de visite à monnayer, pour d'autres le cache-sexe d'une impuissance congénitale, et pour d'autres encore une voie de passage obligé vers un retour à la religion de leurs pères, qu'il exècre entre toutes. 

 

Critique du symbolisme

 

Les symbolistes souffrent en effet à ses yeux de plusieurs défauts rédhibitoires :

- D’abord, nombre d’entre eux tournent le dos au combat social, tout en prétendant stigmatiser la société bourgeoise qui les révulse : cette « lâche et hypocrite désertion du devoir social », comme il la qualifie dans son roman Dans le ciel (1892-1893), Mirbeau ne cessera de la dénoncer, y compris chez ceux qui ont manifesté un temps l’intention de s’engager dans le combat libertaire alors à la mode. Aussi bien ceux qui se servent de la littérature pour faire carrière et s’échouer lamentablement à l’Académie, comme Henri de Régnier que ceux qui acquièrent à bon compte une réputation usurpée auprès d’une jeunesse idéaliste et abusée, tel Francis Vielé-Griffin, dont il raille le prétendu « chef-d’œuvre », La Chevauchée de Yeldis (« Le Chef-d’œuvre », Le Journal, 10 juin 1900).

- Il leur reproche surtout de fuir la réalité dans le rêve et de s'éloigner de la « nature », d'où procède, selon lui, toute beauté, faute de parvenir à la sentir, à la comprendre et à l'exprimer. Ainsi écrit-il en 1904 de Charles Morice qu'il « ne comprend absolument rien aux beautés de la nature » : il « se vante même, avec un orgueil joyeux, de n'y rien comprendre, et s'en va proclamant qu'un artiste n'est réellement un artiste qu'à la condition qu'il haïsse la nature, qu'il tourne à la nature un dos méprisant et symbolique, et qu'il cherche, en dehors de la nature, dans la Surnature et l'Extranature, une inspiration plus noble et plus inaccessible » (« Claude Monet », L'Humanité, 8 mai 1904).

- Il les accuse également de dogmatisme stérile. Autant lui semble « admirable » l'expression du « mystère » des choses par « la transposition de la nature extérieure dans l'âme humaine, et de l'âme humaine dans les choses » (« Georges Rodenbach », Le Journal, 15 mars 1896), telle que la réalise son cher Rodenbach, autant il lui paraît vain de proposer un système de décodage des correspondances, ou des règles infaillibles d'expression de l'universelle analogie, par le truchement de telle figure de rhétorique ou de tel type de vers, « libre » de préférence. Or chacun des poètes qui se rattachent au tronc symboliste tend naïvement à se croire seul détenteur de la vérité, d'où des querelles dérisoires dont Jules Huret s'est fait l'écho imperturbable dans sa célèbre Enquête sur l’évolution littéraire (1891). Il en va de même dans le domaine de la peinture : Mirbeau voit dans les peintres symbolistes et préraphaélites des « fumistes », des « farceurs », des « mystificateurs », qui, à l'instar des critiques de théâtre ou d'art, se vengent de leur ignorance et de leur stérilité en proclamant, de leur autorité privée, les lois infrangibles de la beauté : « Les théories, c'est la mort de l'art, parce que c'en est l'impuissance avérée. Quand on se sent incapable de créer selon les lois de la nature et le sens de la vie, il faut bien se donner l'illusion de prétextes et rechercher des excuses. Alors on invente des théories, des techniques, des écoles... » (« Botticelli proteste », Le Journal, 11 octobre 1896). 

- Et puis, la priorité accordée à la poésie, truchement privilégié du décryptage des signes,  trop souvent ésotérique, au détriment de la prose, accessible au plus grand nombre, apparaît plus que suspecte aux yeux d’un pourfendeur du langage pseudo-poétique : « La poésie n'a point mes préférences. Je suis même d'avis que, le plus souvent, on n'écrit en vers que parce qu'on ne sait pas écrire en prose, ou bien parce qu'on n'a rien à dire – rien surtout à démontrer, à prouver » (« Le dixième de l’Académie Goncourt », Gil Blas, 24 mai 1907).  Il en donne un aperçu en citant de larges extraits de Vielé-Griffin avant de s’écrier, avec un feint désespoir comique,  à l’adresse de son contradicteur Edmond Pilon :  « Qu’est-ce que tout cela veut dire ?… Quelle est cette langue ?… Est-ce du patois américain ? Est-ce du nègre ?… Qu’est-ce que c’est ? Ah ! je voudrais le savoir ! » (« Le Chef-d’œuvre », loc. cit.) Pour Mirbeau, la poésie telle que l’entendent la majorité des jeunes poètes égarés, à moins qu’ils ne soient tout simplement à la recherche d’une place reconnue et honorifique dans le champ littéraire, n’est jamais, elle aussi, qu’une « mystification ».  

 

Le véritable symbole

 

Certes, Mirbeau est en quête d'écrivains et d'artistes qui, par la « magie » de leur art, lui procurent des émotions inédites, et le fassent accéder à un monde de mystère inaccessible aux « larves » humaines.  Peu lui chaut alors le moyen mis en œuvre, pourvu que le résultat espéré soit obtenu. Rembrandt et Beethoven, « les deux ferveurs de [sa] vie » (La 628-E8, 1907), Delacroix et Rodin, Renoir et Debussy, Wagner et Camille Claudel, Monet et Maillol, par des voies différentes, lui « ouvrent des horizons » et « accumulent en [lui] les frissons qui passent » : « La nature est pleine de mystères charmants ou terribles ; nous ne faisons pas un pas sur le sol sans nous heurter à de l'inconnu. L'art illumine tout cela, sa magie éclaire l'invisible, elle ouvre nos oreilles à bien entendre » (« La Vie artistique », Le Journal, 31 mai 1894). Mais ce symbolisme-là, propre à tous les grands créateurs, n’a rien de commun avec le symbolisme doctrinaire de tant de jeunes artistes et poètes des années 1880-1890, plus portés sur le batelage et l'anathème que sur la création : « Ils me font rire avec leurs journaux et leurs revues, leurs manifestes et leurs programmes. À les entendre, ils vont tout révolutionner. “Assez de vieux arts morts et de vieilles littératures pourries ! Du nouveau, du nouveau, de l'inaccessible, de l'inétreignable, de l'inexprimé”... » Mais ces œuvres, toujours promises, « ils ne les donnent jamais » (« Propos belges », Le Figaro, 26 septembre 1890).

Le véritable symbolisme n'est donc pas chez ceux qui s'en réclament le plus, et qui agacent Mirbeau par leur jactance et leur présomption : « Ces gens-là finiront par me faire aimer Boileau », confie-t-il à Camille Pissarro en décembre 1891. Les symbolistes dignes de ce nom ne sont donc pas ceux qui ont brandi l'étendard de la nouvelle doctrine, mais les créateurs qui, sans se soucier des étiquettes, des dogmes sclérosants et des écoles auto-proclamées, ont poursuivi sereinement leur route. Le véritable « symbole », celui qui sourd spontanément de l'œuvre d'art, et sans lequel aucune création ne saurait être vraiment vivante, est décidément chose trop sérieuse pour qu'on en laisse le monopole aux « cuistres » du symbolisme doctrinaire.

Voir aussi les notices Poésie, Rêve, Préraphaélisme, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Maeterlinck et Viélé-Griffin.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et le symbolisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 8-22 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau et l’esthétique préraphaélite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 78-96. 


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