Pays et villes

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Terme
AFRIQUE

Mirbeau n’a jamais eu l’occasion de voyager en Afrique, pas même en Algérie, où il avait été invité par la toute nouvelle Ligue des Droits de l’Homme, en janvier 1899. Il ne la connaît donc que par la littérature, par les reportages lus dans les journaux et revues de l’époque et par quelques publications documentaires à diffusion restreinte. Il ne semble pas fasciné par l’Afrique comme il l’est par l’Inde ou par la Chine et il n’est pas exclu que, sur le compte des Noirs, il partage avec ses contemporains certains stéréotypes, par exemple sur leur innocence naturelle et leur naïveté, qui étaient répandus à l’époque et servaient à justifier les conquêtes coloniales par des États industrialisés et supposés civilisés et supérieurs. Mais du moins s’y oppose-t-il vigoureusement, à ces pillages sanglants de tout un continent,  et les dénonce-t-il avec une extrême virulence, dans l’espoir d’alerter l’opinion publique internationale. Et c’est précisément en donnant des peuples d’Afrique l’image idyllique de « peuples candides et doux » (« Colonisons », Le Journal, 13 novembre 1892) et de grands enfants batifolant dans la forêt comme des lapins (« Âmes de guerre », L’Humanité, 9 octobre 1904) qu’il a le plus de chances de toucher la sensibilité du lecteur et de le convaincre d’une réalité soigneusement camouflée : les véritables barbares, ce ne sont pas les Noirs, mais bien plutôt le général Archinard, qui ne connaît qu’un moyen de « civiliser » les Africains, c’est d’en « tu[er] sans pitié, un grand nombre », d’autant plus sereinement que « ça ne fait pas trop crier qu’on les massacre... parce que, dans l’esprit du public, les nègres ne sont pas des hommes, et sont presque des bêtes... » (Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901) ; ou les colonnes infernales de Voulet et Chanoine, et de beaucoup d’autres officiers et explorateurs plus discrets, qui les exterminent joyeusement, au nom de la prétendue « civilisation » occidentale et chrétienne, afin de s’emparer de leurs richesses.

Nombreuses sont, dans son œuvre, les évocations, choquantes ou émouvantes, de ces massacres et traitements inhumains qui ont fait de l’Afrique un véritable jardin des supplices et qui seront, selon lui, « la honte à jamais ineffaçable de notre temps » : 

* Dans « Colonisons » (loc. cit.), rebaptisé ironiquement « Civilisons » lors d’une reprise dans Le Journal, le 22 mai 1898, Mirbeau évoque « un vieux colonel », « modèle de toutes les vertus », qui, pour amuser ses charmants petits-enfants « émerveillés », leur raconte avec attendrissement comment, s’étant emparé de quelques Arabes « révoltés ou simplement en maraude », il les faisait « enterrer dans le sable, tout nus, jusqu’à la gorge, la tête rase, au soleil » puis « arroser comme des choux » : « Au bout de quelques minutes, les paupières se gonflaient, les yeux sortaient de l’orbite, la langue tuméfiée emplissait les bouches ouvertes, et la peau craquait presque, et rissolait sur les crânes nus… Ils mouraient en faisant d’affreuses grimaces... » Au chapitre V de la deuxième partie du Jardin des supplices (1899), Clara reprendra à son compte cet horrifique récit pour prouver que, tout bien pesé, les Chinois, tant s’en faut, ne sont « pas plus féroces » que les Français ou les Anglais, qui se prétendent humains et chrétiens.

* Dans « Maroquinerie » (Le Journal, 12 juillet 1896), Mirbeau imagine que le très réel général Archinard, conquérant du Soudan, est très fier d’avoir fait tapisser ses murs de « 109 peaux de nègres », soit, précise-t-il à l’interviewer surpris et interrogatif, « la population d’un petit hameau » : « Sur toute leur surface, ils étaient tendus de cuir, d’un cuir particulier, de grain très fin, de matière très lisse et dont le noir, verdâtre ici, et là mordoré, m’impressionna, je ne sais pourquoi, et me causa un inexprimable malaise. De ce cuir, une étrange odeur s’exhalait, violente et fade à la fois, et que je ne parvenais pas à définir. Une odeur sui generis, comme disent les chimistes. [...] / – Eh bien, c’est de la peau de nègre, mon garçon. [...] Employés de cette façon, les nègres ne seront plus de la matière inerte, et nos colonies serviront du moins à quelque chose... »

* Dans « Âmes de guerre » (loc. cit.), un explorateur qui trouve la chair des « nègres » non comestibles, et même « détestable » à manger, voire « nauséabonde », à l’exception de celle du « très jeune nègre, de trois ou quatre ans », « aliment assez délicat » rappelant « le petit cochon de lait », raconte sans la moindre émotion comment il opérait dans les villages africains, où les indigènes l’accueillaient avec curiosité, afin de s’emparer sans risque de leur ivoire et autres richesses : « Nous commencions par tuer les hommes – si tant est qu’on puisse prétendre que les nègres sont des hommes. Ensuite nous égorgions les femmes, ayant soin, toutefois, de garder les plus jeunes, les moins laides, pour nos besoins... Car, vous pensez... en Afrique !... Et nous emmenions les enfants qui, les soirs de mauvaise chasse et de famine, nous étaient fort utiles... Je leur ai de la reconnaissance, et j’avoue que, plusieurs fois, ils nous sauvèrent de la mort... »

* Récit de la même farine dans Le Jardin des supplices, mis dans la bouche d’un autre « explorateur » : « Quand, après des marches, des marches, nous arrivions dans un village de nègres… ceux-ci étaient fort effrayés !… Ils poussaient aussitôt des cris de détresse, ne cherchaient pas à fuir, tant ils avaient peur, et pleuraient la face contre terre. On leur distribuait de l’eau-de-vie, car nous avons toujours, dans nos bagages, de fortes provisions d’alcool… et, lorsqu’ils étaient ivres, nous les assommions !… »

* Dans La 628-E8 (1907), le sous-chapitre intitulé « Le caoutchouc rouge » permet de faire comprendre à quel prix humain est fabriqué le caoutchouc rougi de sang qui a tant d’utilités diverses en Europe, notamment pour équiper les automobiles de pneus, et dont Mirbeau aperçoit des échantillons dans une boutique de Belgique. Laissant son imagination vagabonder, il se représente un joyeux village africain brusquement attaqué par les séides du roi Léopold II : « Et voici que, tout à coup, je vois sur eux, et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n’en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d’Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu’ils n’étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j’ai distingué le tronc trop joli d’une négresse violée et décapitée, et j’ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés. » Et de conclure, pour l’édification de ses lecteurs : « Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillot isolant. » C’est en effet au Congo, propriété personnelle du roi des Belges Léopold II, que l’exploitation de la main-d’œuvre africaine corvéable à merci est le plus sanguinaire : « Au Congo, c’est la pire des exploitations humaines. On a commencé par inciser les arbres, comme en Amérique et en Asie, et puis, à mesure que les marchands d’Europe et l’industrie aggravaient leurs exigences, et qu’il fallait plus de revenus aux compagnies qui font la fortune du roi Léopold, on a fini par arracher les arbres et les lianes. Jamais les villages ne fournissent assez de la précieuse matière. On fouaille les nègres qu’on s’impatiente de regarder travailler si mollement. Les dos se zèbrent de tatouages sanglants. Ce sont des fainéants, ou bien ils cachent leurs trésors. Des expéditions s’organisent qui vont partout, razziant, levant des tribus. On prend des otages, des femmes, parmi les plus jeunes, des enfants, dont il est bien permis de s’amuser, pour s’occuper un peu, ou des vieux, dont les hurlements de douleur font rire. On pèse le caoutchouc devant les nègres assemblés. Un officier consulte un calepin. Il suffit d’un désaccord entre deux chiffres, pour que le sang jaillisse et qu’une douzaine de têtes aillent rouler entre les cases. »

Si l’Inde est riche d’une sagesse millénaire qui pourrait avantageusement inspirer les Européens, l’Afrique n’est pour eux qu’une réserve inépuisable de matières premières et d’esclaves à rentabiliser impitoyablement pour le plus grand profit d’individus sans scrupules et de sociétés capitalistes dépourvues de toute humanité. Pour Mirbeau, c’est le continent du sang et des larmes.

Voir aussi les notices Colonialisme et Anticolonialisme.

P. M

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Colonisons », Le Journal, 13 novembre 1892 ; Octave Mirbeau, « Le Caoutchouc rouge », in La 628-E8, Fasquelle, 1907.  

 

 


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