Thèmes et interprétations

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Terme
MUSEE

Comme beaucoup de choses de ce bas monde, le musée, en tant qu’institution culturelle, présente des aspects contradictoires auxquels Mirbeau est trop sensible pour en donner une image univoque, qui serait forcément mensongère. C’est dans La 628-E8 (1907) qu’il en dégage le mieux le double visage.

* D’un côté, le développement des musées correspond à un indéniable progrès social et contribue à une démocratisation de l’art, que Mirbeau appelle certes de ses vœux – sans pour autant croire que la majorité du public soit accessible à la beauté –, mais qui n’en a pas moins des effets pervers :

- D’une part, le musée fait partie du parcours obligé du touriste consciencieux, en proie à la « manie traditionnelle qui nous pousse, à peine arrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées, c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler aux vivants ». De surcroît, certains de ces visiteurs se croient obligés d’« écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu’ils croient être leurs émotions », et « vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet de l’autre, le Baedecker en poche, les yeux ailleurs et l’esprit nulle part ». Autrement dit, il y a une bonne part de snobisme à fréquenter les musées : c’est un signe extérieur de distinction, révélateur de ce que l’on croit être une supériorité intellectuelle et sociale et qu’il convient donc d’afficher, et il n’est pas évident, dans ces conditions, que les visiteurs ainsi motivés éprouvent la moindre émotion sincère devant les chefs-d’œuvre de l’art qu’ils ont pour devoir d’admirer béatement.

- D’autre part, la promiscuité imposée oblige le véritable amateur à côtoyer une masse d’imbéciles prétentieux et à  subir « toutes les sottises, épaisses, gluantes, que sécrètent hideusement », non seulement les béotiens et autres philistins, mais aussi «  les critiques d’art, lorsqu’ils se trouvent en présence des œuvres d’art, de n’importe quelles œuvres d’art, sottises indélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et les vernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d’œuvre, et finissent par vous dégoûter de vous-mêmes… » Dans une prosopopée cocasse, Mirbeau fait parler l’Homère  de Rembrandt, exposé à La Haye, qui lui confie son exaspération : « Éloigne de moi – ah ! je t’en supplie, toi qui sembles m’aimer silencieusement – éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée. »

- Et puis, les grands musées sont si riches qu’ils exposent des centaines de toiles qu’il est impossible de contempler aussi attentivement qu’elles le mériteraient, de sorte que le visiteur amateur de peinture risque de finir par se lasser ou par avoir le tournis : « Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… » Dès lors le « dégoût » menace : « En voyage, il y a des moments où les plus magnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments où l’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvant chef-d’oeuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caresses d’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de me gorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutes les joies – toutes les joies ? – de la possession, je n’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux : marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre de la distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions et moi. » L’excès même des émotions éprouvées finit par produire l’effet inverse de celui qu’on en attendait et l’art risque d’apparaître alors comme une simple « illusion », au même titre que l’amour (voir ce mot).

* Mais, d’un autre côté, il est indéniable que le musée permet aux passionnés du beau tels que Mirbeau lui-même de connaître des « jouissances » incomparables, quand ils sont confrontés aux chefs-d’œuvre éternels de l’art. Aussi commence-t-il généralement ses visites des villes hollandaises  « par les musées, n’est-ce pas ?… par ces musées magnifiques où, devant le génie de Rembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositions parisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes, de nos esthéticiens… » Mais ces émotions sont des joies solitaires et silencieuses, que l’amateur d’art a envie de garder pour lui, sous peine de risquer de les profaner : « Je ne dirai rien des visites que j’ai faites aux Musées. Je veux garder secrètes en moi, au plus profond de moi, les jouissances et les rêveries que je vous dois, ô Van Eyck, ô Jordaens, ô Rubens, ô Teniers, ô Van Dyck !… » Ainsi, quand  Mirbeau est sorti « du musée de La Haye », où il a passé « presque toute la journée », il était « ivre de Vermeer, ivre surtout de Rembrandt » : « La tête me tournait. L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandt me poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois si dur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, aux plans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encore tout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et ces yeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie de Rembrandt est si fort qu’il en devient douloureux… » On peut alors parler, comme le fait Claude Foucart, d’une « expérience humaine » sans pareille, « à laquelle se soumet l’écriture » de l’amateur-écrivain : le musée « est l’autre monde, celui de l’émotion poussée à son paroxysme », « la découverte d’une sensation extrême qui échappe à la parole » et qui « arrache » le visiteur « aux objets et lui donne ainsi l’impression d’un vécu  nouveau ». Enrichissement sans prix qui, par-delà les œuvres qui le procurent, permet, comme l’automobile et la vitesse sur un autre plan, de partir à la découverte de soi-même.

Voir aussi les notices Voyage et La 628-E8.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Foucart, « Le Musée et la machine : l’expérience critique dans La 628-E8 », in Actes du colloque Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 269-280 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 190

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