Thèmes et interprétations

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Terme
PORT

Bien qu’il soit un homme de la terre, Mirbeau n’en a pas moins été fasciné durablement par les ports, quelle qu’en soit la taille, de Kervilahouen à Rotterdam. Il a passé sept mois à Audierne, il a séjourné à Belle-Île, à Noirmoutier, à Auray et à Honfleur, il connaît Marseille, Toulon, Le Havre, Rouen, Anvers, Rotterdam et, sans doute, Gênes, Barcelone et Hambourg, et il a pris le temps de se familiariser avec leur décor, avec leurs odeurs, avec l’ambiance qui y règne. Il y retrouve, non seulement l’eau et ses fascinants miroitements, mais surtout l’océan, avec ce qu’il comporte de violence et de liberté, avec ce qu’il implique de rêves d’évasion et de bonheur, d’aventures imaginaires et de risques mortels bien réels ; et encore la frénétique et incessante activité humaine, le commerce international des denrées les plus rares ou les plus invraisemblables, l’ouverture vers des lointains exotiques ou chimériques, les échanges entre les continents et les cultures les plus diverses, dans cette première phase de la mondialisation avant la lettre.

C’est surtout en Hollande qui, selon lui « n’est qu’un grand port », qu’il peut se livrer le mieux à la contemplation de toutes les facettes des ports en constant renouvellement. Et c’est dans La 628-E8 (1907) qu’il évoque le plus longuement ses impressions devant le spectacle qu’ils offrent en permanence à l’observateur : « Spectacle merveilleux que celui d’un grand port, et toujours nouveau ! Monde effarant où tout l’univers tient à l’aise entre les docks d’un bassin, où, dans un prodige de couleur, s’entrechoquent les réalités implacables de l’argent, du commerce, de la guerre, et les féeries les plus délicieuses ! Masses noires et roulantes qui portent dans leurs soutes l’imagination, le génie, la fécondité, l’ordure, les richesses, la mort de toute la terre !... Tumulte, sur les eaux clapotantes, des petits remorqueurs enragés et des lourds chalands, autour desquels les mouettes blanchissent et jaillissent, comme des flocons d’écume autour d’un récif ! Sur les quais, parmi les ballots, les tonnes de graisse et de saindoux, les laines et les peaux, aux odeurs de pourriture, grouillement des torses nus, ployant sous le faix, et des pauvres gueules contractées de fatigue et de révolte ! Travail des machines qui, sans cesse criant, soulèvent et promènent dans l’espace, au bout de leurs bras de fer, les charges pesantes, molles comme des nuées !... [...] Les ports sont l’image la plus parfaite, la plus exacte du rêve de l’homme. Ils le contiennent, et ils l’emportent, tout entier, vers toutes les chimères... Rêve de bonheur, espoir de fortune, oubli des déchéances, illusion de l’aventure, rajeunissement des énergies malchanceuses... Le départ fait joyeuses les pires détresses... car, pour les malades, le remède n’est jamais là où ils souffrent... il est là-bas... C’est qu’on a l’espace devant soi et pour soi... et, qu’ayant l’espace, on a le temps aussi, et qu’au bout de l’espace et du temps cela ne peut être que le bonheur... » Illusions, bien sûr, que le retour à la réalité ne manque pas de dissoudre.

Pour Mirbeau, le port est aussi « la patrie du peintre », car tout y contribue à façonner l’imaginaire d’une âme d’artiste, comme il l’explique au chapitre V de La 628-E8 : « Je suis convaincu qu’un grand port, quel qu’il soit, où qu’il soit, est, par excellence, un lieu d’élection pour la naissance, la formation, l’éducation d’une âme d’artiste. Un artiste qui est né dans un port, qui y a vécu son enfance et sa première jeunesse, parmi la variété, l’imprévu, l’enseignement sans cesse renouvelé de ses spectacles, est, forcément, en avance sur celui qui naquit, au fond des terres, dans un village de silence et de sommeil, ou dans l’étouffante obscurité d’un faubourg de la ville. Son imagination, surexcitée par tout ce qui passe et se passe autour de lui, s’éveille plus tôt. Son cerveau travaille davantage et plus vite, et sans trop de luttes... Il s’habitue à voir et, voyant, à comprendre. Sa pensée qui n’est pas bornée par un mur, ou par un coteau, est libre de vagabonder à travers l’espace, comme ces jolies mouettes qui hantent le vaste ciel et qui n’ont d’autre limite à leurs désirs que la fatigue de leurs ailes... Il englobe, dans un regard, plus de choses d’ici et de là-bas, plus de visages d’ici et de là-bas, plus de vie universelle. À son insu, et comme mécaniquement, le mouvement des barques sur la mer, de la mer contre les jetées, le rythme de la houle, l’entrée des navires dans les bassins, l’oscillation des mâts pressés que relie la courbe molle des cordages, les voiles qui fuient, qui dansent, qui volent, les volutes des fumées, toutes les silhouettes des quais grouillants, lui enseignent, mieux qu’un professeur, l’élégance, la souplesse, la diversité infinie de la forme. Sans le savoir, il emmagasine des sensations multiples qui ne s’effaceront plus, qu’il retrouvera, plus tard, et dont il fera vivre un visage, un torse de femme, l’ondulation d’une jupe, la flexion d’une hanche, le balancement d’une branche... Car il y a de tout cela dans un port... Il y a de tout et il y a tout, dans un port. » C’est ainsi, notamment, qu’auraient été conditionnés Rubens et Monet.

P.M.

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