Thèmes et interprétations

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Terme
MYSTICISME

Il peut sembler incongru de consacrer une entrée de ce dictionnaire au mysticisme, dans la mesure où Mirbeau était radicalement matérialiste. Et pourtant il n’est pas interdit de relever dans son œuvre des traces de ce que l’on peut qualifier de mysticisme, si l’on entend par ce mot « l’appel du grand ciel ».

Souffrance et création sous-tendent l’œuvre fictionnelle d’Octave Mirbeau. Elle est peuplée de personnages qui s’abstraient du monde et révèle explicitement les causes et les circonstances qui les élèvent, notamment, au rang d’artistes. Les états qu’ils traversent, et que l’on pourrait qualifier de mystiques, sont décrits par Mirbeau, par exemple dans Sébastien Roch, Dans le ciel, Le Calvaire ou L’Abbé Jules : ils comportent en particulier la perte de soi, l’ascension vers l’infini, l’extase ou le ravissement cataleptique.

De même, l’importance des « grands horizons » du « grand ciel », qui, chez Mirbeau, sont empreints de spiritualité, constitue une métaphore de la perte de soi, un état propice à la création, qui pourrait, d’une certaine façon, s’apparenter au « désert silencieux », « au néant innommé » de maître Eckart, du prieur Ruysbroeck, des Béguines ou de Jean de la Croix, qui cherchaient là toutes formes de déité. Plusieurs personnages mirbelliens redéfinissent perpétuellement leur place au sein d’un monde, où, tout en explorant ainsi leurs propres limites corporelles, ils cernent l’origine de leur souffrance et de leur différence : c’est le cas, par exemple, de Sébastien Roch et de son ami Georges, de Lucien de Dans le ciel, de Jean Mintié dans Le Calvaire, ou encore de l’abbé Jules.

Cette évocation du rapport Moi - Infini – dans le sens du dualisme défini par Aristote, puis repris par Spinoza – reste omniprésente, mais trouve également ses racines dans l’œuvre du néo-platonicien Plotin, qui offre l’une des premières définitions du mysticisme, signifié, quelques siècles plus tard, par les mystiques de la Renaissance, Catherine de Sienne ou Thérèse d’Avila, dans leur expérience du  silence et du mutisme, de la mort et du sommeil, qui, chez Mirbeau, s’applique dans la même analogie aux personnages féminins, notamment dans Le Calvaire, ou Le Jardin des supplices. Les descriptions d’héroïnes aimées, endormies, ainsi que l’association « souffrance - mort - plaisir charnel », rappellent en outre les mortifications des mystiques, qui sont plus explicites encore avec le père de Kern dans Sébastien Roch, Jean dans Le Calvaire ou l’abbé Jules : chaque douleur consentie permet le dépassement de soi et la rupture avec une réalité qui, ramenant au corps, entrave l’ascension de l’âme vers un ailleurs possible. S’infliger ces douleurs constitue alors un acte libérateur.

À maintes reprises ces romans donnent lieu à un ravissement, qui hisse les personnages illuminés vers des sphères bien à l’écart de la médiocrité ordinaire, origine de toutes les turpitudes, dans la fusion de l’amour et de l’art : « Regarde donc !… La société qui s’acharne sur toi » ; « L’amour, c’est l’effort de l’homme vers la création » (Le Calvaire). Paradoxalement un autre récit, Sac au dos, qui, à première lecture, ne se rapporte qu’à une banale randonnée, se réfère aussi au dépassement de soi et à chaque étape d’une souffrance acceptée, non sans lien avec le cheminement du calvaire chrétien.

Peu après Mirbeau, Romain Rolland nourrit son œuvre de la source d’inspiration que constitue « la quête de l’État Suprême », celui du détachement total prôné et enseigné par les bouddhistes, qui n’est pas sans correspondances avec l’expérience des mystiques chrétiens, cherchant constamment à  se délier de leurs attaches terrestres.

À l’époque de Mirbeau et au-delà, on a souvent opéré un amalgame entre les états mystiques et l’hystérie. Mais l’hystérie est un état psychique avéré par l’observation clinique, telle  que nous la livre, par exemple, Bertrand Marquer, dans son article « L’Hystérie comme arme polémique dans L’Abbé Jules et Le Jardin des supplices » (Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005), où il met en évidence la progression vécue par quelques-uns des personnages hystériques des romans de Mirbeau, allant de l’excitation à la prostration. Le mysticisme, au contraire, reste une démarche spirituelle, qui relève de la religiosité et tend vers la quête d’un idéal du Moi. Sigmund Freud, dans L’Inquiétante étrangeté (1919), différencie précisément ces états mystiques de l’hystérie, en les définissant comme des « états ordinaires de rupture » et de « dépersonnalisation ».

Omniprésents chez Mirbeau, principalement dans les romans autobiographiques, ces états se révèlent tantôt néfastes et terrifiants, tantôt à la source de toute création, salvateurs et rédempteurs. Serait-ce l’influence de la religiosité des jésuites, ou la propension naturelle d’Octave Mirbeau à se soustraire au réel, qui en aurait généré une description si authentique ? Ou peut-être ne s’agit-il finalement que du pendant nécessaire à la lucidité, si objectivement cruelle, avec laquelle Mirbeau restitue, sans aucune concession, le monde qui l’entoure.

F. M.-L.

 

 

 


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