Thèmes et interprétations

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Terme
MORALISTE

Mirbeau n’est pas un moraliste aux deux sens habituels du mot : il ne fait pas partie de cette engeance qui, au nom d’une prétendue « morale » à géométrie variable, hypocrite et liberticide, prétend traquer et pourfendre la supposée « immoralité » sous toutes ses formes ; et il n’est pas non plus de ces analystes qui, dans la lignée de La Bruyère ou La Rochefoucauld, se sont attachés à décortiquer les âmes et à dégager les caractéristiques profondes de l’humanité, dans des œuvres à portée générale et dans l’intention de contribuer à la correction de leurs vices, car il n’a jamais eu l’ambition de théoriser ni de généraliser. Néanmoins, il n’est pas totalement interdit de voir quand même en lui un moraliste.

- D’abord, parce que, dans toute son œuvre littéraire comme dans tous ses combats politiques et esthétiques, il a pris soin d’opposer, à l’oppressive « morale » des puissants et des religions constituées, une éthique humaniste, individualiste et eudémoniste, qui doit avoir pour seul objectif de favoriser l’épanouissement de chaque individu au sein d’un corps social harmonieux, comme il l’explique, en 1907, à Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907). Si Mirbeau, avant Camus, a incarné la figure nouvelle de « l’intellectuel » en affirmant la responsabilité sociale de l’écrivain, c’est parce qu’il a, lui aussi, mis l’éthique au poste de commande. Chaque fois que ses exigences de justice étaient blessées, il en souffrait s’indignait, se révoltait et se battait avec la seule arme des mots contre tous les maux, en mettant en œuvre une esthétique de la révélation. Entreprise morale, s’il en est.

- Ensuite, parce que, dans toute son abondante production, il nous tend un miroir pour que nous y reconnaissions toutes nos faiblesses, nos tentations malsaines, nos comportements absurdes, nos pratiques foncièrement égoïstes, et il nous invite à prendre horreur de nous-mêmes et, par-delà les cas individuels, horreur de la société qui a façonné ces peu ragoûtants « échantillons de l’animalité humaine ». Le grotesque et le terrible sont les deux faces d’une même réalité humaine, qu’il s’emploie, très moralement, à châtier par le rire ou l’horreur. Bien sûr, on l’a accusé d’exagérer, comme si la réalité du vingtième siècle n’avait pas dépassé cent fois en horreur tout ce qu’il avait imaginé de pire. On l’a aussi accusé d’être un caricaturiste et de déformer la réalité, comme si la caricature ne permettait pas, au contraire, de débusquer la vérité enfouie derrière les apparences.

- Enfin, parce qu’il a fait jouer six petites pièces qu’il a publiées sous un titre symptomatique de ses intentions de moraliste : Farces et moralités (1904). Comme l’indique le titre adopté, elles ont bien un objectif didactique avoué, mais le dramaturge laisse aux spectateur de tirer eux-mêmes la moralité de la représentation, ce qui est d'autant plus aisé que les personnages, presque tous anonymes, ou dotés de noms symboliques ou très fortement suggestifs, n'existent qu'en tant qu'illustrations de fonctions sociales, et non pas en tant qu'incarnations de types humains individualisés : leur exemple particulier est donc susceptible de généralisation.

À partir de son grand tournant de 1884-1885, Mirbeau a fait siens des principes éthiques auxquels il est resté constamment fidèle et qui lui ont inspiré ses grands combats pour la Justice et la Vérité dans tous les domaines. Ce sont ces mêmes principes éthiques qui l’ont amené à remettre en cause des normes esthétiques et des genres littéraires dont les formes lui semblaient incompatibles avec son rôle de satiriste, de caricaturiste et d’inquiéteur, soucieux de dessiller les yeux de ses aveugles contemporains et qui met en œuvre une pédagogie de choc pour secouer leur force d’inertie et les obliger à réagir. Il a dit tout haut ce qui ne se murmure qu’in petto et il a exhibé sur la place publique ce qui, d’ordinaire, se cache hypocritement, au fond des alcôves ou dans les coulisses du theatrum mundi. Il a donc été, pendant des décennies, celui par qui est arrivée la vérité, et, partant, le scandale. Bref, un véritable moraliste !

Voir aussi les notices Morale, Éthique, Cynisme, Engagement, Intellectuel et Moralité.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau est-il un moraliste ? », in Les Moralistes modernes (XIXe-XXe siècles), Presses de l'Université de Belgrade, à paraître fin  2010.

 

 


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