Thèmes et interprétations

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PRISON

Le système carcéral

Pour un anarchiste comme Mirbeau, le système pénitentiaire, que ce soit dans la France de l’affaire Dreyfus, dans l’Angleterre du hard labour, dans la Russie de « notre ami » le tsar ou dans la Chine « barbare » des Qing, ne peut apparaître que comme une monstruosité, pour deux raisons fondamentales.

* La première, c’est que le système répressif baptisé abusivement « Justice » (voir ce mot) y expédie, pour s’en débarrasser, des quantités de victimes de l’injustice sociale : vagabonds considérés comme des « dangers sociaux » (voir Le Portefeuille, 1902), des prostituées, des ivrognes, des faibles d’esprit, de misérables chapardeurs poussés par la faim, cependant que les plus grands voleurs et prédateurs, les affairistes tels qu’Isidore Lechat des Affaires sont les affaires, ou les militaires coupables des pires massacres, tel le général Archinard, ou des pires forfaitures, comme le général Mercier, coulent des jours paisibles au milieu de richesses injustifiables et entourés d’un respect totalement immérité. Certes, « l’acte individuel » commis par certains « hors-la-loi » criminels peut être « horrible » aussi, mais il faut prendre en compte, selon Mirbeau, le fait que ces « hors la vie qui subsistent de métiers défendus », sont « toujours en lutte, par la ruse ou par la violence, contre une société qui les a repoussés », et qu’ils ne font jamais que se tailler, « dans la débauche, dans le crime, la part d’existence à laquelle toute créature humaine a droit, même quand on la lui refuse ». Il convient donc, comme l’a fait Édouard Conte dans Les Mal vus, d’avoir « la hardiesse de remonter jusqu’à la grande coupable, la grande responsable de tous les crimes, de toutes les monstruosités sociales : la société » : « Il ne faut pas se hâter de condamner, comme un juge, ces pauvres êtres pervertis, car sait-on jamais de quelle fatalité ils sont issus, ce qu’ils ont souffert, ce qu’ils ont rencontré d’infranchissable sur le terrible chemin de la vie ? Le poison est dans la vie et, loin de l’atténuer, la société, avec ses lois d’inégalité, avec ses terreurs, avec ses injustices, le rend de plus en plus mortel. »  Et puis, quand on y  regarde de près, « on ne saisit pas exactement la différence morale qui sépare des honnêtes gens, des gens réguliers que nous respectons et à qui nous pardonnons tout, ces vagabonds du meurtre, ces industriels du vice, dont l’ignominie nous révolte et nous dégoûte tant : les mêmes désirs, les mêmes passions, et presque les mêmes actes se répètent, des profondeurs où ils grouillent aux sommets où resplendit l’élite humaine » (« Les Mal vus », Le Journal, 3 juin 1894). Bref, la prison  saurait d’autant moins être une solution aux maux de la société que sont la misère, l’ignorance et l’injustice, que ceux d’en haut donnent à ceux d’en bas le pire des exemples, puisque le vol est l’activité la plus répandue chez les dominants, comme le démontre le Voleur de Scrupules (1902). Bien au contraire, la prison ne peut susciter que davantage encore de révoltes de la part de tous ceux qui n’ont à perdre que leurs chaînes.

* Ensuite, parce que les conditions de détention des détenus y sont abominables et indignes de pays qui se prétendent civilisés et qui se permettent de juger barbares les procédures judiciaires expéditives de l’Empire du Milieu, dont Mirbeau a dressé un effroyable tableau dans Le Jardin des supplices (1899). Que penser, par exemple, du hard labour auquel a été condamné Oscar Wilde pour des actes privés qui ne regardaient que lui ? Pour Mirbeau, c’est une « barbarie violente » : « Comment cela est-il possible que des supplices physiques, comme ceux dévolus à Oscar Wilde, soient encore tolérés dans les mœurs judiciaires d’aujourd’hui ? Lorsqu’on réfléchit un peu, on est épouvanté que, dans le coin sombre de la vie sociale, rien n’ait pénétré encore de ce progrès qui a transformé tant de choses moins nécessaires à l’affranchissement humain. » N’est-ce pour autant qu’une spécificité de la perfide Albion ? Point du tout : « Hélas ! il existe partout, le hard labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu’en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice diffère selon les pays, mais la douleur humaine n’en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang »   (« À propos du Hard labour », Le Journal, 16 juin 1895). Ainsi, en Russie, on arrête n’importe quel individu et on le déporte dans un camp sibérien « sans aucune des formalités et “garanties” judiciaires qui, dans les pays civilisés, précèdent et suivent l’exécution de telles rigueurs ; on l’arrête, le plus souvent, au reçu d’une dénonciation anonyme, et on l’envoie en Sibérie, pour une durée de cinq ou dix ans, suivant le cas. » La mortalité est extrêmement élevée, non seulement dans les camps, mais aussi tout le long de l’interminable route vers ce qu’on n’appelle pas encore le Goulag :  « Il n’est pas rare que les détenus meurent en route de chaleur, de froid, de privations, d’épuisement, de maladies contagieuses gagnées dans les prisons-étapes, indicibles taudis où séjournent et pullulent les germes de toutes les infections asiatiques » (« Sous le knout », Le Journal, 3 mars 1895). Quant à la France, qui a envoyé Alfred Dreyfus à l’île du Diable, condamné des anarchistes innocents au bagne de Cayenne ou à Biribi et qui a emprisonné des intellectuels inoffensifs comme Jean Grave et Laurent Tailhade, est-elle bien placée pour donner des leçons de droits humains au reste du monde ? Dans Les Mémoires de mon ami, qui a paru dans Le Journal en 1898-1899, en pleine affaire Dreyfus, le narrateur, accusé à tort du meurtre d’une vieille femme, est emmené au Dépôt et y découvre une réalité insoupçonnée : « Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour !... » Loin de participer à la régénération des hors-la-loi, ou supposés tels, la prison contribue à la reproduction d’une société fondamentalement injuste : « Cette nuit-là, dans cette abjecte prison où il y avait tout, assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de culture de la misère... » Les membres de l’intelligentsia parisienne qui discutent du meurtre dans le « Frontispice » du Jardin des supplices aboutissent à la même conclusion : la société repose sur le meurtre et se doit donc de le cultiver scientifiquement. Dès lors, la prison, où l’on enferme les exécutants de cette “culture” très particulière, perd toute justification.

Force est d’en conclure, avec Vincenzo Ruggiero, que l’incarcération n’offre aucunement une possibilité d’ascèse et de régénération liée à la souffrance, comme on se l’imaginait naïvement : Mirbeau met en lumière la barbarie du système pénitentiaire et l’hypocrisie des dominants, qui en font un pilier de leur “civilisation”. Les souffrances infligées aux détenus ne sont pas liées à des actes criminels et n’ont d’autre raison d’être que de se débarrasser des résidus de la société et de renforcer la « conscience collective », conformément à l’analyse de Durkheim, en même temps qu’elles satisfont les instincts sadiques des spectateurs tels que Clara, qui, chaque semaine, visite le jardin des supplices de Canton et fait ensuite l’expérience de « la petite mort », au terme de son exploration scopique. Que ce soit « l’enfer de Saint-Lazare », où l’on emprisonne tant de pauvres prostituées, boucs émissaires sacrifiés à l’hypocrisie bourgeoise, ou le bagne de Canton, dont les atrocités visent à souder la société chinoise autour de la morale confucéenne et de la dynastie mandchoue, les deux civilisations semblent n’avoir d’autre but commun que d’infliger la souffrance maximale.

 

La société comme prison

Mais, dans les sociétés telles qu’elles vont, il n’y a pas que les bagnes et les pénitenciers qui soient des prisons : d’autres institutions non moins sociales ont aussi pour fonction d’enfermer ceux qu’il s’agit d’intégrer à une société d’oppression ou, au contraire, de tenir à l’écart des inclus.

* La famille est la première prison, et nombre de personnages mirbelliens rêvent de s’en évader, à l’instar du petit Georges Robin de L’Abbé Jules (1888), avec « son regard de prisonnier, avide de soleil et de liberté, son regard nostalgique qui, au travers des fenêtres closes, s'accrochait désespérément au vol des oiseaux, pour monter, porté sur leurs ailes, dans la lumière et dans l'infini ».

* Les collèges sont aussi des prisons, comme le découvre avec horreur le petit Sébastien Roch du roman de 1890, adolescent fougueux et indompté qui croissait en liberté et qui se retrouve emprisonné dans le collège des jésuites de Vannes. Car c’est bien une prison, avec sa « pierre grise », ses « espaces carrés en forme de cloître uniformément enclos de hauts bâtiments d’une tristesse infinie », avec des pions, qui, du haut de leur chaire, « vous regardent sournoisement derrière une fortification de livres », et « des professeurs dont l’unique fonction semble être de tout interdire de ce qui est beau et enrichissant ».

* Autre prison : la caserne, où l’on transforme des êtres humains en machines à tuer : « Ces jeunes hommes, si vite, si complètement endurcis, à la cruauté, n’étaient pas méchants, avant la caserne… C'est là qu’en un an, en deux ans, par un effacement insensible, par une sorte de disparition de l'homme dans le soldat, ils sont devenus, à leur insu, mais fatalement, de véritables monstres d'humanité » (Préface à Un an de caserne). Après quoi on les enverra remplir leur mission de mort face aux ouvriers désarmés, dans des expéditions coloniales en Afrique, ou sur des champs de bataille  où sont sacrifiés absurdement tant de Sébastien Roch.

* L’usine et la mine, où des prolétaires triment jour et nuit jusqu’à ce que mort s’ensuive, constituent bien souvent des bagnes où l’on tue les condamnés à petit feu. Ainsi, dans Les Mauvais bergers (1897), Mirbeau décrit-il l’usine infernale, « enveloppée de fumées et de bruits », qui « flambe dans le ciel noir » et qui « crache des flammes » : Moloch attendant ses proies. Dans le système capitaliste, au lieu d’être « une joie d’homme libre », le travail du prolétaire servilisé a toujours été, « plus ou moins, une souffrance, une abjection d’esclave »  (« Travail », L’Aurore, 14 mai 1901), que ce soit à l’usine, ou dans le cadre de la « servitude civilisée » qu’est la domesticité, comme Célestine en fait l’amère expérience dans Le Journal d’une femme de chambre : elle se sent en effet enfermée au cœur d’un espace  semblable à « une prison », où chacun vit en permanence sous le contrôle de tous.

* Il en va de même de l’hôpital psychiatrique où l’on enferme les déviants, les individus jugés asociaux et ceux qui passent pour fous, parce qu’ils sont inadaptés. En visite, le narrateur des 21 jours d’un neurasthénique découvre « de hauts murs enfumés, de la pierre triste, épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés de fer, et derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort ».

* Les hôpitaux ne valent guère mieux : « Je crus que je marchais dans une ville morte. Des murs noirs ; un carrelage inégalement bossué, où la poussière s’accumulait dans les creux ; des cours très sales, très mornes, encombrées de plâtras [...] ; pas de verdures, pas de fleurs. Une lumière d’une affreuse tristesse, une lumière malade, dort au fond de ces cours qu’enferme le quadrilatère des bâtiments, où les fenêtres sont plus sombres, les vitres plus encrassées, plus opaques que les vieilles pierres rongées des façades. Une prison m’eût paru moins sinistre » (« Les Pères Coupe-Toujours », Le Journal, 15 décembre 1901).

Bref, comme le découvre le narrateur du roman de 1899, le jardin des supplices, c'est la société, qui planifie scientifiquement l'écrasement de l'homme, qui cultive le meurtre pour préserver l’ordre social et qui, pour parvenir à ses fins, déchaîne « les passions, les appétits, les haines, le mensonge » dont les hommes sont prisonniers. Et c’est à tous les responsables de ces crimes de lèse-humanité, qui « s'acharnent à l'œuvre de mort », que le romancier a dédié ironiquement son œuvre vengeresse : « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang. »

 

La vie comme prison

Au-delà de l’emprisonnement au sein de sociétés oppressives et aliénantes, c’est la vie elle-même qui constitue un épouvantable bagne pour des êtres pensants qui aspirent à la liberté et sont en quête d’un idéal qui fuit dès qu’ils croient s’en être rapprochés, comme le constate le narrateur du Jardin des supplices, dont la pensée « voudrait franchir le décor de ce charnier, pénétrer dans la lumière pure, frapper, enfin, aux Portes de vie » : « Hélas ! les Portes de vie ne s’ouvrent jamais que sur de la mort, ne s’ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort… Et l’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie… Ce que j'ai vu aujourd'hui, ce que j'ai entendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n'est plus pour moi qu'un symbole, sur toute la terre... J'ai beau chercher une halte dans le crime, un repos dans la mort, je ne les trouve nulle part. »

Face à cet enfermement et à l’impression d’étouffement que ressentent nombre de personnages des romans de Mirbeau, quelles sont les possibilités, sinon d’évasion, du moins d’adoucissement de la peine ?

* L’abbé Jules, du roman de 1888, aspire à l’anéantissement de la conscience prôné par les bouddhistes, à la dissolution du moi et à sa fusion au sein de la nature. Si Mirbeau signe Nirvana ses Lettres de l’Inde de 1885, c’est bien parce qu’il ressent lui aussi cette aspiration. Mais Jules est beaucoup trop esclave de ses désirs inassouvis, et Octave beaucoup trop passionné, pour jamais parvenir à ce total détachement, auquel seuls sont arrivés quelques rares mahatmas de l’Inde (voir  Hypnotisme).

* Clara, l’héroïne du Jardin des supplices, a choisi de se libérer complètement des entraves morales et des  restrictions insupportables que les sociétés occidentales imposent à ses désirs. Mais ses visites hebdomadaires au jardin des supplices et au bateau de fleurs, où elle croit tout oublier, la condamnent à un éternel recommencement et à un perpétuel inassouvissement : elle reste prisonnière de « la seule domination de ses instincts » et des limites de ses désirs insatiables.

* L’art, que Mirbeau a tendance à sacraliser, libère de la prison de la vie en la transfigurant, et a été pour lui une source d’émotions incomparables. Mais il peut aussi devenir à son tour une passion dévorante et se transformer en un calvaire, comme pour le peintre Lucien de Dans le ciel, perpétuellement frustré de ne pouvoir parvenir à l’idéal entrevu et qui finit par se suicider.

* Le suicide, justement, apparaît à Mirbeau comme un acte libérateur, puisqu’il témoigne du désir de s’affranchir du poids écrasant de l’existence. Néanmoins il n’a pas choisi ce type de libération, qui a pu lui apparaître aussi comme une forme de capitulation devant les forces de mort qu’il n’a cessé de combattre toute sa vie.

* Reste la révolte. Non pas que Mirbeau en attende des miracles et croie à la réalisation immédiate de la cité idéale dont il rêve. Mais parce que c’est par la révolte que les hommes peuvent se montrer réellement libres, donner une dignité à leur existence terrestre et se montrer plus forts que ce qui les écrase et les tue.

Voir aussi les notices Crime, Meurtre, Justice, Vol, Armée, Famille, École, Travail, Plaisir, Fous, Enfer, Pessimisme, Suicide, Révolte et Mysticisme.

P. M.

 

Bibliographie : Wayne Burns, « In the penal colony : variations on a theme by Octave Mirbeau », Accent, Urbana, n° 17, 1957, pp. 45-51 ; Vincenzo Ruggiero, « Hugo, Mirbeau and Imprisonment », in Crime and literature - Sociology of Deviance and Fiction, Verso, Londres, pp. 194-215  ; Vincenzo Ruggiero, « Victor Hugo and Octave Mirbeau – A sociological analysis of imprisonment in fiction », Cahiers de défense sociale, 2003, pp. 245-263 ; Arnaud Vareille, « Clara et Célestine, deux prisonnières mirbelliennes », Revue des Lettres et de Traduction, Kaslik (Liban), n° 11, 2005, pp. 387-410.

 

 

 


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